<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les Mongols, inventeurs de l’Eurasie

15 juin 2020

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Photo : Reconstitution d'une bataille avec des guerriers mongoliens © Pixabay
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Les Mongols, inventeurs de l’Eurasie

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Les Mongols, originaires des régions boisées de Mandchourie, gagnèrent les steppes et déserts de l’actuelle Mongolie. Contrairement à une vision longtemps répandue, leur société n’était pas un assemblage de chefferies nomades. Le vocabulaire mongol lui-même le montre : le terme ayimaq, traduit par « tribu », désigne en fait une unité militaro-administrative. La société de la steppe était structurée par des groupes aristocratiques dominant des sujets (irgen ou « peuple ») au sein d’une communauté politique, l’ulus, à laquelle l’élite donnait son nom. Ainsi celui de « Mongol » désignait un lignage dominant. Leur commandant suprême portait le titre de khan et était choisi parmi les fils du khan précédent. La décision finale était prise par le kuriltaï, le grand conseil des nobles, toujours vivace en Afghanistan.

Les Mongols n’étaient pas dépourvus de sens politique. Ils héritaient des pratiques issues des précédents empires de la steppe : Xiongnu, Ouïgours (744-840), Kitan (905-1125) et Jürchen (ces derniers étant les fondateurs de la dynastie des Jin au pouvoir en Chine du Nord de 265 à 420).

Le pouvoir charismatique du khan était renforcé par la religion, fondée sur la soumission au dieu tutélaire Tengri, « le Ciel éternel ». Cet appui céleste justifiait l’imposition d’un pouvoir personnel à l’échelle du monde entier, reflet terrestre du pouvoir universel de Tengri. L’ambition universelle ne cessa d’animer les khans, jusqu’à Tamerlan.

Un peuple en armes

La conquête ne fut pas qu’une déferlante prédatrice de barbares : elle aboutit à la formation d’un nouvel ordre politique continental. Elle fut lancée par un jeune chef, Temujin, né vers 1167, qui sut forger des alliances durables reposant sur une loyauté indéfectible. Devenu khan entre 1187 et 1196, il acquit une expérience militaire en servant la dynastie des Jin. En 1206, il prit le nom de Gengis Khan, « seigneur du monde ». Brisant les solidarités aristocratiques, il devint le maître de l’ensemble du « peuple aux tentes de feutre », rassemblant sous sa poigne les nomades de la Manchourie à l’Altaï.

Gengis Khan © E.R.L./SIPA Numéro de reportage : 00375731_000001

Dès lors les victoires s’enchaînèrent à un rythme hallucinant. En 1209 furent soumis les Tangut qui vivaient entre la Chine et les terres originaires des Mongols, puis les Ouïgours (qui donnèrent aux Mongols leur écriture). En 1215 vint le tour de la dynastie des Jin, puis en 1219 de l’empire du Khwarezm (l’actuel Ouzbékistan). Deux ans après, Gengis Khan s’empara de l’Iran et de l’Afghanistan ; parallèlement, ses armées s’avancèrent dans le Caucase, en Ukraine et le long de la Volga, battant les Bulgares de la Volga et les princes de Kiev. Sa mort en 1226 n’entraîna pas d’interruption. En 1234 la Chine du Nord fut entièrement conquise ; celle du Sud tomba en 1279 et la dynastie des Song fut éliminée. Seul le Japon échappa aux conquérants, sauvés de l’invasion en 1281 par les « vents divins » (kami kaze) d’une tempête survenue à propos qui balaya la flotte mongole. L’empire s’arrêta aux rives du Pacifique.

À l’ouest, Batu, un petit-fils de Gengis Khan, triompha des Hongrois et des Polonais à Liegnitz en 1241, mais dut repartir vers l’est à l’annonce de la mort du grand khan Ögödeï. Les Mongols revinrent à plusieurs reprises : ils pillèrent la Lituanie en 1259, ravagèrent la Thrace en 1265, envahirent en 1284 la Hongrie et détruisirent Cracovie en 1287. Au sud-ouest, un autre petit-fils de Gengis Khan, Hülegü, mit à sac Bagdad en 1258 et anéantit le régime des Abbassides. Il ne fut stoppé qu’aux frontières de l’Égypte par les Mameluks.

 

Ainsi, la conquête mongole prit une forme originale : elle ressemble à des vagues qui, l’une après l’autre, se déversent du centre vers la périphérie. Ce qui étonne c’est qu’il s’agit d’un centre relativement vide (encore aujourd’hui la Mongolie est le pays le moins dense du monde avec moins de deux habitants au km²) qui a soumis des territoires développés, peuplés et structurés. Comment expliquer ce succès ?

– La continuité territoriale et les faibles densités permettent aux tribus de se répandre dans toutes les directions ; dans la steppe, elles rencontrent peu d’obstacles qui auraient pu les arrêter. Le principal frein à leur expansion fut l’humidité qui rendait leur arc composite moins efficace.

– Les Mongols ont mis au point un État nomade adapté au contrôle de ces immensités : une armée de cavaliers, mieux, un peuple de nomades en armes, des capitales itinérantes, une structure alliant centralisation et décentralisation grâce aux modes de succession entre khans, l’usage de la terreur pratiquée contre les villes qui résistaient (les Mongols disposaient aussi de remarquables machines de siège).

– Ils bâtirent un véritable empire capable d’agréger des populations diverses. Leur tolérance religieuse les y aida. Et si l’empire était la forme politique naturelle de l’Eurasie (voir Conflits n° 8) ? Mais une structure fragile qui se désagrégea sous la pression de protonationalismes qui la firent éclater, en Perse, en Chine avec la dynastie Ming, en Russie…

Cavaliers et stratèges

Les Mongols portèrent à leur apogée les techniques des cavaliers de la steppe. Leurs petits et robustes chevaux pouvaient parcourir jusqu’à 100 km par jour. Leur arme favorite était l’arc composite à double courbure, en bois renforcé de corne à l’intérieur pour résister aux forces de compression et de tendons à l’extérieur pour augmenter l’élasticité. Ces archers à cheval d’une exceptionnelle adresse pratiquaient un harcèlement dévastateur ou piégeaient leur ennemi en simulant la fuite avant de l’encercler. Loin d’être des bandes de pillards, les Mongols constituaient une armée structurée en unités décimales : des groupes de 10 hommes étaient rassemblés au sein d’unités de 100, 1 000 et 10 000 combattants.

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Depuis Gengis Khan ces unités ne reposaient plus sur une solidarité lignagère, mais aggloméraient des hommes de différents groupes aristocratiques. Pour d’évidentes raisons économiques, tous les hommes de 15 à 70 ans n’étaient pas soldats, mais tous étaient incorporés dans ces unités militaires qui servaient aussi de cadres sociaux. Le peuple mongol était une armée en marche, incluant familles et troupeaux, ce qu’exprima l’historien persan Juvaynī (1226-1283) : « C’est une armée à la manière d’un peuple […]. Et c’est un peuple en guise d’armée. » L’armée était la colonne vertébrale de la société mongole. Au fur et à mesure des conquêtes, elle intégra des éléments issus des populations vaincues. Par ce brassage, on devenait politiquement, sinon ethniquement, mongol.

 

Bref, l’armée mongole créa l’empire. Elle répandit la terreur, mais sut aussi soumettre ses adversaires par une habile diplomatie combinant offres de soumission, mariages et séduction qui entraîna la vassalité des souverains arméniens ou des princes de Moscou. Elle fit enfin preuve de réelles capacités stratégiques comme le montre la campagne de Gengis Khan en Transoxiane, qui, progressant en cercles concentriques, étouffa Samarcande et ses 110 000 soldats.

Un empire au cœur du monde

Les Mongols fondèrent un authentique empire, rassemblant des populations de cultures différentes et les contrôlant par un mélange de terreur et de tolérance religieuse.

L’unité au sommet était assurée par le système traditionnel de succession : Gengis Khan avait désigné pour prendre sa suite son troisième fils Ögödeï (1227-1241) qui fut en charge du nord-ouest de la Chine et de l’est du Kazakhstan actuel. Il bâtit une capitale à Karakorum. Devenu Grand Khan, il laissa ses frères contrôler chacun une partie (ulus) de l’empire : le Khwarezm et les steppes à l’ouest de la Volga allèrent à l’aîné, Jöchi ; le second, Chagathaï, reçut l’Asie centrale et le plus jeune, Tolui, le territoire originel de son père, à l’est de l’actuelle Mongolie. À l’apogée de l’empire (entre 1273 et 1294), les quatre ulus étaient répartis entre les petits-fils de Gengis. Kubilaï (1260-1294) contrôla la Chine et y édifia une nouvelle capitale, près de l’actuelle Pékin : Kanbalik.

En 1272, s’affirmant détenteur du mandat céleste si précieux aux yeux des Chinois, il prit le titre d’empereur et fonda la dynastie des Yuan (dont le nom signifie « origine du cosmos »). Batu établit son ulus – qui prit le nom de « Horde d’Or » – entre mer Noire, Caspienne et Volga. Hülegü fonda la dynastie des Ilkhans dont l’ulus correspond en gros à l’Irak et l’Iran actuels. Le 4e ulus, à l’est de la mer d’Aral et autour de Samarcande, reliait les trois autres, car c’est par lui que passaient les routes commerciales. Cette répartition a permis un temps le maintien de l’empire en évitant les guerres de succession, mais elle portait en germe la fragmentation.

Karakorum

Pour Gengis Khan, Karakorum était un camp où le chef de guerre laissait les femmes avant de partir en campagne. Son fils Ögödeï entoure le camp d’une muraille, construit des bâtiments en dur mais on discerne à droite sur la maquette la présence de tentes. La ville est abandonnée au xvie siècle.

 

L’Empire mongol était nomade et centralisé. Autour du Grand Khan se trouvait le keshig, à la fois garde impériale et organe central du pouvoir. L’empereur, comme les chefs des ulus, gouvernait depuis son campement, l’ordo (d’où le mot français « horde »), en se déplaçant continuellement. Le franciscain Guillaume de Rubrouck décrit ainsi celui de Batu comme une ville mobile. Cette itinérance tenait de l’héritage nomade mais était également, comme en Europe occidentale, un outil de contrôle du territoire.

Sans perdre son identité, le pouvoir mongol adopta des cultures politiques différentes et les amalgama à la sienne. Il conjuguait une autorité centrale et le pouvoir collégial des détenteurs des principaux ulus. Les Mongols combinèrent le répertoire politique de la steppe avec des outils empruntés aux vaincus. S’ils conservèrent partout et toujours le pouvoir militaire, ils confièrent l’administration à des élites locales (ainsi des Perses dans l’ulus des Ilkhans) et permirent donc leur maintien voire une certaine ascension sociale. Toutefois en Chine ils se montrèrent méfiants et engagèrent des étrangers (ainsi des Ouïgours) ou placèrent des Mongols aux postes importants. Ce pouvoir était efficace, capable de faire des recensements précis comme en Chine en 1252 ou plus tard dans la Horde d’Or. La population sédentaire était ainsi répartie en unités décimales, matrices de la levée des troupes et de l’assiette fiscale.

Pax mongolica

Loin d’être de simples prédateurs, les Mongols favorisèrent le commerce. Contrôlant toutes les voies commerciales d’Eurasie, ils furent en quelque sorte des pasteurs passeurs, s’assurant les revenus d’un commerce transcontinental lucratif. Par la mise en place d’un service de courrier rapide dès 1234, le yam, reposant sur une chaîne de relais tous les 40 à 50 km, ils maîtrisaient les communications. Les voyageurs étaient protégés par un passeport (un médaillon écrit en mongol attestant l’autorisation officielle de déplacement). Un réseau sécurisé de contrôle et d’échange à l’échelle du continent assurait les liens entre le Pacifique, la Baltique et la mer Noire.

 

Les principaux guerriers mongols étaient des archers dotés de l’arc composite qui harcelaient leurs ennemis puis fuyaient rapidement. Mais les armées mongoles étaient plus complexes et comptaient des cavaliers lourds ou des machines de guerre pour les sièges.

Les transactions commerciales étaient imposées, de même que la possession du bétail : cette dernière taxe évolua en une capitation générale. À ces revenus s’ajoutaient les taxes antérieures à la conquête. Les Mongols se montrèrent tolérants – ou indifférents – en matière religieuse, acceptant les différents monothéismes. Peu à peu ils abandonnèrent leur religion : Kubilaï se convertit au bouddhisme, tandis que les Ilkhans passèrent à l’islam qui se maintint ainsi en Perse et en Irak. Sous Özbek Khan (1313-1341), la Horde d’Or adopta aussi l’islam. Ils favorisèrent certains échanges culturels : le Grand Khan accueillit des voyageurs étrangers (Guillaume de Rubrouck, Marco Polo) ; la médecine mêla les traditions chinoise, coréenne, tibétaine, persane.

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Il semblait que les Mongols avaient réalisé l’unité du monde. Constatant l’étendue de leur pouvoir, l’historien persan Rashid al-Din estimait désormais possible la rédaction « d’un récit général de l’histoire des habitants du monde et des différentes espèces humaines ».

 

Un effondrement rapide

Et pourtant cet empire n’a duré que quelques décennies. L’arrêt des conquêtes mit fin à la redistribution du butin et attisa des rivalités entre et au sein des khanats. Le système des ulus se fragmenta, chaque chef tendant à s’éloigner des autres. La conscience de l’unité de l’empire s’effilocha. Le premier ulus à disparaître fut, en 1335, celui des Ilkhans pris entre les Mameluks et la Horde d’Or. Les Yuan s’effondrèrent en 1368, victimes de pressions nomades sur les frontières, de rébellions de seigneurs mongols et de révoltes paysannes chinoises. Ils laissèrent la place à la dynastie « nationaliste » des Ming. La Horde d’Or subit une première défaite importante face au prince de Moscou Dimitri Donskoï en 1380 à Kulikovo. Elle se décomposa au cours du xve siècle à la suite d’alliance entre des chefs mongols ambitieux et les Ottomans. L’ulus d’Asie centrale se scinda en deux vers la fin du xiiie siècle, puis il éclata en une mosaïque d’unités tribales et militaires. C’est de cette région que vint le dernier grand conquérant mongol le féroce Tamerlan. En 1380, il conquit l’Asie centrale, puis soumit la Perse, l’Afghanistan, la Horde d’Or, le Caucase ; il s’empara de Bagdad en 1393, ravagea Delhi en 1398 et battit le sultan turc Bajazet en 1402. Il mourut en 1405 alors qu’il partait à la conquête de la Chine.

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Mongols

Les ancêtres de ces cavaliers mongols ont conquis entre autres la Chine, la Russie, l’Iran et l’Irak actuels.

L’Empire mongol fut le centre du monde au xiiie siècle. Paradoxalement, ce peuple nomade a conquis des sédentaires sans lui-même se sédentariser complètement. Ses maîtres refusèrent finalement de suivre le sage avis dispensé à Ögödeï par un conseiller chinois : « Si l’empire peut être conquis à dos de cheval, il ne peut être gouverné de même. »

Y a-t-il un héritage mongol ? Oui : les Ottomans, les Russes, les Chinois ont repris, en les associant à d’autres pratiques, les stratégies de gouvernement développées par les Mongols. Et l’Eurasie fait toujours figure, aux yeux de beaucoup de géopoliticiens, de pivot du monde.

 


Bibliographie sommaire

 

RACHEWILTZ, I. de (trad.), The Secret History of the Mongols: A Mongolian Epic Chronicle of the Thirteenth Century, 3 vol., Leyde, Brill, 2006-2013.

ATWOOD, Christopher P., Encyclopedia of Mongolia and the Mongol Empire, New York, Facts on File, 2004.

JACKSON, Peter, The Mongols and the West, 1221-1410, Londres/New York, Pearson Longman, 2005.

ROUX, Jean-Paul, Gengis Khan et l’E, Paris, « Découvertes Gallimard », 2002.

À propos de l’auteur
Sylvain Gouguenheim

Sylvain Gouguenheim

Agrégé d’histoire, Professeur d’histoire médiévale à l’ENS de Lyon, Sylvain Gouguenheim s’est spécialisé dans l’histoire du monde germanique au XIIIe siècle, en particulier celle des chevaliers teutoniques. Il s’intéresse aussi aux liens culturels entre le monde byzantin et l’Europe latine.
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