Entretien avec Rafaâ Tabib : la Libye face au chaos

13 août 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : TRIPOLI, Feb. 29, 2020 (Xinhua) -- A fighter of the UN-backed Government of National Accord (GNA) takes cover during clashes with east-based Libyan National Army (LNA) forces in Ain Zara frontline in Tripoli, Libya, on Feb. 29, 2020. The east-based army under General Khalifa Haftar has been leading a military campaign since April 2019 in and around Tripoli, attempting to take over the city and topple the GNA. (Photo by Amru Salahuddien/Xinhua) - Pan Xiaojing -//CHINENOUVELLE_XxjpbeE007571_20200229_PEPFN0A001/2003011128/Credit:CHINE NOUVELLE/SIPA/2003011130
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Entretien avec Rafaâ Tabib : la Libye face au chaos

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L’offensive turque en Libye a rebattu les cartes et modifié les rapports de force dans le pays et en Méditerranée orientale. Entretien avec Rafaâ Tabib pour comprendre l’actualité de ce conflit.

 

Rafaâ Tabib est Maître de Conférence à l’Université de La Manouba (Tunisie). Propos recueillis par Thomas Stemler.

Conflits : Dans quelle mesure l’équilibre du conflit a-t-il été modifié par la retraite des troupes du maréchal Haftar devant Tripoli ?

Rafaâ TABIB : L’armée conduite par le Maréchal Haftar était dans Tripoli et ses unités avaient pris position dans les quartiers de la Capitale à Hadhba, Bouslim et Fernaj. Cette situation a été confirmée par Khaloussi Akar, le ministre de la défense turc qui a déclaré que Tripoli « allait tomber aux mains de Haftar et sa situation était désespérée et c’est notre armée qui l’avait sauvée ». Alors que le Gouvernement de Sarraj accélérait le déploiement des mercenaires syriens, le commandement de l’armée de Haftar n’avait pas évalué les risques de changement dans les rapports de force et utilisait les mêmes tactiques sur le terrain. Les frappes de drones de fabrication turque Bayraqtar et le recours aux blindés ainsi qu’à l’artillerie précise ont permis aux troupes dépêchées par Erdogan de reprendre l’initiative et de repousser les unités de l’armée de Haftar vers les périphéries sud de la capitale. Cependant, le retrait spectaculaire de l’armée n’est pas « proportionnel » aux revers subis, mais semble être une décision prise à la suite d’une concertation politique entre Haftar et ses alliés régionaux et internationaux. En abandonnant des villes et des tribus qui lui avaient prêté allégeance, Haftar a suscité un profond désarroi au sein même de son camp. Une partie de ses forces déployées dans la Tripolitaine s’est résignée à l’idée que la partition du pays entre d’une part, une région est riche et prospère sous le protectorat égyptien et une zone ouest sans grandes ressources occupée par des forces turques.

Par ce retrait, Haftar a préféré garder intactes ses forces en vue de la protection de son territoire à l’est et surtout le croissant pétrolier.

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Dans votre article sur la Libye paru chez Conflits il y a un an, vous mettiez l’accent sur les groupes locaux aux allégeances changeantes, les différentes factions non-alignées prêtes à rejoindre le plus offrant. Le ralliement massif de ces groupes à l’une ou l’autre des parties pourrait-il renverser l’équilibre du conflit ?

Dans une perspective de partition de facto du pays, les factions considérées comme « versatiles », dont une grande partie est d’obédience tribale, évaluent les rapports de force dans leurs régions respectives et choisissent de rejoindre un camp ou une alliance. Cette attitude est très perceptible dans le Fezzan, région largement acquise à Haftar, mais dont les tribus puissamment armées, désirent garder le contrôle des champs pétroliers et gaziers ainsi que les réseaux de trafics transfrontaliers. Cette région méridionale du pays est aussi un terrain de concurrence entre les acteurs internationaux du conflit et principalement entre leurs agences de renseignement respectives.

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La partie qui assurerait aux factions du Fezzan un accès privilégié aux ressources locales et accepterait une forme spécifique de gestion autonome de la région dans le cadre du fédéralisme ou d’un système fondé sur une profonde décentralisation, serait assurée d’un large soutien de la part des factions du sud et principalement, les Toubous, les Touaregs et l’alliance des Khoutt El Jedd, les tribus loyales à l’héritage de la Jamahiriya.

 

On a beaucoup parlé dans la presse française des mercenaires russes du groupe Wagner arrivés en Libye. Le rôle de Moscou semble plutôt trouble : le Kremlin peut-il répéter en Libye l’action décisive qu’il a mené en Syrie ?

Les Russes sont présents par procuration en Libye, principalement dans la région de Syrte et dans sa base aérienne de Gardhabiya ainsi qu’à Joffra où les pilotes des avions de chasse ont été déployés depuis le printemps 2020. Cependant, les Russes sont loin d’être dupes et d’imaginer Haftar comme une réplique de Bchar Al Assad. La Libye a certes une importance stratégique pour les Russes, mais elle ne peut égaler celle de la Syrie. Mais, les stratèges russes sont conscients que l’intervention turque est loin d’être une initiative d’Erdogan mue par son désir de porter secours aux « descendants du Califat ottoman de Libye ». Ils savent pertinemment que la stratégie de l’OTAN, ou du moins d’une partie de cette alliance, prévoit une présence à long terme dans ce pays et le déploiement de toute une série d’actions dans la région du Sahara – Sahel – Méditerranée du sud à partir de la Libye. De même, les Russes perçoivent la versatilité des alliances chez les Américains et notamment, la manière avec laquelle Trump et son administration ont « lâché » Haftar pour s’aligner à la position turque. Ces constats ainsi que la capacité de réaction rapide des outils informels d’intervention des Russes constituent leur aire d’action et d’édification d’alliances avec l’armée libyenne dans certaines régions et pour des objectifs précis.

 

L’autre grand acteur régional impliqué dans le conflit c’est bien-sûr la Turquie. La récente attaque de la nuit du 4 juillet contre les installations turques de la base aérienne de Watiya met en lumière le prix qu’Ankara risque de payer dans le bourbier libyen. Jusqu’où ira la détermination d’Erdogan ?

La Libye est un pays vaste, complexe et surtout susceptible de permettre des interventions multiformes pour une diversité d’acteurs. L’Histoire de la présence ottomane dans ce pays a été émaillée, tout au long des trois siècles qu’elle a duré, d’une série de déboires, de défaites militaires face aux tribus et de massacres de populations. L’attaque de la base fraîchement conquise d’Al Watiya a illustré la complexité géostratégique de cette partie de la Libye, située aux confins sahariens de la Tunisie et surtout de l’Algérie. Mais cette attaque ne fut pas la seule, car des actions de guérilla ciblant des groupes de mercenaires syriens sont devenues quotidiennes et les convois armés turcs se dirigeant vers Syrte ou Al Joffra font l’objet d’attaques. Cependant, le défi principal des turcs est aujourd’hui de parvenir au maintien d’un minimum de cohésion entre les milices qui constituent les troupes du gouvernement Sarraj. Ces factions armées qui s’adonnent à des actions de prédation des ressources, de trafics et de rapine, n’hésitent pas à recourir aux armés pour régler leurs conflits.

La Turquie serait amenée à « gérer » des milices ayant des ancrages tribaux et territoriaux et dotés souvent d’un trésor de guerre très important, donc, difficilement contrôlables.

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Il importe aussi de préciser qu’Erdogan ne mène pas « sa » guerre et qu’il est tenu de respecter certaines frontières d’action fixées avec l’allié américain, dont les objectifs ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui animent le président turc. Les atermoiements face à l’imbroglio stratégique de Syrte et le raidissement des positions égyptiennes soutenues par une large alliance arabe et européenne témoignent des limites de la liberté d’action d’Erdogan.

 

Peut-être moins directement impliqués dans le conflit armé, les pays limitrophes de la Libye subissent pourtant de plein fouet le chaos provoqué par l’instabilité de leur voisin. Quelles réponses doivent apporter ces pays, et notamment le vôtre, la Tunisie à cette situation qui ne fait qu’empirer ?

La Tunisie a subi de plein fouet la guerre en Libye. Les échanges avec le voisin du sud ont été réduits à leur minimum, les emplois sont devenus rares et les entreprises tunisiennes qui étaient nombreuses et très actives en Libye ont du, au mieux, fermer, la plupart ayant été pillées ou brûlées. Mais ce n’est pas l’économique ou le social qui constitue l’aspect le plus dangereux dans les effets induits de la guerre en Libye sur la Tunisie, c’est l’insertion du conflit idéologique de ce voisin sur le débat national qui présente le défi le plus pressant.

« Le conflit en Libye n’est pas une conséquence de dissensions internes, mais bien la conséquence des interventions étrangères »

En effet, l’affrontement entre les deux camps en Libye est parvenu à devenir un axe de débat passionné entre les partis politiques en Tunisie et les islamistes ont même déclaré être une partie prenante du conflit interne libyen en soutenant Sarraj dans sa guerre contre Haftar.  Cette position d’ingérence dans les affaires du voisin a suscité une levée de boucliers dans la presse et surtout dans l’hémicycle où le président du parlement, chef historique des islamistes du parti Nahdha a été conspué et soumis à une série de requêtes de la part même de ses alliés.

Sur le plan sécuritaire, la Tunisie autant que l’Algérie suivent de près la reconstitution d’un émirat islamique terroriste à Sabratha et dans la région située au nord de Ghadamès, grâce au redéploiement des éléments transférés par les Turcs. Des changements dans le commandement de la quatrième région militaire en Algérie et le renforcement du dispositif militaire tunisien  sur la frange frontalière avec la Libye sont actuellement les actions déclarées de la part des autorités dans les deux pays. Mais, des vagues de protestation à caractère social se multiplient dans les zones proches de la Libye aussi bien du côté tunisien qu’algérien annonçant un éventuel projet de déstabilisation de ce triangle stratégique où les connivences entre les terroristes, les contrebandiers et certains « leaders » des mouvements de protestation sont avérées.

 

Voyez-vous une sortie de crise possible en Libye ? Le pays bénéficierait-il plus d’un dialogue inter-libyen, libéré des ingérences étrangères ?  Ou, au contraire, est-ce à des pays tiers (au niveau régional ou mondial) de proposer un chemin vers la paix ?

Le conflit en Libye n’est pas, dans une large mesure, une conséquence de dissensions internes, mais bien la conséquence des interventions étrangères et de la volonté de certaines puissances régionales d’étendre leurs emprises sur un pays sans État après les évènements de 2011. Il serait donc inutile de croire en une solution négociée par les parties en conflit à l’écart des ingérences. L’intervention militaire turque, le débarquement de milliers de mercenaires syriens et le déploiement de factions étrangères sur le sol libyen ont contribué à réduire la marge d’autonomie des divers acteurs locaux, lesquels ne sont plus en mesure de négocier une quelconque sortie de crise sans l’aval de leurs protecteurs ou alliés respectifs.

L’Europe est appelée à jouer un rôle de premier plan dans le conflit libyen en unifiant d’abord la position de ses membres et ensuite, en imposant le désengagement turc dans le conflit. Tout effondrement de la situation sécuritaire en Libye ouvrira une brèche pour l’intensification des actes terroristes sur les deux bords de la Méditerranée et la multiplication sans précédent des passages clandestins vers l’Europe ainsi que l’éclosion de nouveaux foyers de conflits ethniques ou de sédition dans l’ensemble du Sahara – Sahel et au Maghreb.

À propos de l’auteur
Rafaâ Tabib

Rafaâ Tabib

Rafaâ Tabib est docteur en géopolitique. Il est Maître de Conférence à l’Université de La Manouba – Tunisie et expert auprès de l’ITES – Présidence de la République de Tunisie.
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