<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> De Ceuta à Macao : vie et mort de l’empire portugais

14 mars 2020

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Vasco da Gama au large des côtes de l'Afrique en route vers les Indes (1497), Auteurs : MARY EVANS/SIPA, Numéro de reportage : 51339324_000001.
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

De Ceuta à Macao : vie et mort de l’empire portugais

par

Archétype de l’empire maritime, le petit royaume ibérique a poussé son extension sur les cinq continents. Pendant six siècles la présence portugaise hors d’Europe a évolué au gré d’astucieux calculs géopolitiques avant d’amorcer un long et inexorable déclin.

La force des petits pays

Certainement le plus vieil État-nation d’Europe, le Portugal est aussi le premier État européen à avoir achevé son unité territoriale au terme de la Reconquista ; ses frontières terrestres avec la seule Espagne sont quasiment demeurées inchangées depuis 1297. Privé d’assise territoriale par sa modeste superficie (88 419 km2, hors Açores et Madère), démographiquement faible (un million d’habitants à l’aurore des grandes découvertes), le Portugal ne disposait pas de ressources agraires en abondance pour nourrir sa paysannerie et entretenir une aristocratie militaire puissante.

Tous ces handicaps auraient dû en principe entraver son expansion maritime et territoriale. Fernand Braudel a toutefois apporté une réponse au « pourquoi » du miracle lusitanien : « Ce sont les petits pays qui n’ont rien et risquent tout. Ils se jettent à l’eau littéralement, quitte à payer le prix fort. »

Après la Reconquista, c’est tout naturellement que les Portugais se tournent vers les rivages de l’Afrique du Nord. Les prémices ont lieu sous le règne du roi Don Dinis Ier (1279-1325), le « père de la Patrie », lorsque la couronne portugaise nomme en 1317 le navigateur génois Emanuele Passagno premier amiral de la flotte royale. À la tête d’une flotte commerciale, il conduit les premières explorations maritimes de reconnaissance le long des côtes africaines.

Le Portugal de la seconde moitié du xive siècle est un pays exsangue et ravagé par des épidémies de peste bubonique qui ont poussé les survivants à se concentrer sur les côtes. Les campagnes se vident, l’agriculture est délaissée au profit de la pêche. Sortie victorieuse de la guerre de succession (1383-1385), la dynastie d’Aviz prône l’indépendance nationale face à l’irrédentisme castillan. En 1386 le nouveau pouvoir portugais scelle à Windsor avec l’Angleterre un pacte d’assistance et d’entraide. Cette alliance, une des plus vieilles d’Europe, sera réactivée lors des invasions napoléoniennes ; elle demeure encore de nos jours un élément clé de la politique extérieure de Lisbonne.

A lire aussi: Entretien-Portugal : le pays archipel cultive son jardin

Le Maroc et l’Atlantique

Durant toute la première moitié du xve siècle, la politique marocaine demeure une constante. Il s’agit pour Lisbonne de trouver une solution alternative au commerce en Méditerranée, de barrer les ambitions de la Castille dans la région et surtout de neutraliser les tensions internes entre les différents clans : le Maroc fait ainsi office d’exutoire. À ces intérêts stratégiques vient se greffer le projet de convertir les musulmans à la foi chrétienne.

Pourtant cette expansion en Afrique du Nord ne fait pas l’unanimité. Les partisans d’une nouvelle croisade se trouvent essentiellement dans les rangs de la noblesse partisane de l’idéal chevaleresque, tandis qu’une grande partie de la bourgeoisie préfère la poursuite des découvertes territoriales le long de l’Atlantique qui permet l’accès aux matières premières (blé, or, esclaves) et offre une voie de contournement vers les Indes.

C’est à Ceuta qu’a lieu en 1415 le premier acte de l’expansion portugaise. Lisbonne prend conscience du parti qu’elle peut tirer de l’occupation de cette place stratégique qui contrôle l’entrée du détroit de Gibraltar. Ce port d’attache des pirates marocains est une voie de passage des esclaves africains en partance pour l’Europe, mais aussi un point de transit de l’or et des épices du commerce transsaharien.

C’est sous l’impulsion de l’Infante Henrique le Navigateur (1394-1460) qu’une flotte est déployée à Lisbonne et Lagos. Administrateur des biens de l’Ordre du Christ – les templiers portugais fondés en 1319 –, l’infant Henrique recrute pilotes et marins italiens et portugais, s’entoure d’astronomes juifs, de mathématiciens et d’informateurs arabes, de savants et de praticiens de l’art nautique. En 1443, il fait construire un ensemble de bâtiments à la pointe de Sagres près du cap Sant-Vincent qui formeront la fameuse « école de Sagres ».

Tout au long du xive et du xve siècle, les deux politiques, marocaine et atlantique, continuent à cohabiter. La stratégie portugaise consiste dans un premier temps à se substituer aux Arabes et aux Vénitiens dans le commerce des épices des Indes. D’autant plus que la progression sur le continent noir rend possible la découverte des archipels de Madère (1419) et des Açores (1427 à 1450). La colonisation des archipels atlantiques – situés entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques – inaugure le système de capitainerie, ces terres héréditaires données à des vassaux afin de les exploiter en échange d’une redevance, appliqué au Brésil et en Afrique ensuite.

La grande expansion

En 1434 le cap Bojador, considéré comme la limite du monde connu et réputé infranchissable, est dépassé par Gil Eanes. En 1445, le Cap-Vert est découvert. Lorsque l’infant Henrique meurt en 1460, les caravelles portugaises approchent la ligne de l’Équateur. La prise de Constantinople par les Ottomans (1453) rend aléatoire la route des épices par l’Asie et affecte considérablement les échanges commerciaux en Méditerranée. Les Portugais se saisissent de cette occasion pour accélérer leurs explorations maritimes.

Caressant le dessein de prendre l’Islam à revers, le roi Jean II (1481-1495) fait de la route de l’Inde une priorité. Il envisage pour cela d’obtenir l’appui du mystérieux « père Jean » qui régnerait sur l’actuelle Éthiopie. Le roi du Portugal envoie des émissaires par voie terrestre pour recueillir des renseignements sur les courants de l’océan Indien, rejoindre ce royaume chrétien et préparer le voyage de Vasco de Gama.

En 1484, Jean II rejette le projet de Christophe Colomb de gagner les Indes par l’ouest. Quatre ans plus tard, Bartolomé Dias double le cap de Bonne-Espérance et établit la jonction entre les océans Indien et Atlantique. Pendant ce temps, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb accélère les négociations avec Madrid. La signature en 1494 du traité de Tordesillas entérine le partage du monde avec les Castillans.

Le voyage de Vasco de Gama, qui arrive à Calicut en Inde en 1498, finit par consacrer le contournement du cap. Il assure au Portugal la maîtrise de la route et du commerce des Indes en caravelle. Deux ans plus tard, la seconde expédition vers les Indes conduite par Pedro Alvares Cabral se détourne de sa route au niveau de l’archipel des Cap-Vert et atteint le nord du Brésil actuel.

A lire aussi: Entre grand large et continent, la géopolitique espagnole écartelée

L’océan Indien, un lac portugais

Afin d’asseoir leur domination dans l’océan Indien, les Portugais se doivent d’empêcher l’approvisionnement des musulmans en or et pour cela fermer les portes de la mer Rouge aux navires mamelouks d’Égypte. Faisant du monopole du commerce des épices une priorité, ils se rendent progressivement maîtres des points stratégiques. En 1506, ils prennent pied sur l’île de Socotra et sur le détroit d’Ormuz, le verrou de l’océan Indien ; ils anéantissent en 1509 devant Diu (en Inde occidentale) la flotte égyptienne.

Francisco de Almeida, devenu vice-roi des Indes en 1509, se veut à la tête d’un empire maritime portugais formé en thalassocratie, reposant sur la supériorité de ses caravelles et de son artillerie. Cette domination navale ne pouvait être assurée sans de très solides points d’appui continentaux qu’il fallait affermir en les peuplant de Portugais. En 1510 ceux-ci entrent dans Goa qui restera jusqu’en 1961 la capitale de l’État portugais des Indes. Les Portugais s’assurent du contrôle de nombreux établissements et postes fortifiés dans les régions côtières d’Afrique, d’Inde, dans la péninsule arabique et l’Insulinde (Quiloa, Sofala, Socotra, Ormuz, Cochin, Goa, Cananor, Malacca, les Moluques). S’ils furent autorisés à ériger un certain nombre d’entrepôts et de comptoirs non fortifiés dans des zones où les souverains leur octroyaient une sorte de privilège d’exterritorialité, ils ne purent en revanche imposer leur monopole à l’est de Malacca.

Au début du xvie siècle, le Portugal est à la tête d’un des plus vastes empires maritimes et commerciaux que le monde ait jamais connus, s’étendant de l’Amérique à l’Extrême-Orient. Le roi Manuel Ier peut légitimement revendiquer le titre de « roi de Portugal et des Algarves, Seigneur de la conquête, de la navigation et du commerce d’Éthiopie, d’Arabie, de Perse et de l’Inde ». La population portugaise va croître de façon spectaculaire : passant de 1 100 000 âmes vers 1520 à près de deux millions à la fin du xvie siècle.

Grâce au commerce des épices, de l’or et des esclaves, le nouvel empire portugais des Indes fournit à la couronne portugaise les deux tiers de ses recettes annuelles. En 1503 voit le jour à Lisbonne la Casa da India, une institution phare sur laquelle repose toute l’administration de l’empire et l’exercice du monopole royal. Ce centre de réception des marchandises d’Orient centralise le commerce des Indes, contrôle et taxe les produits et l’introduction des épices en Europe. La Casa da India dispose pour cela d’un centre de redistribution en Flandre, d’abord à Bruges puis à Anvers. Les Portugais se substituent ainsi aux Vénitiens pour satisfaire les besoins en épices de l’Europe du Nord.

Un inexorable déclin

Mais derrière ce voile de fortune, les premières fissures apparaissent. Le système de la traite des esclaves et l’acquisition facile de richesses sapent la valeur accordée au travail. Cette confortable dépendance envers les colonies va précipiter le déclin portugais. Par ailleurs, le pays se fragilise avec la ruée vers l’or qui attire tant d’hommes vers le Brésil qu’on doit freiner les départs vers la colonie. Aux Indes, le commerce est si prospère que soldats et marins abandonnent en grand nombre le service du roi.

Tout cela relativise la puissance d’un pays qui se révèle trop peu peuplé pour entretenir l’administration et l’exploitation d’un si vaste empire et le défendre des convoitises des Anglais et des Hollandais. Obéissant aux lois de la raison, les Portugais se résignent à accepter l’union dynastique avec l’Espagne de Philippe II en 1580. Parallèlement, l’appétit des rivaux européens se fait plus agressif. Entre 1550 et 1575, les Français occupent Rio de Janeiro et les Hollandais s’approprient le Nord-Est brésilien et l’Angola de 1630 à 1654. La concurrence se faisant plus forte, le prix des produits importés baisse alors que les coûts de fonctionnement du commerce augmentent ainsi que celui des produits de première nécessité ; les revenus ne suivent plus.

En 1642, deux ans après la restauration de l’indépendance, un Conselho Ultramarino prend la charge des affaires coloniales en un moment où les Portugais entendent reconquérir une partie des territoires perdus pendant l’occupation espagnole. L’océan Indien est délaissé au profit des possessions africaines et surtout du Brésil, pièce maîtresse de l’empire. En 1661, Lisbonne cède aux Pays-Bas les territoires riches en épices de la future Indonésie mais conserve le Brésil. Rio de Janeiro deviendra par la force des événements la capitale de l’empire lorsqu’en 1807 la cour portugaise s’enfuit de Lisbonne, conquise par les troupes napoléoniennes. Il faudra attendre 1821 pour que le roi Jean VI regagne le Portugal. Resté à Rio, son fils, le prince régent Don Pedro, proclame en 1822 l’indépendance du Brésil et se fait empereur.

Traumatisés par la perte du joyau de leur empire, les Portugais opèrent un repli en direction de leurs possessions africaines. Tout au long de la seconde moitié du xixe siècle, les expéditions portugaises se succèdent en Afrique australe ; elles visent à créer autour de l’Angola et du Mozambique un ensemble territorial cohérent englobant la Rhodésie et la Zambie. Or, ce projet de la carte rose (mapa cor de rosa) va à l’encontre de l’axe britannique Le Caire-Le Cap. Le 11 janvier 1890, l’ultimatum de Londres contraint les Portugais à renoncer à leurs ambitions. L’humiliant diktat anglais portera un coup fatal à la monarchie portugaise discréditée. En 1910 la république est proclamée.

A lire aussi: Une nation sans récit. L’Espagne empêtrée dans la (re)lecture de son histoire

À la recherche du Ve empire

En ce début de XXIe siècle, le Portugal sombre dans une profonde déliquescence. Ressurgissent alors les anciennes croyances messianiques et millénaristes conçues par le jésuite et diplomate du XVIIe siècle Antonio Vieira. Inscrite dans le Livre de Daniel, une prophétie annonce l’avènement d’un Ve empire, succédant aux empires assyrien, perse, grec et romain. Cette croyance christique, interprétée au Moyen Âge comme l’unification de la chrétienté par un « messie » portugais, avait persisté jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Elle alimenta le souffle de Fernando Pessoa dans l’écriture de son long poème « Mensagem » (Message), ode à la grandeur lusitanienne publiée en 1934.

Sous la dictature militaire (1926-1933) est décrété l’acte colonial de 1930. Redéfini en 1961, il favorise la centralisation administrative et financière de l’empire portugais. À l’occasion de l’Exposition coloniale se déroulant à Porto en 1934, le secrétariat de la propagande nationale imprime massivement à l’intention des écoles et des administrations une carte de l’Europe sur laquelle sont juxtaposées toutes les possessions portugaises d’outre-mer. Il s’agit de donner un dernier souffle à un pays de plus en plus isolé à la périphérie du vieux continent (voir illustration). Alors qu’Hitler s’empare de la plus grande partie de l’Europe, le Portugal de Salazar regarde vers le grand large et s’arrime à son empire en lui consacrant un véritable culte. Dédiée à la gloire du président du Conseil Salazar, l’Exposition de 1940 consacrée au monde portugais constitue le point d’orgue des commémorations du huitième centenaire de la constitution du royaume (1140) et du troisième centenaire de la restauration de l’indépendance face à l’Espagne.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la propagande du régime de l’Estado novo aura à cœur de ne pas employer l’adjectif « colonial » pour qualifier son empire, Salazar cherchant à préserver ses provinces d’outre-mer considérées comme partie intégrante et inséparable du Portugal, « nation multiraciale et pluricontinentale ». Mais en 1954, les troupes indiennes annexent les territoires de Dadra et Nagar Haveli ; elles entrent en 1961 dans Goa après une guerre de 36 heures. Intransigeant, Salazar ne reconnaîtra jamais ce coup de force : les représentants de « l’État portugais de l’Inde » siégeront au Parlement portugais jusqu’à la révolution des œillets de 1974. Cette dernière entraîne la perte des territoires africains et du Timor oriental, annexé par l’Indonésie puis indépendant en 2002. Mais c’est en Chine populaire que se jouera le dernier acte de l’empire lusitanien avec la rétrocession de l’ancien comptoir de Macao en 1999.

Explorateur de cet empire agonisant, l’écrivain, éditeur et aventurier français Dominique de Roux (1935-1977) perçut cet Empire, à la veille de la révolution des œillets de 1974, comme l’incarnation de la civilisation universelle. Aussi, reprit-il le récit millénariste et sébastianiste du Ve Empire, pariant sur une « Tricontinentale lusitanienne reliant Rio de Janeiro à Luanda et Lisbonne » [simple_tooltip content=’Dominique de Roux, Le Cinquième Empire, Éditions Du Rocher, 1997 (paru quinze jours avant sa mort subite en 1977).’](1)[/simple_tooltip] dont l’actuelle Communauté des pays de langue portugaise fondée en 1996 ne représente qu’un pâle reflet.

À l’heure où la crise économique a conduit le Portugal à relancer ses relations avec la plupart de ses anciennes possessions, il ne reste de la mystique impériale portugaise, basée sur ce que Lisbonne considère comme « un nationalisme non belliciste », que des monuments. Comme en 1940, les Portugais ont choisi de se retrancher derrière les « sentinelles de pierre » perchées sur le Tage [simple_tooltip content=’Allusion au « padrao dos descobrimentos » monument à la gloire des explorateurs portugais, inauguré à Lisbonne lors de l’Exposition de 1940.’](2)[/simple_tooltip] … pour mieux se persuader qu’ils ne sont pas redevenus un «petit pays ».

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest