<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Occident peut-il et veut-il encore faire la guerre ?

26 octobre 2023

Temps de lecture : 10 minutes
Photo : Pontée au coucher du soleil, à bord du porte-avions Charles de Gaulle lors de la mission Clemenceau 21 (2021). (c) Johann Guiavarch/Marine Nationale/Défense.
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L’Occident peut-il et veut-il encore faire la guerre ?

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Depuis un demi-siècle, l’Occident perd la plupart des guerres qu’il conduit. Le bilan mitigé des interventions occidentales en Afghanistan et au Sahel montre que, paradoxalement, la nation la mieux équipée militairement et la plus nombreuse n’est pas forcément celle qui gagne la guerre. Ces échecs sont-ils une malédiction, un accident de l’histoire ou révèlent-ils un déclin de la puissance militaire occidentale ?

Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.

L’Iliade nous offre une certitude : la guerre est la grande affaire de l’homme. Cette activité humaine – la plus vieille et la plus éternelle – a progressivement changé de visage, que ce soit au niveau des techniques employées, des acteurs impliqués ou des buts poursuivis. Mais ses métamorphoses ne sauraient masquer la permanence du phénomène. Pour reprendre Raymond Aron, la guerre est bien « de tous les temps historiques et de toutes les civilisations. Avec des haches ou des canons, des flèches ou des balles, des explosifs chimiques ou des réactions en chaîne atomiques, de près et de loin, isolément ou en masse, au hasard ou selon une méthode rigoureuse, les hommes se sont entre-tués, mettant en œuvre les instruments que la coutume et le savoir des collectivités leur offraient[1]. »

D’une guerre à l’autre : la permanence de la guerre

On la croyait révolue, elle n’avait pas disparu. Le conflit en Ukraine dure depuis 2014. En France, les attentats djihadistes ont scandé l’actualité depuis 2015, conduisant les responsables politiques à parler de guerre. Les interventions extérieures menées par les démocraties se multiplient depuis les années 1990, tandis que sévissent des guerres civiles (Yémen, Syrie, Soudan, etc.). Pour Hobbes, la violence est au fondement de la société naturelle des humains. La guerre en est la manifestation politique organisée.

Cependant, depuis un demi-siècle, les conflits sont marqués par un paradoxe majeur. Si les affrontements se multiplient, les opérations menées par les armées occidentales ne produisent le plus souvent que des résultats ambigus, loin des objectifs fixés. En Afghanistan, 2 000 milliards de dollars dépensés en vingt ans d’efforts et près de 100 000 soldats américains mobilisés n’ont pas réussi à venir à bout des talibans. Barkhane et ses 5 100 soldats, en sus des armées nationales, ont été impuissants à enrayer la progression d’une poignée de groupes armés terroristes au Sahel. Certes, des interventions ont pu être menées en Irak et en Libye, mais le résultat ne fut pas celui escompté, tandis que la présence de forces armées occidentales en Centrafrique ou au Mali n’a pas permis d’imposer une paix durable dans ces régions ruinées par la violence.

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Du lent déclassement au réveil brutal de l’Europe

Si la guerre est un fondement anthropologique et la pierre angulaire de la politique, dont elle est la continuation (Clausewitz), comment expliquer que l’Europe, du moins dans sa partie occidentale, ait cessé de s’en préoccuper ces dernières décennies ? Avec la fin de la guerre froide, affermies par la célèbre « fin de l’histoire » invoquée par Francis Fukuyama[2], les nations européennes se sont progressivement démilitarisées. La démocratisation, conjuguée à la mondialisation des sociétés et des économies, a entraîné une vaste démobilisation des effectifs et une baisse draconienne du budget des armées occidentales.

En a résulté, inévitablement, le déclassement stratégique des Européens. Les effectifs totaux des armées des 27 pays de l’UE sont passés de 5,5 millions d’hommes en 1988 à 1,4 million en 2015, réduisant ainsi drastiquement le taux de militarisation (ratio effectif militaires/population totale). Les troupes françaises pouvant être déployées en cas de conflit de haute intensité sont de 25 000 hommes[3], ce qui ne remplirait pas le tiers du stade de Saint-Denis. Sur 1 349 chars de combat Leclerc en 1991, il ne reste à ce jour que 222 unités en état de marche et l’armée de l’air française a vu sa flotte divisée par trois depuis les années 1970, avec un budget désormais inférieur à celui de la RATP. Cette démilitarisation, conduite en silence, a progressivement condamné l’Europe à une certaine insignifiance stratégique selon Jean-Baptiste Vouilloux [4], car un continent incapable de se défendre seul risque de voir remises en cause et son influence et sa sécurité.

La guerre suppose un rapport au monde et à la vie.

Pourquoi cette négligence ? « L’Europe, c’est la paix » a-t-on coutume d’entendre. Elle été créée pour la paix, elle s’est développée grâce à la paix, elle entend séduire par la paix. Persuadés que le reste du monde allait tôt ou tard adopter leur modèle d’intégration pacifique, les Européens ont renoncé aux attributs de la puissance guerrière, héritage d’une longue histoire troublée. Érigée sur les décombres fumants des deux guerres mondiales, elle ne connaît la guerre que trop bien et avait fait du « plus jamais ça » son mythe fondateur. Pourtant, voilà un an et demi que l’Europe vit avec la guerre à ses frontières. « Si tu veux la paix, prépare la guerre » : le Vieux Continent avait oublié l’adage romain, trop occupé à moissonner les dividendes de la paix.

Le conflit russo-ukrainien nous replonge dans la guerre de type néo-impériale, trente ans après l’effondrement de l’URSS. Le réveil est brutal. Les dépenses des pays de l’Europe centrale et occidentale se sont aussitôt envolées, avec au moins 345 milliards de dollars dépensés en 2022, soit 30 % de plus qu’en 2013[5]. Mais le retard pris est considérable et l’Union réalise le caractère douloureusement sisyphéen du chantier de la défense européenne. Une situation que le chef de la diplomatie de l’Union européenne, Josep Borrell, dans une interview au début de l’invasion de l’Ukraine, présente ainsi : « Nous Européens, nous avons construit l’Europe comme un jardin à la française, bien ordonné, joli, soigné, mais le reste du monde est une jungle. Et si nous ne voulons pas que la jungle dévore notre jardin, nous devons nous engager[6]. »

La France a pris la mesure du retard. Elle est entrée en « économie de guerre[7] », selon le président Emmanuel Macron, et s’apprête à investir 413 milliards d’euros dans son outil militaire entre 2024 et 2030. Mais cela ne compense pas l’obsolescence de l’outil industriel militaire, réduit à peau de chagrin par des décennies de coupes budgétaires. Surtout, les sommes dépensées ne permettent pas d’augmenter la capacité de production industrielle d’armement, car celle-ci dépend de lignes de production conçues pour travailler en flux tendu. Or cette filière est taillée au plus juste, sans possibilité de production excédentaire. La production d’un missile complexe prend trois ans et, malgré des commandes records, le groupe Dassault Aviation prévoit de ne livrer que 15 Rafales en 2023 (un de plus seulement que l’année précédente), faute d’approvisionnement suffisant en composants. Quant aux chars Leclerc, il n’existe plus de ligne de production en France, l’entreprise Nexter ayant arrêté d’en fabriquer en 2008[8]. À ce stade, l’économie de guerre est plus un slogan qu’une réalité.

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La démilitarisation apparaît donc comme une tendance lourde, difficile à inverser. Carences capacitaires et réductions quantitatives ont produit un véritable changement de paradigme. Mais cela suffit-il pour autant à expliquer le bilan globalement négatif des opérations menées par les forces armées occidentales ces dernières décennies ? Auquel cas, les investissements récents suffiront-ils à inverser la tendance dans un futur proche ? Paradoxalement, l’histoire a montré que la supériorité technologique n’était pas la panacée. Le gagnant n’est pas forcément le plus riche : il n’existe pas d’effet mécanique entre les milliards d’euros dépensés dans l’outil militaire et l’efficacité sur le théâtre d’opérations. D’autres phénomènes, plus profonds et structurels, contribuent à l’impuissance des nations occidentales à atteindre les objectifs d’une opération extérieure aujourd’hui.

Malgré la démilitarisation, les forces armées des nations occidentales n’en conservent pas moins une supériorité technologique et numéraire écrasante face à ses ennemis. Mais elles ne produisent que des résultats mitigés. En face, des combattants déterminés mènent une guérilla avec une parfaite connaissance du terrain, le soutien des populations civiles et le succès à la clé.

Il n’en a pas toujours été ainsi et l’Europe a par exemple gagné les guerres coloniales. Elle disposait certes d’une grande supériorité militaire face à des peuples démunis. Mais pour le géopoliticien Gérard Chaliand[9], la raison est surtout d’ordre psychologique. L’Europe avait alors un projet politique à défendre, porté par la foi en elle-même et la perception d’une forme de suprématie morale. Mais l’état d’esprit occidental a changé. La mémoire de la Shoah et de la colonisation a planté dans l’âme européenne les épines de la culpabilité et la haine de soi. Contrairement à l’Asie ou à l’Islam, l’Occident ne défend plus aujourd’hui sa spécificité. Les idées revendiquées, comme les droits de l’homme et la démocratie, n’exaltent pas grand monde. Dire que « La France, c’est la laïcité ! » ne fera rêver personne et les hommes politiques qui s’écrient : « La République ! » oublient que des républiques, il y en a une myriade dans le monde. Pour que des vivants soient prêts à mourir pour une cause ou une patrie, il faut convoquer un récit qui puisse exalter les cœurs et faire vibrer les âmes. Pour gagner, il faut d’abord s’aimer. Comment remporter une victoire en étant lesté de repentance ? Le pire ennemi de l’Occident, c’est lui-même.

En outre, la perception de la guerre elle-même s’est progressivement transformée. Jusqu’au début du xxe siècle, la production artistique a traditionnellement magnifié le combattant, rendant hommage à son courage, tandis que la guerre était représentée dans une esthétique positive. Le xixe siècle en particulier, avec son romantisme et l’épopée napoléonienne, mis en valeur par le classicisme pictural d’un Delacroix ou d’un Géricault, a fortement contribué à auréoler la représentation guerrière d’une teinte épique et méliorative. Le choc des deux guerres mondiales conjugué au développement de la société des loisirs et du confort ont modifié le regard porté sur la guerre. À quelle place peuvent désormais prétendre les notions de gloire, de destinée et d’honneur, dans une société du bien-être individuel, de la festivisation permanente[10] et de la sûreté collective ?

« La guerre n’aura plus lieu », croyait-on. Avec la disparition de la guerre vint celle du guerrier. Dans l’Occident du nouveau siècle, le héros ne ressemble plus au soldat, tournant inédit dans l’histoire. Car durant des millénaires, l’histoire servait d’épiphanie aux figures héroïques. L’épopée était l’air que respirait tout citoyen grec ou romain, avant que la geste chevaleresque ne prenne le relais du héros antique durant l’ère chrétienne. En France, l’héroïsme patriotique culmine entre 1792 (les guerres révolutionnaires) et 1918 (la guerre nationale totale). Une véritable mutation des sensibilités occidentales se produisit ensuite, que Jean-Marie Apostolidès a caractérisée comme le passage de l’ère du héros à celui de la victime[11]. Ce renversement axiologique a porté au pinacle le faible à la place du guerrier, la victime à la place du vainqueur[12]. Les démunis, déshérités, souffrants, perdants, discriminés et autres damnés de la terre suscitent un consensus compassionnel, un victimisme signant la mort de l’ethos guerrier d’Achille.

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Tout aussi antinomique avec l’essence même de la guerre est le refus de la mort. Des millénaires durant nous vécûmes dans sa familiarité. La mort côtoyait la vie, était mêlée à elle. L’idéologie humaniste qui domine les sociétés occidentales a poussé la sacralisation de la vie à son plus haut degré, comme en témoigne la politique de confinements menée en 2020-2021 pour préserver, quoi qu’il en coûte, la vie des individus d’un virus dont le taux de létalité est inférieur à 1 %. Comme l’explique Jean Guitton dans son livre La pensée et la guerre, « Sacrifier ou ne pas sacrifier la vie de centaines de millions d’hommes, ce sont des problèmes qui relèvent de la conception qu’on a de la vie humaine et de sa finalité[13] ».

La dimension démographique est essentielle dans cette mutation des sensibilités, comme l’explique Gérard Chaliand[14]. Si en 1900, l’humanité comptait 33 % d’Occidentaux, ils ne sont plus que 12 % aujourd’hui. Le vieillissement des populations fait qu’ils ne peuvent plus se permettre de perdre des enfants en grand nombre. La Première Guerre mondiale a fait 1,8 million de morts en France, soit en moyenne 1 150 morts par jour. Tandis que la guerre d’Algérie a causé la mort de 25 000 militaires français, soit 10 par jour. En neuf ans, seuls 58 soldats français sont morts au Sahel, un ratio proportionnellement dérisoire. La stratégie visant une « guerre zéro mort », implémentée par les États-Unis à la suite des 58 000 morts américains au Vietnam, conduit aujourd’hui à corseter les missions pour réduire au maximum les risques. À l’inverse, le mépris de la vie des groupes armés combattus fait qu’ils ne craignent pas de mourir. En Afrique en particulier, la démographie joue en faveur des groupes armés : la population du continent passant de 140 millions d’individus en 1900 à 2,5 milliards en 2050, soit 25 % de l’humanité.

Campagne de tir des aéronefs du groupe aérien embarqué pendant la mission Clemenceau 21. Golfe d’Aden, 2021. (c) Flottille 17F/Marine nationale/Défense

Faut-il dire adieu aux armes ?

On croyait la fin de l’histoire advenue, la voici qui se remet en route. La guerre en Ukraine a mis fin aux certitudes d’un continent persuadé d’avoir aboli la guerre. Elle a été le signal annonciateur de la nécessité d’une nouvelle donne diplomatique et militaire pour les démocraties occidentales. Celles-ci réalisent, comme le rappelle Raymond Aron dans Guerre et paix entre les Nations, qu’il faut bien vivre avec la possibilité de la guerre et qu’à ce titre, elles doivent construire une défense nationale qui leur permette de se défendre en cas d’agression. Il est vrai que l’Occident a beaucoup à perdre si elle mène la guerre. D’autres sociétés, à l’inverse, ont tout à gagner à la faire.

C’est pourquoi ce conflit est peut-être l’occasion d’une réflexion plus vaste sur la place de la guerre dans l’histoire de nos sociétés, dont elle constitue une matrice. « Le conflit est père de toutes choses » rappelle la sentence d’Héraclite. Au même titre que la paix, la guerre a un rôle politique à jouer. Celle-ci n’est pas que le bourreau des civilisations, elle en est aussi l’enfant. Elle n’en est pas que le principe destructeur, elle en est aussi le moteur. Pareillement vecteur de chaos et de progrès, elle ébranle un ordre pour en restaurer un autre. Si la guerre contient en germe le risque de l’anéantissement des civilisations, elle constitue également un ciment du lien politique. Les Ukrainiens font nation lorsqu’ils font la guerre à la Russie, une unité qui n’était peut-être pas aussi évidente avant le conflit. La guerre permet de devenir ce qu’on ignore être. En outre, la mutation profonde des sensibilités occidentales a façonné une société frileuse, hédoniste et vieillissante, aux valeurs antinomiques avec celles de la guerre. Or la guerre n’est pas, comme on le croit souvent, le négatif de la paix, mais s’oppose à la violence endémique et ubiquitaire. En ce sens, elle a pu constituer « un motif de progrès historique, non parce qu’elle perfectionne paradoxalement la civilisation, mais du fait qu’elle constitue un confinement de la violence qui permet l’essor de cette dernière[15] ». Cela rejoint la conviction de Hegel pour qui la raison progresse souvent dans l’histoire par son versant ténébreux.

[1] Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations (1962), Calmann-Lévy, 2004, p. 157.

[2] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), Flammarion, 2018.

[3] Le Point, « Armées : en cas de guerre, la France ne tiendrait qu’un front de 80 km », 6 octobre 2022.

[4] Jean-Baptiste Vouilloux, La démilitarisation de l’Europe. Un suicide stratégique ?, Éditions Argos, 2013.

[5] Données publiées par l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri) le 24 avril 2023.

[6] Discours de Josep Borrell lors de l’inauguration de la nouvelle Académie diplomatique européenne, à Bruges, le 13 octobre 2022.

[7] Discours du président Emmanuel Macron au salon Eurosatory à Paris le 13 juin 2022.

[8] Il n’existe d’ailleurs aucune solution de repli avant de longues années. Le projet franco-allemand MGCS, dont l’objectif est de lancer un nouveau char de combat pour remplacer les Leclerc et les Leopard 2, n’aboutira pas avant 2040, dans un scénario optimiste.

[9] Gérard Chaliand, Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental, Odile Jacob, 2016.

[10] Philippe Muray, Festivus festivus, Flammarion, 2008.

[11] Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité, Exils, 2003.

[12] Voir Guillaume Erner, La société des victimes, La Découverte, 2006.

[13] Voir la préface de Jean Guitton, La pensée et la guerre, Éditions Desclée de Brouwer, 2017.

[14] Gérard Chaliand, Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental, Odile Jacob, 2016.

[15] Christian Malis, « La guerre est-elle le moteur de l’histoire humaine ? », dans Jean Baechler (dir.), Figures de la guerre, Hermann, 2019, p. 209-225.

À propos de l’auteur
Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen

Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.
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