Livres de la semaine – 15 juillet

15 juillet 2022

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Librairie Lello et Irmão à Porto, Portugal (c) Unsplash
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Livres de la semaine – 15 juillet

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Des voyages avec Kessel, des drames politiques avec l’Allemagne, des bâtiments novateurs avec l’architecte Gaudi, florilège des livres de la semaine. 

 

Le Lion Kessel

Cyrille Charpentier et Jörg Mailliet, Kessel, la naissance du Lion, Les Arènes BD, 208 p., 23,90 €.

 

Alors que ces œuvres paraissent dans l’illustre collection Pléiade, Joseph Kessel, ce héros charismatique, est salué par le neuvième art. Esquissant quelques bribes de la vie d’un parcours jonché d’aventures et d’engagement. On retrouve dans ce bel album un écho à Tardi (Adèle Blanc Sec) et surtout Hugo Pratt, comme l’attestent les parallèles avec Corto Maltese et le lieutenant Koinsky, héros romantiques désabusés que Jef (Kessel) aurait très bien pu croiser sur sa route. Les traits d’encres charismatiques, les silences tendus, les ambiances oniriques, gravité du présent… tout cela alimente la légende du grand reporter magnifié par le trait élégant rehaussé de couleurs profondes de Jörg Mailliet. Les férus d’histoire revivront des moments clés de l’histoire du XXe siècle à commencer par un épisode peu connu de la contre-révolution bolchévique avec l’expédition de Kessel à Vladivostok en 1919. Le héros retrouve ainsi ses souvenirs d’enfance, sa terre d’origine d’où les siens furent chassés par l’antisémitisme. Son engagement dans l’armée de l’air balbutiante pendant la Grande Guerre, son voyage épique aux États-Unis en 1918 sont magnifiquement narrés, tout comme son reportage sur l’esclavage en Abyssinie en compagnie de Henry de Monfreid, autre personnage d’aventure que Kessel avait magnifié dans son Fortune carrée. Le lecteur revit dans de superbes planches les reportages de Kessel sur la ligne de l’aéropostale Casablanca Dakar où l’aventurier grand reporter faillit y laisser la vie. Puis les auteurs nous plongent dans l’univers du Paris des années folles où Kessel a vécu sa bohème dans les bas-fonds de Pigalle, en compagnie de grands noms des lettres françaises, la plupart publiés chez Gallimard, son fidèle éditeur. On aurait aimé creuser chacune de ses séquences trop brièvement retracées. Elles nous laissent l’impression d’une série de bribes. Les plus frustrés pourront trouver leur bonheur avec les deux récents volumes de la Pléiade qui regroupent romans et récits du grand Jef.

Tigrane Yégavian

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Série d’été : grands reporters et voyageurs

Sagrada familia

Patrick Sbalchiero, Antoni Gaudi, l’architecte de Dieu, Artège, 18,90€.

Architecte mondialement connu pour sa production très originale, Antoni Gaudi est malgré cela un homme peu connu. Son œuvre, unique en son genre, constitue l’un des pôles d’attraction de Barcelone. Plus que l’artiste, Gaudi est un homme mystique, à la vie cachée. Promis à un avenir radieux, il refusa toujours les honneurs, se cantonnant chez lui avec ses outils géométriques et ses plans, mais aussi ses icônes. Cet homme à la foi inébranlable, parfois surnommé « l’architecte de Dieu », est en procès de béatification, ce qui ferait de lui le premier architecte laïc bienheureux.

L’historien Patrick Sbalchiero, spécialiste des expériences mystiques et des faits non élucidés, nous fait revivre les heures glorieuses de cet architecte hors du commun, mais nous fait aussi découvrir l’homme derrière l’artiste génial. Cette biographie, l’une des premières en français, sonde le mystère de ce génie, incompréhensible sans le cheminement intérieur de celui qui fut d’abord un jeune dandy avant de renoncer au tourbillon barcelonais. Sa vie sociale est simple, sans rebondissements ni péripéties. Une vie faite de solitude et d’ascétisme. Voué à être adulé et applaudi comme « le plus grand architecte du [tournant du XXe siècle] » selon Le Corbusier, il se tint de plus en plus à l’écart des mondanités, refusant d’être photographié, et finit même quasiment marginal. Ce qui permet à l’auteur de soulever de nombreuses questions : était-il un génie ou un fou ? Avait-il de sérieuses attaches dans la franc-maçonnerie ? Quels liens avait-il avec sa terre catalane ? À quoi ressemblait le quotidien de ce moine-architecte ?

Cet aventurier de Dieu avait une conception de l’art bien à lui : l’art selon Gaudi, c’est une bible ouverte, c’est une concrétisation de l’œuvre du ciel sur la terre. Grand représentant du modernisme, il ne remit jamais en cause les progrès scientifiques et l’essor économique de son époque. Amoureux de la liberté, mais non de son idéologisation, il est souvent considéré comme un conservateur. Sur les chantiers, les ouvriers le nomment « père ». Homme fidèle à ses racines culturelles et familiales, ne parlant que le catalan et non l’espagnol, il avait à cœur d’évangéliser la modernité. L’auteur l’explique : « Né à un tournant de l’histoire européenne, marqué par l’essor matériel de nos sociétés, au sein desquelles l’idée de progrès occupe une large place, il prolonge ces formes du passé en les synthétisant, en tirant le meilleur de ce qu’elles avaient et en rejetant ce qui lui semble inutile ou obsolète : un nain posé sur les épaules de ces géants que furent, comme il l’affirmait, les arts antique, médiéval et baroque. Fils du passé, il crée le présent pour inaugurer l’avenir ». Il n’était pas enfermé dans un style particulier, et par conséquent ne fait pas partie de l’histoire culturelle ou architecturale. Le style « gaudien » est trop particulier pour être associé à un quelconque mouvement culturel.

Auteur de la Sagrada Familia, il signe ses œuvres par des associations de couleurs chaudes, des courbes et des sculptures détaillées sans pareil. Sa production constitue en elle-même une réflexion sur l’art au service de la chrétienté.

Anarchie de Weimar

Alexis Lacroix, La République assassinée : Weimar 1922, Le Cerf, 2022, 15€

Le 24 juin 1922, il y a de cela cent ans, le ministre libéral et pacifiste Walter Rathenau est assassiné par un groupuscule d’extrême droite, en pleine rue, dans Berlin. Ce meurtre révolutionnaire marque le point de départ de dix années terribles, préludes du régime totalitaire légalement mis en place en janvier 1933. Pendant quinze ans, la république dite de Weimar doit faire face aux incessantes attaques des partisans de la croix gammée, restées impunies et tacitement assumées par la population. Malgré les avertissements et la clairvoyance de certains, la plupart des Allemands adhèrent à la destruction de l’État de droit et appellent de leurs vœux la dictature.

Le germaniste et historien des idées Alexis Lacroix nous explique la montée des périls et cette « marche à l’abîme », tournant dans l’histoire de l’Allemagne au début du XXe siècle. Sans compter les témoignages d’Allemands et d’Autrichiens contemporains des faits, il s’appuie sur les visions des philosophes, écrivains et observateurs de l’époque, comme Thomas Mann, Raymond Aron, Stefan Zweig, Joseph Roth, ou encore Hannah Arendt. Il raconte à travers ces pages comment s’est opéré le grand basculement de la civilisation européenne et son effondrement dans la barbarie.

Attribution pleine de sens, l’auteur dédie son ouvrage « à la mémoire de Raymond Aron qui a vu cette démocratie finir ». Il s’agit pour lui de comprendre les origines directes et indirectes de cet effondrement, l’importance de la responsabilité des politiques de l’époque, et le profit que les nationalismes en ont tiré pour monter en puissance. Il place aussi ces évènements charnières dans le contexte de l’Entre-deux-guerres, marqué par l’avènement des totalitarismes. À la lumière des théoriciens, il tente d’opérer un jeu de miroir entre la stratégie d’Hitler et l’impuissance du gouvernement, jusqu’à la victoire fatale et inévitable du nazisme.

Enfin, ce récit entraîne aussi une réflexion approfondie sur l’avenir des démocraties, et sonne comme un avertissement pour nos démocraties européennes contemporaines.

Rathenau voyait dans la république de Weimar « l’unité de l’État et de la culture ». Mais Lacroix démontre les faiblesses et les défauts de cette formule, expliquant qu’il ne s’agit pas d’une démocratie populaire, mais bourgeoise. L’Allemagne est pour la première fois dotée d’un État de droit, mais encore proche de la vision des Lumières. Ainsi, les assassins refusaient de voir une compatibilité entre l’âme allemande et la démocratie parlementaire. Le futur courant nazi en appellera au peuple contre la démocratie.

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Défaite allemande

Gerd Krumeich, L’impensable défaite : l’Allemagne déchirée, 1918-1933, Alpha, 2022, 10€

Le 11 novembre 1918 à 11 heures, l’Allemagne signe l’armistice de la Grande Guerre avec la France, un cessez-le-feu qui intervient de manière presque naturelle dans le cours des dernières semaines de la guerre, alors qu’elle n’a perdu aucune bataille décisive. La fin des combats précède de quelques mois le traité de Versailles, « le coup de poignard dans le dos » qui contraint les Allemands à endosser légalement toute la responsabilité de la guerre.

La République de Weimar hérite alors, dès 1919, de cette funeste fin de la « der des der », et ne sut, au fond, jamais vraiment s’affranchir du traumatisme de cette cuisante défaite. Cette malheureuse issue est d’ailleurs à l’origine de la profonde crise politique et sociale qui marque l’Allemagne de l’Entre-deux-guerres, une crise faite de clivages politiques profonde et d’une indigeste amertume. En janvier 1933, Hitler gagne en incarnant le souhait populaire d’« en finir avec Versailles ».

C’est après des années de recherche et d’études que le professeur Gerd Krumeich nous présente ce travail fouillé, pour tenter de répondre à cette question cruciale : la défaite de 1918 est-elle à l’origine de l’histoire chaotique de l’Allemagne et du funeste destin de la république de Weimar ?

Il s’agit pour l’auteur de porter un regard critique et approfondi sur l’Allemagne des années 1920, époque héritée de la Grande Guerre, volontairement ou non. Il veut démontrer le poids que cette souffrance eut dans les décisions politiques, sociales et économiques du pays. Un enjeu de taille : penser la difficile histoire de la république de Weimar et l’avènement du nazisme au prisme du traumatisme de la défaite, dans un contexte si particulier, mais si marquant pour la population allemande de l’époque. L’un ne peut se conceptualiser sans l’autre. C’est l’occasion pour Gerd Krumeich de rompre avec la thèse quasi unique largement déployée par les historiens sur cette question : l’arrivée d’Hitler ne s’explique pas uniquement par « la paix honteuse » du traité de Versailles.Les raisons en sont bien plus profondes.

Une magistrale étude de l’impact de la guerre de 14 et de la défaite sur les mentalités allemandes et sur l’histoire du pays dans l’entre-deux-guerres.

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