Les rivages de la guerre

28 octobre 2021

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Recep Tayyip Erdogan et Mahmoud Abbas, président palestinien, passent en revue la garde d'honneur à Ankara, juillet 2023.(Riza Ozel/Dia Images via AP)/FS101/23206633816662/TURKEY OUT/2307251945
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Les rivages de la guerre

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La dérive irrédentiste turque a atteint un tel niveau que la possibilité d’un conflit armé en mer Égée doit désormais être sérieusement envisagée, et ce non plus uniquement dans le cadre de la politique de défense hellénique[i] comme c’est actuellement le cas, ni dans celui de l’OTAN qui a déjà largement fait démonstration de son impéritie en la matière, mais dans le cadre de la politique de sécurité et de défense de l’Union européenne (UE).

La Turquie a acquis au cours de la dernière décennie et mis en œuvre à plusieurs reprises depuis 2016 une plateforme capacitaire de projection de forces au-delà de ses frontières dans un large spectre, allant du conseil opérationnel et de l’aide militaire aux opérations combinées, multi-domaines, et peut-être interarmées[ii].

Plateforme

Cette mutation radicale dans le rôle et les capacités des forces armées turques accompagne « en Turquie et hors de Turquie »[iii] les tendances préoccupantes d’Ankara au cours de la décennie écoulée, notamment en matière de politique étrangère. La Turquie dispose indubitablement d’un outil militaire performant qui lui permet de mener, à proximité de ses bases, des opérations offensives d’envergure. Dans l’hypothèse où le pays décidait de déclencher les hostilités avec la Grèce, ce serait très probablement en mer Égée, un théâtre purement bilatéral – à la différence de la Méditerranée orientale où un début de conflit armé ne manquerait pas de provoquer immédiatement de très vives réactions de la part de nombreux acteurs, au premier rang desquels les États-Unis, chef de file de l’OTAN, et la Russie, avec qui la Turquie n’a aucun intérêt à se fâcher, eu égard à leur complicité syrienne.

La possibilité d’une île

Le prétexte (pourquoi ?) du déclenchement des hostilités est d’ores et déjà connu.

Il relèverait du « contentieux et des différends égéens », qui s’inscrivent dans la problématique plus vaste du conflit helléno-turc[iv]. Il prendrait probablement la forme d’une opération menée en réaction à « une inqualifiable agression »[v]. Limitée dans le temps à quelques jours, deux à trois semaines tout au plus, et dans l’espace à une « portion de terrain » restreinte (vraisemblablement à quelques îlots déserts, au maximum une ou deux îles habitées, dont le statut serait ensuite négociable et permettrait de faire preuve de bonne volonté à moindres frais), cette offensive aurait d’autant plus de chance de succès que l’on assiste, depuis le milieu des années 2000 à un décrochement de la Grèce dans l’équilibre des forces en mer Égée.

La défense grecque dans un tel scénario serait très largement tributaire de sa capacité à créer et à conserver la suprématie locale, notamment aérienne, pendant des phases d’opération déterminantes. L’acquisition de S-400 (et peut-être de Su-35 et Su-57) par « l’État-voyou de l’OTAN »[vi] , celle de Rafales (et peut-être de frégates de défense et d’intervention) par la Grèce, démontrent que les analyses des états-majors des deux pays concordent sur ce point.

En tout état de cause, Athènes ne sera en aucun cas en capacité ni d’empêcher les forces armées turques de saisir une portion de la « mer des îles »[vii], ni a fortiori de la reconquérir.

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La carte et le territoire

Le motif d’une telle agression (pour quoi ?) doit être analysé sous deux aspects distincts : « pour quelle cause » et « dans quel but » ? La nécessité de cette distinction s’éclaire d’elle-même dès lors qu’elle est mise en perspective avec l’attitude de la Turquie en mer Égée au cours des sept décennies passées. À partir du milieu des années 1950, en réaction aux tensions qui se faisaient de plus en plus vives à Chypre, la Turquie a consciencieusement « monté[viii] » un contentieux égéen, suscitant les différends afin de créer un théâtre secondaire, un espace de diversion, une « affaire dans l’affaire ». Depuis l’invasion de Chypre, la Turquie n’a eu de cesse de multiplier les arguties juridiques – les affaires dans l’affaire de l’affaire[ix].

Ce fut successivement et cumulativement au sujet :

– de la militarisation de certaines îles grecques[x],

– des délimitations de l’espace aérien grec[xi],

– de celles des eaux territoriales grecques[xii],

– de celles de la Flight Information Region d’Athènes,

– de celles des plateaux continentaux, puis

– de prétendues « zones grises »,

– et d’îlots revendiqués par la Turquie – pour lesquels les deux pays manquèrent de se faire la guerre en 1987 et 1996. Au fil du temps, les prétentions de circonstance émises par la Turquie en mer Égée, de plus en plus révisionnistes en ce qui concerne les traités[xiii] et abusives au regard des conventions internationales[xiv], ont fini par prendre la forme d’une doctrine : « Mavi Vatan », la Patrie Bleue, concept né de la complicité des amiraux Yaycı et Gürdeniz et adoptée ouvertement (mais non officiellement) par Ankara.

Voilà pour quelle cause : la Turquie se rêve à présent en « Patrie Bleue ».

Le sens du combat

Que la Turquie se rêve en « Patrie Bleue », c’est son droit le plus strict. Ses revendications exorbitantes ne sauraient cependant être satisfaites dans le respect du droit[xv].

Malheureusement, la conception des relations internationales en vigueur en Ankara depuis une dizaine d’années laisse craindre que cette nuance ne suffise pas à dissuader les tenants de cette doctrine de lui donner un début de réalisation concrète. Le précédent chypriote a d’ailleurs démontré que l’on pouvait très bien résoudre unilatéralement, à coups de divisions aéroportées et de bombardements, des différends juridiques complexes sans en subir de conséquences graves.

La Turquie a pu observer les anodines sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie pour l’annexion de la Crimée. Celles appliquées à l’encontre de la Turquie elles-mêmes à la suite des provocations répétées de l’année 2020 n’auront rien fait pour changer cette analyse[xvi].

Rester vivant

Quant à savoir dans quel but, la réponse la plus probable serait celle d’un motif de politique intérieure. Bien des précédents montrent qu’on a pu déclencher des guerres pour les motifs les plus futiles : un coup de chasse-mouche, un flacon de farine[xvii] y ont parfois suffi. L’objectif étant le plus souvent de redorer le blason d’un pouvoir en perte de légitimité, comme ce fut justement le cas avec la tentative de coup d’État fomentée par la junte militaire grecque à Chypre en 1974.

Nous laisserons aux spécialistes de la politique intérieure turque le soin de déterminer si le gouvernement en place est en perte de légitimité, et serait susceptible de recourir à ce genre de procédé dans des circonstances favorables (incident bilatéral[1]) ou avant qu’elles ne deviennent adverses (élections, mouvements contestataires).

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Configuration du dernier rivage

En 1999, le Conseil européen sur l’élargissement de l’UE donnait cinq ans aux pays candidats pour régler leurs différends frontaliers, à défaut de quoi ils seraient tenus de les porter devant la Cour internationale de justice, ce que la Turquie a toujours refusé[xviii]. Ankara n’a par ailleurs rien fait pour régler ces différends. Au contraire, elle n’a eu de cesse de les renforcer, à tel point qu’en juin 2019 le Conseil de l’UE déclarait, et ce pour nombre d’autres motifs, que « les négociations d’adhésion avec la Turquie [étaient] par conséquent au point mort ». La Turquie retourne cependant en janvier 2021 à la table des négociations avec la Grèce, 61e round. Autant dire à quel point personne n’y croit plus, mais l’Europe suspend néanmoins la mise en œuvre des sanctions envisagées contre la Turquie « pour l’ensemble de son œuvre » en 2020, et notamment pour ses provocations répétées en mer Égée. Ankara continue cependant de développer et de diffuser ses thèses irrédentistes de plus en plus agressives, désormais synthétisées dans la doctrine de la Patrie Bleue. L’hypothèse d’un passage à l’acte ne peut plus, ne doit plus être ignorée.

Extension du domaine de la lutte

Il serait temps que l’Europe s’affirmât enfin dans cette affaire. Car ces îles, ces eaux territoriales, ces espaces maritimes que revendique la Turquie ne sont pas ceux de la Grèce seule : ils sont ceux de l’Union européenne. Belle occasion de donner enfin corps à une politique de défense européenne qui n’en finit jamais de se chercher. Puisque celle-ci se veut « complémentaire et non concurrente » de l’OTAN, et que le Traité de l’UE prévoit dans son article 42 alinéa 7 une clause de défense collective, que ne la met-on œuvre ici à titre dissuasif ?

L’Union européenne devrait s’inspirer de ce que fait l’OTAN pour rassurer ses pays membres exposés le plus directement à la menace russe et renforcer Frontex par une forte présence militaire qui dissuaderait la Turquie de continuer de se livrer à ces incessantes provocations.

Elles sont susceptibles de dégénérer à tout moment en un incident grave… qui fournirait à Ankara prétexte à déclencher les hostilités. Il est étonnant de constater que la mer Égée paraisse si lointaine et la Turquie si proche, vue de Berlin, Bruxelles ou Washington.

[1] La Turquie a démontré sa capacité de créer à volonté de tels incidents. La maîtrise des règles d’engagement des forces grecques pourrait soit être mise en défaut par une mauvaise appréciation de la situation soit dépassé par une succession de parades ripostes volontairement provoquées. Duels aériens et arraisonnements rugueux sont monnaie courant en mer Égée.

[i]Doctrine de la défense unifiée entre la Grèce et Chypre.

[ii]L’état-major général turc l’affirme ; les analystes restent partagés sur la question. Tous conviennent néanmoins que la Turquie en détient désormais les moyens, et qu’il ne manque plus à ses forces armées pour lever les doutes à ce sujet que de l’entraînement et de l’expérience.

[iii]Yurtta sulh, Cihanda sulh (« paix à la maison, paix dans le monde »), devise de la politique étrangère turque.

[iv]M. Gilles Bertrand en livre une analyse exhaustive dans son ouvrage remarquable : « Le conflit helléno-turc : La confrontation des deux nationalismes à l’aube du XXIe siècle », Institut français d’études anatoliennes, 2003.

[v]  La Turquie a démontré sa capacité de créer à volonté de tels incidents. La maîtrise des règles d’engagement des forces grecques pourrait soit être mise en défaut par une mauvaise appréciation de la situation soit dépassé par une succession de parades ripostes volontairement provoquées. Duels aériens et arraisonnements rugueux sont monnaie courant en mer Égée.

[vi] Expression employée dès 2018 par Mme Dorothée Schmid, spécialiste de la Turquie à l’Institut français des relations internationales (IFRI).

[vii]Avant d’en adopter le nom grec, Ege Denizi, c’est sous ce vocable d’Adalar Denizi que les peuplades turciques arrivées sur les rivages ioniens à la fin du premier millénaire désignaient la mer Égée. M. le Président Erdoğan a récemment utilisé ce terme lui-même à plusieurs reprises, tout comme l’amiral Yaycı qui le fait figurer sur la carte illustrant sa doctrine. Certes il y a bien des gens qui appellent la Manche « English Channel ».

[viii]« A présent, aufziehen [monter] exprimait un acte parfaitement sincère, et lorsque le gouvernement rendit compte de la propagande qui avait précédé le référendum sur la Sarre, il parla d’une « action grandement montée » ». Victor Kelmperer, in « LTI, la langue du IIIe Reich », Albin Michel, 1996, p. 78.

[ix]« Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien ». (Théorème dit « de Pasqua »).

[x]Un peu par la junte grecque, en violation flagrante du traité de Lausanne, et beaucoup par la République hellénique après l’invasion de Chypre. Néanmoins Ankara est bien consciente que ces bases n’ont qu’une vocation défensive : selon l’amiral Cem Gürdeniz « la Grèce seule ne pourra jamais, jamais je le répète, ne pourra même pas penser à lutter contre la Turquie ».

(https://legrandcontinent.eu/fr/2020/10/26/cem-gurdeniz-geopolitique-maritime-turque/, consulté le 11 mars 2020). L’auteur incite vivement le lecteur à lire cette entrevue dans laquelle l’Amiral expose une Weltanschauung exclusivement turco-centrée.

[xi]De dix milles nautiques (NM), qu’Ankara n’a jamais contestées entre 1931, date à laquelle elles lui furent communiquées, et 1974. Elle aurait pu les contester dès 1958 au titre de la Convention de Genève sur la mer territoriale et la zone contiguë, quoi qu’elle ne l’eût pas signée.

[xii]Maintenues par la Grèce à 6 NM en mer Égée, alors que la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) autorise leur extension à 12 NM. L’Assemblée nationale turque a émis le 8 juin 1995 une résolution accordant au gouvernement turc « toutes les compétences et ad infinitum pour déclarer la guerre à la Grèce et pour recourir à des moyens militaires si cette dernière étendait sa mer territoriale à plus de 6 NM ».

[xiii]« La querelle s’est élargie lorsque les Turcs ont fait valoir que les traités […] ne citaient pas nommément plus d’un millier d’îlots inhabités que la Turquie était donc en mesure de revendiquer ». Michel Sivignon,  « La Grèce devant l’adhésion de la Turquie »,  Hérodote, n°118 (2005/3, p. 82-106).

[xiv]« Bien que la Turquie ne soit signataire ni de la Convention de Genève de 1958, ni de la CNUDM, […] [elle] a cependant adopté certaines dispositions de la CNUDM de 1982. […] La Turquie jouit des droits et use des prérogatives que définit la CNUDM de 1982 qui protègent les intérêts de la Turquie. La Turquie a activement participé aux travaux préparatoires de la Convention mais a voté contre en 1982 à cause […] des dispositions contraignantes et qui définissent des procédures obligatoires », amiral Cihat Yaycı, chef d’état-major de la marine nationale turque, le  4 septembre 2020.

(https://fr.sputniknews.com/amp/international/202009041044373854-comment-la-turquie-peut-elle-appliquer-sa-doctrine-navale-en-mer-egee-interview-exclusive-dun/, consulté le 11 mars 2020).

[xv]La Turquie refuse de porter le différend devant la Cour internationale de justice comme le permet le droit international et l’exige, sans grande vigueur, le Conseil européen.

[xvi]Fin mars 2021, ces sanctions se limitaient à deux responsables de la Turkish Petroleum Corporation (TPAO), interdits de visas et dont les avoirs dans l’UE ont été gelés.

[xvii]Expédition d’Alger, 1830. Deuxième guerre du Golfe, 2003.

[xviii] L’arbitrage de la Cour, qui pourrait lui être favorable sur certains points, notamment au sujet de Castellorizo, lui serait en revanche très défavorable en mer Égée et au sujet des eaux chypriotes.

À propos de l’auteur
Pierre Bénizeau

Pierre Bénizeau

Pierre Bénizeau est officier de l’armée de Terre. Il a vécu sept ans en Grèce et trois ans en Turquie. Titulaire d’un mastère en droit (université de Toulon), dont le mémoire portait sur « la politique de défense de la Grèce », il est doctorant en défense et sécurité.
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