<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Droit et devoir d’ingérence : exporter la démocratie au nom du droit ?

16 octobre 2019

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Conseil de Securite des Nations Unies a New York le 20 septembre 2017. Auteurs : Stephane Lemouton-POOL/SIPA. Numéro de reportage : 00823693_000041
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Droit et devoir d’ingérence : exporter la démocratie au nom du droit ?

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En février, la révolution russe chasse les Romanov du pouvoir et, en avril, les États-Unis du président Wilson se décident à entrer dans la guerre aux côtés de la triple entente contre les empires allemands, autrichiens et ottomans. Avec le soutien des États-Unis, le clivage entre nations démocratiques et empires autoritaires apparaît plus nettement. Il s’accentue encore lorsque les bolcheviques prennent le pouvoir en octobre en Russie et signent avec le Reich la paix de Brest-Litovsk en mars 1918.

 

Woodrow Wilson, fils de pasteur de Virginie, entend profiter de la future victoire pour donner à la conférence de paix une tonalité nouvelle. « Il faut mettre la démocratie en sûreté dans le monde » annonce-t-il dès le 2 avril 1917. Dans son discours au Congrès de janvier 1918, il annonce 14 points qui gravitent autour du principe de nationalité (et donc la fin des empires, même coloniaux…), mais aussi du principe démocratique. Il lance également le projet de ligue des nations, assemblée qui arbitrerait désormais les conflits.

Le droit international ne serait plus régi par une série de traités bilatéraux éphémères et secrets, mais par une structure multilatérale et transparente, source de sa propre légitimité juridique. « L’Amérique est faite de tous les peuples de la terre et elle dit à sa naissance à l’humanité : “Nous sommes venus pour racheter le monde en lui donnant la liberté et la justice” » prêche le président à Saint-Louis, le 5 septembre 1919. Le traité de Versailles brise les vieilles royautés et principautés d’Europe centrale et crée de nouvelles républiques. Mais la « pactomanie » qui s’empare de l’Europe dans les années 1920 ne résiste pas à la crise des années 1930. Beaucoup de républiques se transforment en dictatures ou en juntes militaires.

Quant à la Société des Nations (SdN), elle n’a pas de pouvoirs exécutifs et le Sénat américain refuse d’y participer. Il n’entend pas se lier à un droit supranational, plus technocratique que démocratique. Jean Monnet quitte son poste de secrétaire général adjoint à la SdN dès 1923. Il tire les leçons de cet échec et retiendra que la grande marche vers une gouvernance mondiale devra se faire par des petits pas.

La démocratie par la guerre

En décembre 1941, après l’attaque japonaise de Pearl Harbor, Franklin Delano Roosevelt relève le flambeau du combat pour la démocratie en compagnie d’un allié stalinien peu recommandable, quoique la propagande américaine peigne « Oncle Jo » sous des traits avantageux. Au mois d’août précédent, l’entrée en guerre avait été précédée par « la charte de l’Atlantique », signée avec Churchill à bord de l’USS Augusta. Cette fois, ce sont huit points qui sont recherchés parmi lesquels on retrouve le principe démocratique et le principe de nationalité qui seront le socle de la déclaration des Nations unies du 26 juin 1945 à San Francisco. Entre-temps, Français et Britanniques avaient profité de leur victoire de 1918 sur l’Allemagne et l’Empire turc pour élargir leurs empires coloniaux. Roosevelt, au cours de sa croisière en Orient et en Afrique du Nord, appelle les chefs locaux à l’indépendance. À Anfa, en 1943, Mohamed V est encouragé par ce dernier à renforcer son autonomie aux dépens des Français. Le roi tout-puissant d’Arabie, Ibn Seoud, est appuyé dans sa lutte contre les protectorats anglais hachémites.

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À partir de 1947, la guerre froide est l’occasion de régénérer le combat pour la liberté politique et contre l’impérialisme communiste. Les Soviétiques prétendent de leur côté défendre la démocratie marxiste contre l’impérialisme capitaliste en Europe. Toutefois, le camp occidental pour la liberté souffre quelques exceptions, parmi lesquels les régimes militaires méditerranéens en Espagne, au Portugal, en Grèce et en Turquie. Si le mouvement de décolonisation reste une priorité, comme on le déplore en Algérie et en Indochine française, l’OTAN a besoin de ces nations d’Europe du Sud pour contenir avec Truman puis Eisenhower les dernières poussées staliniennes. En Amérique du Sud, en Afrique, en Orient et en Asie, plus la guerre froide se prolonge, plus la mission américaine pour la démocratie s’arrange de nombreuses irrégularités. On pense évidemment au Vietnam, mais aussi au général Pinochet mis en place au Chili pour renverser Salvador Allende ou Mobutu au Zaïre, Videla en Argentine, Castelo Branco au Brésil, etc.

La fin de la guerre froide laisse espérer une nouvelle ère cette fois véritablement démocratique. L’Amérique deviendrait le centre d’une nouvelle « Sainte-Alliance » des démocraties. Débarrassés d’ennemis sérieux, les États-Unis ont toute latitude pour la répandre à travers le monde. « Je suis à court de démons et de méchants. Il me reste Castro et Kim Il-Sung » déplore le général Colin Powell en 1991. Si la famille régnante du Koweït est effectivement libérée des griffes de Saddam Hussein, l’interventionnisme des années Clinton et Bush aura des effets nettement plus discutables en Afrique, dans les Balkans, mais aussi au Moyen-Orient. À La Baule, en 1990, François Mitterrand appelle à son tour l’Afrique francophone à se démocratiser.

La démocratie pour tous

Après les massacres ethniques au Rwanda et en Bosnie, l’opinion occidentale devient encore plus sensible au « devoir d’ingérence », lequel doit désormais prévenir toutes ces horreurs. Les Casques bleus, aux troupes disparates et pour certaines d’entre elles peu exemplaires, ne sont pas parvenus à empêcher les crimes de guerre. Le Kosovo en 1999, l’Afghanistan en 2001, l’Irak en 2003, la Libye en 2011 et dans une moindre mesure la Syrie en 2017 et 2018 sont l’occasion de mettre en œuvre cette justice internationale avec des coalitions occidentales, mais avec des résultats très controversés. « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. » La maxime de Rousseau s’applique aussi aux relations internationales.

Ce concept d’ingérence, pensé par le très atlantiste Jean-François Revel dès 1979, est popularisé par le professeur de droit niçois Mario Bettati et le futur secrétaire d’État Bernard Kouchner dans un essai publié chez Denoël en 1987, Le devoir d’ingérence, peut-on les laisser mourir ? Kouchner et Médecins sans frontières révolutionnent l’aide humanitaire, traditionnellement neutre depuis Henri Dunant et les débuts de la Croix-Rouge. Toute une galaxie d’ONG s’engage dès lors pour la démocratie et les droits de l’homme qui, faute de légalité internationale, s’imposeront dans un premier temps par les armes. « La souveraineté, c’est la garantie mutuelle des tortionnaires » déclare Bettati qui deviendra le conseiller juridique de Bernard Kouchner au Quai d’Orsay de 2007 à 2010. Il faut donc refonder le droit international.

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Puisque le Conseil de sécurité a le plus grand mal à se mettre d’accord sur des ingérences militaires, les experts d’une commission onusienne font voter en septembre 2005 la résolution 60/1 de l’Assemblée générale des Nations unies qui entérine « la responsabilité de protéger » (R2P). C’est une entorse de 40 pages au principe fondateur de la diplomatie : la souveraineté nationale (article 2 paragraphe 4 de la charte des Nations unies). Le « bien-être de la population » est inscrit dans le droit international et autorise la communauté internationale à se saisir d’une situation où un régime martyriserait sa propre population. Mais la résolution 1973 du Conseil de sécurité de mars 2011 qui, à l’initiative de la France, invoque cette responsabilité, débouche sur le lynchage public de Kadhafi et un changement de régime en Libye. La Russie et la Chine ont le sentiment d’avoir été dupes. Comme le déplore Rony Brauman, ancien président de MSF, dans Guerres humanitaires ? Mensonges et intox, les massacres de Kadhafi à Tripoli ont été très largement mis en scène par Al Jazeera. À l’ère des fake news, la responsabilité de protéger est contournée à des fins géopolitiques tout à fait classiques.

« À l’origine, il y a une erreur essentielle qui demeure. Croire que les relations internationales n’ont pas d’originalité propre, qu’elles sont la transposition dans l’espace et dans le temps des relations internes ; que le même processus historique qui a conduit à la formation de l’État de droit, garantissant l’ordre et rendant possible le développement d’une démocratie interne, doit se développer à l’échelle mondiale. Qu’il est possible d’“échapper à la loi des patries” (Jaurès) et de fonder l’ordre et la démocratie internationale sur la constitution d’un État fédératif de tous les États » constate Régis Debray.

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À propos de l’auteur
Hadrien Desuin

Hadrien Desuin

Ancien élève de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, Hadrien Desuin est membre du comité de rédaction de Conflits.
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