<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Du Roi des rois au guide suprême

23 décembre 2020

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Le Guide suprême, l'ayatollah Khamenei, lors d'une réunion avec l'armée, le 8 février 2020 (c) Sipa Auteurs : /AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22426725_000002
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Du Roi des rois au guide suprême

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Quelle est l’identité de l’Iran ? État-Nation, tête de pont du chiisme, empire, carrefour de civilisations ? La représentation que le pays veut se faire de lui-même s’accommode mal des événements fondateurs de l’Iran moderne qui a subi la domination de la Russie et du Royaume-Uni, puis celle des États-Unis qui a infligé en août 1953 l’humiliation encore sensible aujourd’hui du renversement de Mossadegh.

Les hauts plateaux, cœur du pays

Géographiquement, l’Iran se présente comme un ensemble de hauts plateaux et de bassins entourés par des chaînes de montagnes qui le distinguent du reste de la région – les monts Zagros à l’ouest et au sud, les monts Elbourz au nord, le Kopet-Dag au nord-est et à l’est les hauteurs du Khorasan et du Baloutchistan qui prolongent les chaînes afghanes et pakistanaises. Elles enserrent un ensemble de hauts plateaux arides nommés en bloc « plateau central » dont les parties orientales sont particulièrement désertiques (Grand Désert salé).

Ce cœur bien individualisé n’est cependant pas isolé du reste de monde. Au sud comme au nord, des cols et des passages mènent vers deux plaines littorales, le long du golfe Persique et de la Caspienne. La première s’élargit à l’ouest dans le Khouzestan qui conduit à la Mésopotamie, la seconde relie vers l’est à l’Asie centrale et vers l’ouest à l’Azerbaïdjan russe. Enfin de nombreuses passes ouvrent sur l’Afghanistan et le Pakistan.

 

Comme la Bohême autrefois, l’Iran se présente ainsi comme une forteresse gardée de tous côtés par de puissantes murailles, Bernard Hourcade parle même d’une « île » au sein du Moyen-Orient. On est tenté d’expliquer ainsi la permanence de sa civilisation depuis trois millénaires et les multiples voies qu’elle a empruntées pour affirmer son originalité. L’arrivée des peuples indo-européens daterait du second millénaire et l’histoire fixe la création de l’Empire perse par Cyrus vers 550 av. J.-C. Conquis par les Grecs, en guerre permanente avec les Romains puis les Byzantins, vaincu par les Arabes, par les Turcs Seldjoukides, puis par les Mongols, le pays qui correspond à l’Iran actuel rebondit à chaque fois avec les Parthes, les Sassanides ou les Samanides. Il constitue ainsi l’un des rares pays islamisés de la région à avoir conservé sa langue, le farsi, et donc sa culture, dans un territoire dont le centre de gravité est resté inchangé.

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La dynastie safavide (1501-1736) marque un retour en force de l’identité iranienne – la plupart des dynasties depuis les Parthes étant d’origine étrangère. Ils unifient l’État, créent une armée permanente, sécurisent les frontières et surtout imposent le chiisme comme religion officielle, une autre façon d’affirmer son originalité au sein du monde musulman.

Sortir des murs de la forteresse

La vie de l’Iran voit alterner périodes d’expansion, où il rayonne en dehors de sa forteresse montagneuse, et périodes de rétractation. L’expansion se fit vers l’ouest, en Mésopotamie conquise par les Perses, puis contestée entre Parthes et Romains et plus tard entre Safavides et Ottomans ; fixée en 1639 par le traité de Qasr-i-Chirin, la frontière est restée presque inchangée depuis cette date. Au nord-est, les Iraniens se heurtèrent aux peuples venus d’Asie centrale, Mongols, Ouzbeks… Au sud, ils regardèrent en direction du golfe Persique et leurs marchands naviguaient jusqu’à Malacca.

Il reste de cette histoire glorieuse une forte empreinte culturelle ; le Tadjikistan et le nord et l’ouest de l’Afghanistan parlent farsi comme l’Iran. L’Irak et le Barhein sont majoritairement chiites. Enfin le souvenir des États clients des Sassanides n’est pas oublié par les Iraniens – l’Aaval (Barhein et Hasa actuels) et le Mazun (Oman actuel) ; Pirouz Mojtahed-Zadeh prétend même que ces territoires étaient peuplés d’Iraniens avant que les Arabes ne les occupent. Une telle affirmation ne peut que renforcer les craintes des pays arabes du Golfe.

 

Ce n’est pas la seule raison de s’inquiéter. À l’époque où l’Iran était majoritairement sunnite, le califat abbasside établit sa capitale à Bagdad ; il s’appuie sur des chefs de guerre venus du Khorasan iranien et sur des administrateurs formés par les Sassanides – ce sont eux qui introduisent le poste de vizir. En 945, les Bouyides, chiites venus du nord de l’Iran, mirent même sous tutelle le califat avant d’être chassés par les Turcs Seldjoukides qui, eux-mêmes, subissent l’influence culturelle persane. Serait-il excessif de plagier la célèbre formule sur Rome et la Grèce et d’affirmer que « conquis, l’Iran a conquis son farouche vainqueur » turc ?

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De cette histoire compliquée il reste un fait : le rayonnement de l’Iran a souvent débordé le cadre de sa forteresse montagneuse. Il s’est étendu aux côtes du golfe Persique, à la Mésopotamie et à l’Afghanistan. Ainsi le passé légitime les ambitions actuelles de Téhéran. Ali Younesi, l’un des principaux conseillers du président iranien Hassan Rohani et ancien dirigeant des services secrets, ne déclarait-il pas le 8 mars 2015 : « L’Iran était autrefois un gigantesque empire qui avait comme capitale Bagdad et, aujourd’hui, rien au monde ne pourra détacher l’Irak de l’Iran. »

Le temps du repli

Le XIXe siècle fut un siècle de rétractation. La dynastie Qajar subit l’assaut des Russes en 1804 et leur abandonne l’Azerbaïdjan, puis, sous la pression anglaise, doit renoncer à Hérat et à l’Ouest afghan en 1857. Les frontières de l’Iran seront dès lors pratiquement inchangées. La lutte d’influence entre la baleine britannique et le mammouth russe aboutit au partage du pays en zones d’influence. Le pétrole est exploité depuis 1909 par l’Anglo-Persian Oil Company (devenue BP), le nord de l’Iran est envahi par la Russie en 1941 et le Shah, suspecté de sympathies pour l’Allemagne, déposé.

 

Après 1945, son fils se tourne vers les États-Unis. Ce sont les Américains de l’Overseas Consultant Inc. qui rédigent les objectifs du premier plan en 1949 ; la banque mondiale aide à l’ouverture de la Bourse de Téhéran en 1968. L’anglais remplace alors le français comme seconde langue de travail dans l’administration. Le bilan est loin d’être totalement négatif, puisque la croissance atteint 9,6 % entre 1960 et 1977. Mais la modernisation rapide déstabilise le pays et le régime étouffe les libertés. Surtout il paraît totalement inféodé à Washington depuis l’affaire Mossadegh. Premier ministre en 1951, ce dernier nationalise le pétrole et provoque l’hostilité des Occidentaux. Il est écarté à la suite d’un coup d’État orchestré par la CIA.

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On peut parler d’une tache originelle qui pèse ensuite sur le Shah et contribue à la révolution khomeyniste en 1979. Elle explique la virulence de l’anti-américanisme et l’occupation de l’ambassade des États-Unis en novembre. En septembre 1980, l’Irak encouragé par les pays arabes envahit l’Iran alors isolé.

Tous ces événements confortent les dirigeants iraniens dans leur méfiance envers le reste du monde. Le régime se durcit par crainte d’une « révolution de couleur » que pourraient soutenir les Occidentaux et qui faillit se produire en 2009. Ses dirigeants tiennent des propos de plus en plus virulents qui contribuent à l’isolement, surtout pendant la présidence d’Ahmadinejad de 2005 à 2013. Les sanctions s’abattent sur lui à cause de son programme nucléaire et l’économie traverse de graves difficultés. Un axe paradoxal États-Unis/Israël/Arabie se forme pour contrer Téhéran.

 

En même temps, l’Iran victime des sanctions se voit comme une « puissance pauvre » face à ses opulents voisins du Golfe. Ces derniers surestiment sans doute le pouvoir de nuisance de Téhéran et l’attrait qu’elle exerce sur leurs populations chiites. Ainsi s’entretient la méfiance mutuelle ainsi que la crainte de l’isolement en Iran. Cette dernière a d’ailleurs des racines profondes.

Un réflexe obsidional

La situation géopolitique de l’Iran est celle de la centralité, au contact d’au moins quatre ensembles : l’Asie centrale, le Moyen-Orient, le golfe Persique ouvert sur l’océan Indien et le monde turc. Ainsi, l’Iran, sorte de lien naturel, de plate-forme entre quelques-unes des zones les plus mouvantes qui soient au monde, est engagé dans une grande partie des conflits actuels. Il partage, par terre ou par mer, une frontière avec quinze voisins. C’est le record mondial ! Téhéran ne peut se désintéresser d’aucune des régions qui l’entourent du fait des menaces qu’elles font peser sur l’Iran autant que pour les opportunités qu’ils recèlent. Selon François Thual : « L’Iran a toujours perçu sa position géopolitique sous le mode obsidional, dans l’appréhension constante des menaces que font peser sur lui les États ou les nations qui l’entourent. »

La représentation géopolitique qu’il a de son territoire est donc marquée par cette peur de l’encerclement renforcé par la diversité ethnique et religieuse de ses populations tout au long de ses frontières intérieures (Kurdes, Baloutches, Turkmènes…). Le pays est en effet formé d’un noyau perse entouré d’une ceinture de minorités, ethniques ou religieuses, transfrontalières, qui constituent autant de possibles couloirs de pénétration pour les invasions étrangères, observe Thual. Le noyau perse représente à peine plus de 50 % de la population iranienne. Viennent ensuite les Azéris (25 %) et les Kurdes (7 %) ; 15 % des Iraniens déclaraient ne pas comprendre le persan (ou farsi) et ce chiffre atteignait 60 % dans certains départements ruraux du Kurdistan, d’Azerbaïdjan ou du Baloutchistan.

Plus que l’appartenance ethnique, c’est le facteur religieux qui est déterminant en Iran comme ciment de l’unité nationale. Le chiisme est un élément de cohésion puisque 85 % de la population s’en réclame. Il fournit aussi à l’Iran une arme pour sa politique extérieure au point que l’on a pu parler, de façon un peu simple sans doute, d’arc chiite et même de « géopolitique du chiisme ».

 

Tel est le pays qui effectue aujourd’hui son « grand retour » en profitant des circonstances, d’ailleurs largement suscitées par les maladresses de ses ennemis comme l’invasion de l’Irak ou le soutien aux sunnites extrémistes. Conscient et même fier de son identité, humilié depuis deux siècles par les puissances étrangères, indigné de l’hostilité que l’opinion occidentale lui a manifestée depuis plus de quarante ans, désireux de briser le cercle des menaces qui l’entourent. C’est aussi, étonnamment, un pays méconnu comme le rappelle Bernard Hourcade. Qui sait que la première révolution constitutionnaliste au Proche-Orient eut lieu en Perse, en 1905, avant les Jeunes Turcs et bien avant Nasser ? Que la dictature moderniste de Reza Shah fut aussi audacieuse que celle d’Ataturk ? Que le pétrole fut exploité à Abadan avant de l’être en Arabie Saoudite ? Que la croissance iranienne dans les années 1960-1979 fut comparable à celle de la Corée du Sud ? Que le chiisme autorise une lecture du Coran plus libre que dans le reste du monde musulman ? L’Iran, que beaucoup identifient aujourd’hui à la régression, à l’obscurantisme et à l’isolement, a fait figure de pays novateur au sein du Moyen-Orient.

Malgré l’opposition d’une grande partie de la planète, l’Iran a tenu bon, pour le meilleur ou pour le pire selon la façon dont on juge son régime – ce qui n’est pas notre propos de « géopoliticiens réalistes ». Aujourd’hui, des opportunités exceptionnelles lui permettent de retrouver sa place. Saura-t-il les saisir ?

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Pascal Gauchon

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