Dans une brillante analyse issue de sa thèse de doctorat, Jonathan Hassine étudie l’histoire de l’armée libanaise dans la période de la guerre civile. Un ouvrage essentiel pour comprendre le Liban et le Levant.
Alors que l’affaiblissement historique du Hezbollah libanais renforce par un jeu de vase communiquant le rôle de l’armée libanaise, cette étude socio historique vient combler un grand vide en retraçant l’histoire de cette institution dans le Liban en guerre et comment a-t-elle survécu aux successifs cataclysmes du Liban contemporain. Une étude magistrale issue d’une thèse de doctorat nous apprend que loin de s’être cantonnée à un rôle de gendarmerie et de maintien de l’ordre public, l’armée libanaise a été une actrice de l’interminable guerre civile.
Au cours de sa méticuleuse enquête de terrain, l’auteur a croisé des sources militaires, diplomatiques, orales et archivistiques. Il a mobilisé notamment des témoignages d’anciens officiers, des rapports internes du gouvernement libanais, des documents des Nations Unies, mais aussi des archives françaises et syriennes souvent inexploitées. En cela il est parvenu à dépasser deux conceptions qui saturent les analyses dur le Liban, l’idée d’un Etat complètement failli et l’omniprésence du confessionnalisme. Deux conceptions qui ont nourri le récit dominant qui tend à faire du Liban une exception dans les travaux sur l’Etat, l’économie politique et sur les mobilisations sociales au Maghreb et au Moyen Orient.
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Cette institution qui a connu des désertions des mutineries, ne s’est jamais réellement déchirée, même si deux commandements militaires ont cohabité en 1988 l’un à l’ouest l’autre à l’est de Beyrouth.
Une armée face à la nation
L’étude pourrait se diviser en trois parties, chacune éclairant une dimension spécifique du sujet.
Il y a d’abord l’idée reçue d’une fragmentation initiale de l’armée libanaise qui intervient lors de la guerre de deux ans (1975 -1976), première phase du conflit, où le commandement en chef (à majorité chrétienne) se serait heurté à aux officiers subalternes musulmans. L’auteur retrace la manière dont les combats initiaux entraînent une dislocation rapide de l’armée libanaise en fonction de lignes confessionnelles. Les soldats rejoignent pour beaucoup leurs « milices communautaires » respectives, provoquant une dissolution de fait de la chaîne de commandement.
Vient la seconde phase, celle des recompositions militaires en guerre (1977-1985). Cette partie est la plus riche en données empiriques. Hassine y montre comment plusieurs embryons d’armées concurrentes émergent : l’armée du Liban arabe à l’est, les Forces de sécurité intérieure restructurées à l’ouest, le rôle croissant de l’armée du Sud soutenue par Israël, et l’intervention syrienne.
Puis, la dernière phase de la guerre du Liban, celle de l’hypothèse de la refonte de l’Etat par l’armée, ou du moins un militaire (1986-1990). Dans cette dernière partie, l’auteur analyse les tentatives de reconstitution de l’armée par le général Michel Aoun, les implications de la guerre d’attrition entre l’armée régulière et les milices (notamment les Forces libanaises), et la façon dont le militaire devient le principal vecteur de restauration de l’autorité étatique dans les dernières années de la guerre.
D’où la facilité à laquelle elle a pu se reconstituer après-guerre, action menée avec succès par le commandant en chef de l’armée pour l’Ouest à partir de 1989 et de toute l’armée en 1990, le futur président Emile Lahoud, proche du Hezbollah et de la Syrie.
Le Liban et les armées arabes
L’auteur voit dans l’armée libanaise une institution qui s’inscrit dans le sillage des autres armées postcoloniales arabes, mais le contexte libanais l’a fait se heurter aux divisions de la société libanaise et à la mainmise de la Syrie et d’Israël sur le pays du Cèdre.
On notera avec intérêt à quelle enseigne les Etats-Unis ont participé à la restructuration et surtout à fournir l’équipement de l’armée libanaise aux pires heures de la guerre, et ce afin d’éviter que les milices soutenues par le camp socialiste ne l’emportent.
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Voici donc un livre magistral qui réhabilite le rôle de l’Etat libanais en guerre là où une lecture trop binaire opposerait milices et chaos à une absence totale d’Etat, qui n’a pourtant jamais failli au paiement des soldes des soldats. Une étude qui montre comment la militarisation des institutions libanaises a façonné durablement le Liban après les accords de Taëf de 1989 y compris dans ses logiques sécuritaires actuelles. J . Hassine a eu la bonne idée de proposer une typologie analytique qui s’applique pour d’autres conflits, à savoir l’Etat fragmenté, l’Etat – réseau, l’Etat-milice, grille de lecture bienvenue pour penser d’autres contextes de guerre civile dans le monde arabe, en Syrie, en Irak, en Libye, au Soudan…
On regrettera peut-être que le rôle de l’armée syrienne au Liban ne soit pas assez abordé pendant la période de 1976 à 2005, ni comment le lien entre guerre et économie de guerre, en particulier la manière dont les militaires ont pris part aux circuits économiques parallèles s’est opérée.
Mêlant politologie, histoire militaire, sociologie des institutions et théorie de l’État, Jonathan Hassine a écrit l’histoire de l’armée du Liban que l’on attendait en mettant en évidence les trajectoires de ses combattants tout comme l’endurance de l’institution.