Les conséquences diplomatiques de la stratégie de défense égyptienne

17 février 2022

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Le président égyptien al-Sissi et Angela Merkel au G7 2019. c : AP Photo/Markus Schreiber
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Les conséquences diplomatiques de la stratégie de défense égyptienne

par

Début décembre, peu de temps avant la fin de son mandat, Angela Merkel a discrètement scellé une vente d’armes avec l’Égypte pour un montant de plus de cinq milliards d’euros. Ce dernier contrat de l’ex-chancelière est l’un des nombreux exemples de la stratégie d’armement du régime égyptien. Il s’agit en effet de diversifier les alliances pour ne plus dépendre seulement des Américains. Un choix stratégique qui ne semble pas encore inquiéter Joe Biden. 

Depuis 2014, le président al Sissi modernise l’armée égyptienne. Cette politique vise à satisfaire les cercles militaires qui occupent une place disproportionnée dans l’administration. Le matériel des forces armées, obsolète, est en grande partie issu de l’ère soviétique. Mais il s’agit surtout de répondre à une inquiétude croissante face à un environnement régional de plus en plus hostile.

L’environnement stratégique égyptien

L’Égypte se sent encerclée. A l’Ouest, la Libye demeure particulièrement instable. Celle-ci entraîne des flux de trafics en tout genre vers le Soudan, l’Éthiopie et la mer Rouge via le désert occidental égyptien. Cette menace est accrue par le jeu d’influence de la Turquie et son soutien au gouvernement de Tripoli. Le Caire craint des mouvements de groupes armés à sa frontière occidentale et la propagation du terrorisme sur son sol[1].

Face à l’activisme turc en Libye, l’armée égyptienne avait mené en janvier 2020 des exercices à grande échelle afin de se montrer prête à intervenir. En juillet 2021, elle effectue un deuxième exercice, amphibie cette fois, afin de démontrer l’acquisition et la maîtrise d’un matériel de pointe. Les bâtiments de projection et de commandement (BPC) de classe Mistral français y sont ainsi exhibés. Cette démonstration de force était un message adressé à la Turquie avec qui les tensions s’exacerbent également sur la question de l’exploitation d’hydrocarbure en Méditerranée orientale.

Au Sud, l’Égypte est en conflit avec l’Éthiopie qui construit le plus grand barrage hydroélectrique du continent sur le Nil Bleu, ce qui menace gravement l’économie du pays. Au Levant, bien que les relations soient apaisées et la coopération effective sur plusieurs plans, al Sissi s’inquiète du progrès technologique croissant d’Israël. Enfin, à l’Est l’armée tente de pérenniser la pacification du Sinaï, ce qui mobilise au minimum 42 000 hommes[2].

À lire également

Nouveau Numéro : Nucléaire l’atome, futur des armées et de l’énergie ?

Le choix de la diversité

Le Caire a fait le choix de diversifier ses sources d’approvisionnement en armement en se tournant vers la Russie et la France. Cette stratégie est la conséquence de la politique américaine.

En 2014, la prise de pouvoir d’al Sissi et la féroce répression des frères musulmans décident Barack Obama de geler les ventes en cours pour deux ans. Or, les États-Unis étaient depuis 1979 le partenaire privilégié de l’Égypte, avec une aide militaire de 1,3 milliard $ par an, faisant du Caire le deuxième bénéficiaire derrière Israël[3]. Preuve de ce lien fort, l’Égypte fut le premier pays arabe à acheter des F-16. En outre, une grande partie du matériel moderne de l’Égypte est américain, avec notamment 200 F-16 sur ses 580 avions de combat. Ou encore 1 100 tanks Abrams, soit un peu moins de la moitié de ses tanks disponibles[4].

Comprenant le danger d’une dépendance envers les Américains, Sissi fait donc le choix de la diversification. Une stratégie similaire à celle menée par les Émirats arabes unis, l’un des plus importants partenaires et bailleurs de fonds du régime. Une opportunité de taille pour les autres puissances exportatrices, car l’Égypte représente 5.8% des exportations mondiales en armement ; avec une augmentation de 136% de ses importations entre 2011 et 2020[5].

Cette diversification de l’approvisionnement s’est faite au profit de la Russie et de la France. Le dernier contrat important remporté par les États-Unis remonte à 2010 avec la vente de 20 F-16 CS. En comparaison la Russie a vendu une quarantaine d’hélicoptères d’attaque Ka-52 et la France 30 Rafales. Sous le président Morsi, les États-Unis représentaient 47% du marché. Celui-ci est aujourd’hui partagé entre la Russie (41%) et la France (26%). Mais cette diversification s’est faite tous azimuts, puisque les Allemands, les Italiens et les Chinois ont également pu infiltrer ce marché. Cette modernisation de l’armée égyptienne offre ainsi une grande diversité d’appels d’offres.  Ce qui entraîne une concurrence importante.

Face à la menace turque en Méditerranée orientale, l’Égypte accentue particulièrement sa capacité de projection amphibie. Alors que la France a déjà fourni deux BPC Mistrals, l’Allemagne devrait livrer trois nouvelles frégates. Par ailleurs, la marine égyptienne envisagerait d’acquérir une vingtaine de navires-patrouilleurs et six corvettes supplémentaires, en insistant sur des transferts de technologie et les partenariats industriels. Dans le domaine aérien, l’armée égyptienne semble vouloir développer ses capacités en acquérant davantage de drones. Cette modernisation est cependant un véritable défi pour l’armée égyptienne qui doit maintenir un équilibre entre les différentes procédures de formation et de maintenance des plateformes américaines, russes, françaises, etc..

Le renouveau du partenariat avec la Russie

La stratégie de défense égyptienne reflète le retour de la politique non alignée du colonel Nasser (1954-1970) sous la guerre froide. L’URSS était alors un partenaire majeur du pays, fournissant une aide militaire massive et aidant à le moderniser.

Outre le gigantesque barrage hydraulique d’Assouan construit avec l’aide des Soviétiques, 97 autres projets industriels de grande ampleur ont été accomplis. Le mémorial de l’amitié à Assouan est le témoin de l’ancienne proximité des deux peuples. C’est le président Anouar el Sadate (1970 -1981) qui mit fin à ce partenariat. Après les accords de Camp David, il fait le choix de l’apaisement et se tourne vers les États-Unis. En 2014, la prise de pouvoir du Maréchal Al-Sissi permit le renouveau du partenariat russo-égyptien. Son arrivée est mal vue par l’Occident, il est donc en recherche d’une légitimité.

Dans le même temps, à la suite de l’annexion de la Crimée, la Russie est isolée. Sissi et Poutine partagent la même perception du pouvoir et des rapports de force ; en cinq ans, ils se sont déjà rencontrés huit fois. Contrairement aux Américains qui conditionnent leur aide militaire au respect des droits de l’homme, la Russie ne s’embarrasse pas de scrupules. Emmanuel Macron a lui aussi adopté la même posture. Il déclarait ainsi lors de la visite officielle du président égyptien le 7 décembre 2020, « La France ne conditionnera pas aux droits de l’homme sa coopération en matière de défense avec l’Égypte, car une telle politique affaiblirait Le Caire dans la lutte contre le terrorisme ». Comme une réponse aux critiques des ONG, telle Amnesty International, il rajoute « Il est plus efficace d’avoir une politique de dialogue exigeant qu’une politique de boycott qui viendrait réduire l’efficacité d’un de nos partenaires dans la lutte contre le terrorisme et pour la stabilité régionale ».

C’est sur la question libyenne que les intérêts russes et égyptiens convergent principalement. Le Caire et Moscou soutiennent tous deux le maréchal Haftar et refusent la légitimité du gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli, proche des frères musulmans et soutenu par la Turquie. La Russie utilise ainsi l’Égypte comme point d’ancrage stratégique. Depuis 2017, des forces spéciales et des drones russes auraient accès aux bases de Sidi Barrani et Marsa Matrouh à 200km de la frontière libyenne[6].

Cette coopération s’est également exprimée par un exercice maritime conjoint organisé début décembre au large de l’Égypte[7]. Mais la coopération est également économique, l’Égypte est aujourd’hui le partenaire le plus important de la Russie en Afrique du Nord. Les relations commerciales sont ainsi passées de 2.8 milliards de dollars en 2011 à 8 milliards en 2018, avec plusieurs contrats énergétiques importants. Gazprom a ainsi obtenu de fournir le pays en gaz de 2015 à 2020. En outre, en mai 2018 un accord commercial permet à la Russie d’installer 451 entreprises dans le pays, ce qui ouvre une porte d’entrée vers le marché africain.

À lire également

Livre. Aux pays de l’or noir : Une histoire arabe du pétrole

L’opportunité française

Les Égyptiens n’ont pas oublié qu’en 1956 les Français sautaient au côté des Britanniques sur le canal de Suez pour s’opposer à sa nationalisation. La nouvelle politique d’armement égyptienne a permis à la France d’entrer dans un marché où elle a toujours été minoritaire. Comme pour la Russie, c’est pour elle une opportunité stratégique de renforcer sa position dans la région. Car l’Égypte est un pôle important de stabilité, sans compter son influence culturelle et historique considérable.

Le maréchal Sissi, en prenant le pouvoir, a permis de nettoyer le pays des frères musulmans dont la gestion du pouvoir était catastrophique. Sur le plan sécuritaire, il a également réussi à éradiquer le terrorisme au Sinaï. Par ailleurs, l’Égypte converge avec la France sur plusieurs dossiers comme le dossier libyen ou encore son appui face à la Turquie en Méditerranée orientale. Or, la France participe activement avec l’OTAN à la surveillance de cette zone. C’est dans ce cadre que Le Courbet a été victime d’une manœuvre agressive de la part de la Turquie, qui transportait des armes pour la Libye en dépit de l’embargo international. C’est ce qui explique la volonté de la France de recapitaliser la marine et l’aviation égyptienne.

Par la même occasion, le président Macron espère également obtenir davantage de contrats civils. Comme le disait Sébastien Laye de l’Institut Thomas More à l’Opinion en 2019, « En épaulant Al-Sissi dans sa remise sur pied d’une Égypte forte à l’économie diversifiée, on réduit mécaniquement cette menace [le terrorisme], en asséchant le terreau où elle prospère »[8]. Avec une population très jeune et dynamique de 100 millions d’habitants, et une croissance de 9%, l’Égypte représente un marché très prometteur. Ces cinq dernières années, la France a réussi à se classer au 6e rang des investisseurs étrangers, derrière le Royaume-Uni, les États-Unis, les Émirats arabes unis, la Belgique et l’Arabie saoudite. Le Caire est ainsi devenu le premier client de la France au Proche-Orient et le deuxième importateur d’armes françaises.

Washington peine à mesurer les conséquences

Cette situation n’inquiète pas outre mesure Washington. Un rapport du Sénat assurait ainsi en septembre dernier que « Les relations entre militaires restent l’épine dorsale des relations bilatérales ». Cela s’observerait par la place des États-Unis dans les relations commerciales, en effet « les investissements directs étrangers (IDE) américains en Égypte s’élevaient à 1,37 milliard de dollars en 2019 (dernières données disponibles), ce qui fait des États-Unis le troisième investisseur étranger en Égypte, derrière le Royaume-Uni et la Belgique. ». Cependant, d’autres ne sont pas aussi rassurants.

Bradley Bowman, du think thank néo-conservateur Foundation for Defense of Democraties alertait dans un récent article sur le danger que ferait peser la Russie, et la France sur le partenariat égyptien, vital pour les intérêts américains au Moyen-Orient. Dès le début de son article, il rappelle que la France est certes membre de l’OTAN, mais également un compétiteur économique. Or, si la Russie et la France « continuent à supplanter les États-Unis sur le marché égyptien de l’armement, l’influence de Washington au Caire pourrait diminuer. Cela porterait atteinte aux intérêts fondamentaux de la sécurité nationale des États-Unis. »[9].

L’Égypte contrôle le canal de Suez, l’un des passages clefs du trafic maritime international. Depuis les années 1970, les États-Unis disposent d’un privilège que d’autres puissances lui jalousent volontiers. En effet, la Navy bénéficie d’un accès préférentiel et prioritaire aux entrées du canal[10]. Un éloignement de l’Égypte, et la place grandissante de la Russie et de la France dans la stratégie du pays, pourrait à terme remettre en cause ce droit de passage si avantageux. Bradley Bowman encourage donc le gouvernement américain à reprendre la main sur ces relations avec le président Sissi, quitte à être moins regardant sur le respect des droits de l’homme.

Dans un environnement régional de plus en plus hostile, l’Égypte renoue avec l’indépendance stratégique. Pour ce faire, elle a créé, ou relancé, des partenariats stratégiques avec des puissances capables de lui offrir un matériel militaire de pointe sans contrepartie idéologique lourde (démocratie, droits de l’homme, etc.). La stabilité et la fiabilité de l’armée égyptienne, et le positionnement géographique avantageux du pays en font un acteur incontournable du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Il n’est pas exclu que la place croissante de la Russie, ou encore de la Chine dans les années à venir ne vienne remettre en cause les liens privilégiés dont disposent les États-Unis avec le pays. Une conséquence qui pourrait s’avérer funeste pour la stratégie américaine. La France quant à elle a tout intérêt à approfondir ses liens, sans se laisser distancer par la Russie ni céder au chantage des ONG qui appellent à boycotter l’Égypte au nom des droits de l’homme.

À lire également

Illusion et désillusion d’une Grande Syrie arabe

[1] Military Balance 2021.

[2] 16% des effectifs.
https://www.jpost.com/breaking-news/senior-idf-officials-meet-with-egyptian-counterparts-684333

[3] https://www.reuters.com/article/us-egypt-usa-aid-idUSKCN0T22E520151113

[4] Military Balance 2021.

[5] SIPRI 2020.

[6] https://www.reuters.com/article/us-usa-russia-libya-exclusive-idUSKBN16K2RY

[7] https://fr.sputniknews.com/20211202/apres-la-mer-noire-la-russie-et-legypte-participent-a-un-exercice-naval-conjoint-en-mediterranee–1053760963.html

[8] https://www.lopinion.fr/international/france-egypte-des-relations-saines-la-tribune-de-sebastien-laye

[9]https://www.defensenews.com/opinion/commentary/2021/05/25/egypts-transition-away-from-american-weapons-is-a-national-security-issue/

[10] https://www.liberation.fr/planete/2013/08/19/en-egypte-un-porte-avions-americain-passe-le-canal-de-suez-malgre-les-tensions_925620/?fbclid=IwAR0c3nhF58-RnilBYc6CZuPayhTwGpqK6Ygd7dieiW4vNIk22cRFOW8N-J8

À propos de l’auteur
Baudouin de Petiville

Baudouin de Petiville

La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest