<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Robert Kaplan. L’analyse géographique au service du réalisme

22 janvier 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : La carte, outils de base pour appréhender le monde, (c) Pixabay.
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Entretien avec Robert Kaplan. L’analyse géographique au service du réalisme

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Historien, journaliste (New York Times, Washington Post), professeur à l’Académie navale d’Annapolis et membre du Conseil de défense des États-Unis (2009-2011), Robert D. Kaplan est un pur conservateur qui démontre pourtant la capacité de certains auteurs américains à remettre en question les certitudes stratégiques de leur pays… pour mieux le servir.

À l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Robert Kaplan a accepté de répondre à Christophe Réveillard, professeur à Paris IV.

Robert D. Kaplan a tellement intégré les leçons de ses maîtres (Morgenthau, Mackinder, Mahan, Aron, etc.) que son analyse géographique du monde d’aujourd’hui est un pur produit de l’école réaliste. Son ouvrage d’un peu plus de cinq cents pages est scindé en trois chapitres, « Les visionnaires », « La carte du xxie siècle » et « L’Amérique face à son destin ». Si elle n’évite pas une certaine généralisation, l’analyse de Kaplan est stimulante et rappelle que l’école idéaliste, essentiellement américaine et fondée sur l’idéologie, se révèle la plus meurtrière sur le terrain. Reste à savoir si le travail de Kaplan aura autant d’influence sur la politique américaine que son précédent livre, Balkan Ghosts, en avait eu sur celle de Clinton en ex-Yougoslavie.

Le chapitre central rappelle la pertinence de la notion de territoire pour la compréhension de l’identité des peuples et celle de la géographie physique (montagnes, reliefs, cols, plaines, fleuves, mers) pour relativiser les constructions humaines. Ainsi sa tentative de lecture du monde à partir du terrain nous fait un peu moins croire que « la tradition américaine est hostile au réalisme » (Ashley Tellis).

C.R.

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La thématique principale de votre ouvrage insiste sur la permanence géographique à travers l’histoire et les aires de civilisation. La mondialisation n’a donc pas aboli le rôle de la géographie (liée à l’histoire) ?

J’appelle à une revanche de la géographie parce que, à l’ère de l’information et de l’avion, nous avons toujours besoin de comprendre le temps et l’espace. Les élites qui influencent l’opinion publique traversent océans et continents en quelques heures ce qui leur permet de parler avec désinvolture d’un « monde plat ». Si nous considérons le continent eurasien par exemple, mon intention est de découvrir ce qui a été perdu dans notre appréhension de la réalité physique et de retrouver une observation fondée sur le réel, grâce à l’érudition d’universitaires et d’auteurs de l’école réaliste maintenant disparus ; il est nécessaire de les réhabiliter contre la vision idéaliste du monde de certains milieux américains. La géographie permet de retrouver le sens de la réalité du terrain.

 

Vous dites que « la diminution des distances entre l’Eurasie et l’Amérique du Nord engendrera des conflits plus fréquents et plus intenses ».

 La diminution des distances entre l’Eurasie et l’Amérique du Nord sera la conséquence du développement des routes arctiques. Or le littoral asiatique connaît une militarisation croissante (marines indienne, chinoise… toujours plus puissantes et omniprésentes). Pensez à ce que dit John Mearsheimer de l’université de Chicago : « Comme les bénéfices de l’hégémonie régionale sont énormes dans un système sans hégémonie mondiale, les grands États seront toujours tentés d’imiter les États-Unis en établissant leur domination sur leur région. »

 

Pourquoi écrivez-vous que l’évolution des mégapoles, surtout en Asie et au Moyen-Orient, « sera au cœur de la géographie du xxie siècle » ?

 Bientôt quarante villes dépasseront les 10 millions d’habitants dont deux seulement dans les pays développés, déjà plus de la moitié de la population mondiale vit en milieu urbain. À l’échelle mondiale s’est installée une situation de surpeuplement des grandes villes, une dynamique d’urbanisation qui peut provoquer aussi bien l’instabilité que le développement des sociétés.

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Qu’entendez-vous par « oekoumène [simple_tooltip content=’Terme géographique qui désigne un espace habité et mis en valeur ; il peut s’entendre à l’échelle de la planète ou d’une partie de celle-ci.’](1)[/simple_tooltip] proche-oriental » et pourquoi pensez-vous qu’il sera le cœur de la géopolitique mondiale à venir ?

 L’oekoumène proche-oriental, sorte de Moyen-Orient élargi, est une zone située entre la Grèce, la Chine et l’Inde, mais séparée de ces trois pays même s’il a exercé sur chacun d’eux une influence déterminante. Unifié par l’islam et le nomadisme, l’oekoumène proche-oriental est structurellement divisé par la distribution spatiale des rivières, des oasis et des hauts plateaux qui influent sur son organisation politique. L’héritage de ce pluralisme antique se voit dans les dynamiques politiques fluctuantes du Moyen-Orient, avec la diversité des peuples, la multiplicité des forces religieuses et idéologiques, l’absence d’une alliance ou d’un État hégémonique, autant d’éléments qui affaiblissent sa stabilité et le mettent au rang des « terres à prendre » dont parle Mahan. Ainsi la zone la plus centrale de l’île monde de Mackinder est aussi, en ce xxie siècle, la plus instable.

 

Pour vous, l’affaiblissement de l’Union européenne au profit de l’Allemagne est un événement essentiel de la géopolitique contemporaine.

 Le transfert d’influence et de puissance d’une organisation internationale, l’Union européenne, vers un pôle national de puissance, l’Allemagne, à cheval sur l’Europe maritime et la Mitteleuropa, n’induit pas que l’Europe, en tant que réalité géographique multiséculaire, perde sa place de pôle majeur du monde postindustriel. Mais cela indique plutôt que la prospérité à venir des régions septentrionales de l’Europe va profiter de la proximité d’une Allemagne douée pour le commerce et organisée de façon fédérale.

 

Pourriez-vous préciser l’importance géographique respective du plateau iranien et du pont d’Anatolie ?

 Contrairement à la péninsule arabique, le plateau iranien appartient à un seul pays, l’Iran, lequel possède une population nombreuse et instruite ainsi que sa richesse énergétique et sa situation au sud du Heartland de Mackinder et au cœur du Rimland de Spykman. Il est aussi à cheval sur le Moyen-Orient et l’Asie centrale.

Moins important que le plateau iranien, le pont anatolien est également un élément géographique charnière de tout le Moyen-Orient. « Enclavée » entre la Méditerranée et la mer Noire, la Turquie se trouve au contact de l’Europe et de la sphère d’influence iranienne. Elle contrôle également les sources du Tigre et de l’Euphrate.

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Le fait que vous utilisiez les travaux dits civilisationnels de Braudel pour étudier la question mexicaine vis-à-vis des États-Unis indique-t-il que vous considérez que leur plus gros défi sera surtout intérieur ?

 C’est en renonçant temporairement à son hégémonie qu’un État ou un Empire peut se maintenir et les États-Unis ont tout à gagner à renoncer au contrôle des moindres soubresauts du monde, au rôle de gendarme international. De plus, nous devons éviter d’être détruits par les peuples situés au sud de notre frontière comme Rome le fut par ceux situés au nord. Au sud-ouest, les États-Unis sont en effet vulnérables à cause de l’hispanisation et de la proximité d’un énorme foyer démographique. Leurs frontières nationales sont sous tension et la cohérence géographique du pays est en danger, puisque cette frontière matérialise une séparation entre civilisations.

 

Un dernier mot d’actualité pour nos lecteurs : le développement de la crise régionale ukrainienne dégénérant au niveau international vient-elle confirmer votre point de vue d’historien-géographe ?

 La crise ukrainienne confirme mon intuition selon laquelle l’analyse géographique est décisive pour une bonne compréhension des crises internationales. L’Ukraine est une région limitrophe, vaste plaine frontière ouverte vers l’est et partiellement enveloppée par une Russie sans frontières naturelles ; elle est donc offerte, grande ouverte, à l’influence russe. La Russie peut interrompre le commerce avec elle et cesser de l’approvisionner en énergie. L’Ukraine n’est pas le Portugal ou la République tchèque, que l’Europe occidentale pourrait prétendre sécuriser sans risque. Les déterminants géographiques de l’Ukraine dictent ce fait que, même si elle devait un jour intégrer le monde capitaliste et des démocraties de l’Ouest, Kiev devra toujours conserver une relation spéciale avec la Russie. Le seul changement majeur qui pourrait transformer la donne résiderait dans la chute du géant russe lui-même.

 

Robert D. Kaplan, La Revanche de la géographie. Ce que les cartes nous apprennent de la géographie, Paris, éditions du Toucan, 2014, 25 €.

 

À propos de l’auteur
Christophe Réveillard

Christophe Réveillard

Christophe Réveillard est diplômé en Droit international Public, Docteur en Histoire, Membre de l’UMR Roland Mousnier (École doctorale Moderne et contemporaine Paris-Sorbonne Paris IV – Centre d’histoire de l’Europe et des relations internationales), Directeur de séminaire de géopolitique, École de guerre, Collège interarmées de défense (CID), École militaire, Auditeur du Centre des Hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM – promotion 1999), Ingénieur de recherches, Professeur-module européen Jean Monnet.
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