<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Turquie: le pays à cheval

5 septembre 2017

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Cavalier Turc., Albrecht Dürer (vers 1510). Photo: Albertina de Vienne
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Turquie: le pays à cheval

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En deux millénaires l’histoire du peuple turc a oscillé entre trois grands espaces: l’Asie, terre des origines, l’Orient islamique qui consacre la turcité à l’universel, l’Anatolie, ultime refuge et berceau de la renaissance nationale.

 

La Turquie, écrit le poète Nazim Hikmet, «ressemble à la tête d’une jument venue au grand galop de l’Asie lointaine pour se tremper dans la Méditerranée».Aux alentours de l’an mille, une horde de cavaliers surgit des steppes et plante ses tentes en Anatolie. Cinq siècles plus tard, les chevaux des enfants d’Osman, le fondateur de la dynastie ottomane, s’abreuvent au Danube. Mais bientôt arrive le temps du reflux. Acculés au réduit anatolien, les Turcs n’ont d’autre solution pour survivre à l’Occident que de devenir eux-mêmes l’Occident. Tel est le sens de l’œuvre de Mustapha Kemal (1881-1938). Moderniser la nation signifie non seulement l’armer de nouveaux outils modernes mais aussi régénérer les Turcs en les affranchissant d’une foi jugée inapte aux défis de l’ère nouvelle. Cent ans après, Recep Tayyip Erdogan maintient le cap de la grandeur, à la différence qu’il souhaite désormais faire de l’islam et du souvenir de l’Empire ottoman le tremplin d’une nouvelle civilisation.

Les fils de la steppe

Une étendue herbeuse immense et monotone s’étale à l’infini. Tel est le visage de la steppe qui, des confins de la Manchourie à la plaine hongroise, drosse depuis des millénaires le continent de ses vagues d’invasion. La steppe a accouché d’un redoutable cavalier aux yeux bridés, aux pommettes saillantes et au torse noueux. Le Türk, c’est le fort. L’étymologie renvoie à l’impitoyable sélection naturelle de ces rudes contrées où alternent vent glacé et chaleur excessive. Au fur et à mesure de leur avancée vers le soleil couchant, les hordes turques soumettent ou assimilent des peuplades indo-européennes. La silhouette des cavaliers se redresse, les visages s’allongent et les teints s’éclaircissent. Plus tard, à l’époque ottomane, le ramassage d’enfants slaves (devsirme) et la coutume de prendre des épouses circassiennes ravivent sans cesse le sang. À l’orée du Xe siècle, les Turcs se convertissent à l’islam. Dès lors, turcité et islam fusionnent. «Je suis turc, ma religion, ma race sont grandes», proclame le poète Mehmet Emrin. Pour les tenants de la synthèse islamo-nationaliste, idéologie officieuse de l’État turc depuis les années 1980, le passage à la foi du Prophète révèle une destinée manifeste. Dès l’origine, les Turcs auraient été prédestinés à l’islam. La croyance ancienne en un dieu national (Türk Tanri), en un dieu céleste (Gök Tanri) supérieur à tous les autres, aurait naturellement conduit au monothéisme. À charge désormais pour le nouveau peuple élu de préserver et de propager l’islam aux quatre coins du globe. En se retirant, constate le général Suat Ilhan, «les Arabes ont transmis leur responsabilité aux Turcs, leur influence en Afrique du Nord s’est estompée, l’Andalousie a sombré dans le chaos… Les Turcs ont incarné de nouveau l’islam en Anatolie, dans le Caucase, dans les Balkans, en Afrique, en Inde, jusqu’en 1922 [simple_tooltip content=’ Suat Ilhan, Türk olmak zordur (Il est dur d’être turc), Alfa, Istanbul, 2009, p. 117.’](1)[/simple_tooltip]».

Musulmans et turcs toujours

L’islam est l’essence de la culture, soutiennent les intellectuels islamo-nationalistes et, sans son apport, la turcité aurait dépéri. Inversement, sans les Turcs, l’islam aurait disparu corps et bien au XIe siècle sous l’assaut de la chevalerie européenne. En d’autres termes, «la conversion à l’islam ne concerne pas seulement l’histoire turque, elle est une date décisive qui influe sur l’histoire du monde pour des siècles et des siècles [simple_tooltip content=’Ibid., p. 114′](2)[/simple_tooltip]». La bataille de Manzikert (1071) qui ouvre les portes de l’Anatolie à la déferlante touranienne est une autre date clé. La victoire du sultan seldjoukide Alp Arslan (1029-1072) sur Byzance sanctionne la jonction entre une terre et un peuple, la vocation de l’Asie Mineure (l’Anatolie actuelle) à l’islam et à la turcité. Elle marque la première étape de la sanctuarisation du territoire qui s’achève en 1922 par la victoire d’Atatürk sur les Grecs et l’Occident. De Manzikert souffle la providence. Elle est, s’exclame l’historien Mehmet Celik,«la force qui nous a propulsés jusqu’à Vienne. C’est l’âme qui nous a portés jusqu’à Nicopolis [simple_tooltip content=’En 1396, cette bataille se déroula au nord de la Bulgarie actuelle et sanctionna l’échec de la croisade de Sigismond de Hongrie’](3)[/simple_tooltip]. Elle est la vaillance qui nous a ouvert les océans avec Barberousse [corsaire ottoman du XVIe siècle] [simple_tooltip content=’ Fatih Yash, AKP, Cemaat, Sünni-Ulus, Yeni Türkiye üzerine tezler (L’AKP, la Confrérie, la nation-sunnite, Thèses sur la Nouvelle Turquie), Yordam Kitap, Istanbul, 2014, p.136.’](4)[/simple_tooltip]».Au début du XXe siècle, Manzikert inspire le drapeau écarlate frappé du croissant et de l’étoile de la République kémaliste. À l’origine du Ay yildiz, une légende: au soir de la bataille le Sultan divaguant aperçut le reflet des astres célestes sur une mare éclaboussée de sang. En souvenir du sacrifice de ceux qui étaient tombés, il en fit la bannière nationale. Deux références explicites à Mahomet y claquent au vent. Le croissant renvoie à l’unité du monde musulman tandis que les branches de l’étoile dessinent les cinq piliers coraniques. De l’Asie centrale à l’Anatolie, de
l’Empire à la République, toute l’histoire turque converge en une culture nationale qui a pour expression ultime l’islam.

L’Empire des trois mondes

La chute de Byzance (1453) consacre la vocation universelle du nouvel Empire ottoman. La conquête des lieux saints de l’islam (Médine, La Mecque) au XVIe siècle assure au Sultan le titre de Calife. Dorénavant, l’ombre du commandeur des croyants surplombe un empire qui se projette sur trois continents. La vision qu’en conservent les Turcs balance. Certes, ils chérissent un héritage glorieux. Les Ottomans jouissaient d’une administration efficace qui levait une armée redoutable. Leurs architectes lancent des arcs de pierre de la Neretva [simple_tooltip content=’Fleuve de Bosnie’](5)[/simple_tooltip] à l’Euphrate. En bref, s’enthousiasme le publiciste islamonationaliste Necati Özfatura: «L’Empire ottoman aux quatre coins du monde, des Balkans au Moyen-Orient, du Caucase à l’Afrique du Nord, a recherché comme un amoureux recherche sa bien-aimée la justice et la paix. De tout temps, les empires ont été fondés autour d’une croyance qui organise les langues, les origines, les coutumes. Mais de tous l’État ottoman avec ses 624 ans est celui qui a vécu le plus longtemps [simple_tooltip content=’ Türkiye, 22 juillet 2005, Necati Özfatura, «Osmanli’nin mirasi» (L’héritage ottoman)’](6)[/simple_tooltip].» En sens inverse, la longue agonie ottomane a laissé des traces. Le génie turc se serait épuisé au profit de peuples ingrats prompts à la trahison. Ahmet Davutoglu, ancien Premier ministre d’Erdogan et pourtant chantre du néo-ottomanisme, estime que le cosmopolitisme exacerbé a creusé la tombe de l’empire. «À l’origine, ce mélange a été une force mais après, que l’on veuille ou non, ce creuset bariolé a ouvert la voie au déclin. Aujourd’hui, c’est un processus identique que vit l’Occident [simple_tooltip content=’Ahmet Davutoglu, Küresel Bunalim (La crise globale), Küre, Istanbul, 2001, p. 228.’](7)[/simple_tooltip].»Pis, le sang turc s’est dilapidé au profit d’une croyance universaliste qui a lentement vidé l’Anatolie de ses forces vives. En définitive, tous ces efforts ont été vains, puisqu’en plein conflit mondial, les Arabes ont sabordé la solidarité islamique. Coup de poignard dans le dos, la rébellion arabe (1916) est la source d’une rancune tenace. Malgré tout, il existe une généalogie occulte entre l’Empire et la République. Comme si l’État national de Kemal n’avait jamais secrètement renoncé à sa destinée universelle. Tout d’abord, sur les armes de la présidence de la République, chacune des étoiles entourant le disque solaire représente, des Huns aux Ottomans en passant par la Horde d’Or et les Khazars, un des seize grands empires turciques de l’histoire. Ensuite, la République conserve aux marches septentrionales de la Syrie le mausolée de Suleiman Chah (1178-1236), unique enclave nationale à l’extérieur de ses frontières. Jusqu’à une date récente, une garde d’honneur veillait nuit et jour sur la dépouille du grand-père d’Osman. Surtout, l’État turc ne se borne pas aux seules contingences terrestres, il guide son peuple vers une expérience spirituelle. La récurrence du mot justice (adalet) dans la adalet) dans la adalet bouche des leaders de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement – Adalet ve Kalkinma Partisi)renvoie aux légalités islamiques. La justice, proclame le soufiste Ibn Ghazali, (1058-1111) est avec la loi miques. La justice, proclame le soufiste Ibn Ghazali, (1058-1111) est avec la loi miques. La justice, proclame le soufiste divine «l’objectif de tout départ et le refuge de tout retour». Enfin, l’idée impériale est aujourd’hui la grammaire civilisationnelle qui jette des ponts entre des espaces que l’éclipse de la Porte a éclatés. D’Edirne à Mossoul, il n’y avait pas de coupures jusqu’aux ruptures de ces cent dernières années. «Ces césures sont à l’origine de tous nos problèmes et pour y remédier il faut acquérir de la profondeur» plaide Ahmet Davutoglu [simple_tooltip content=’Ibid., p.137. ‘](8)[/simple_tooltip]. L’héritage ottoman propulse la Turquie du passé au futur et dompte la puissance corrosive du temps.

La citadelle anatolienne

Dans son palais présidentiel de Cankaya, Mustapha Kemal fixait souvent rêveur un portrait d’OsmanIer. Le romancier Yakup Karaosmanoglu s’interroge: «A-t-il songé que lui aussi représente un commencement? Ce sera cette fois celui de la nation turque.» La République turque s’est construite officiellement sur le double rejet du cosmopolitisme impérial et de la théocratie. Pour accomplir cette révolution, Kemal a substitué à l’islam la religion civique de la patrie: sans laïcité pas d’État-nation, sans État-nation pas d’État-unitaire. Alors que le traité de Sèvres (1920) prévoit le partage de l’Anatolie entre les puissances de l’Entente, Kemal refuse le diktat et déclenche une guerre de libération nationale (Istiklâl Harbi). Il proclame la République (1923) et abolit le Califat (1924). Un paradoxe que le général Suat Ilhan résume en ces termes: «Nous avons poursuivi pas à pas l’adaptation à l’époque contemporaine en prenant à l’Occident certains traits culturels. Nous en avons adopté certains et délaissé d’autres. Cela parce que nous avons gagné la guerre et que nous étions indépendants. Si nous avions été vaincus, les Européens nous auraient tout dicté du premier au dernier mot [simple_tooltip content=’Op. (1) cit., p. 308′](9)[/simple_tooltip].»En d’autres termes, les théoriciens de la synthèse islamo-nationaliste jouent sur l’idée d’une double réalité: sous le vernis convenu d’une Turquie occidentalisée se réalise son expression authentique islamique et asiatique. Durant deux décennies, la République engage la régénérescence des Turcs. Le kémaliste devient l’archétype du «turc nouveau»: un combattant de la religion laïque, champion des vertus patriotiques, jeune, courageux, enthousiaste, actif. Mais l’icône masque une autre réalité. Deux Turquie se télescopent.

Complexe de supériorité ou d’infériorité?

D’un côté les Turcs blancs forment l’essentiel des élites républicaines. De l’autre, les Turcs noirs, plus pauvres, plus nombreux, plus croyants, dessinent les contours de l’Anatolie profonde. Dans son roman L’Étranger, Yakup Karaosmanolu raconte L’Étranger, l’histoire d’un jeune ancien combattant des Dardanelles qui, au début des années 1920, se porte volontaire pour enseigner dans un village d’Anatolie centrale. L’obscurantisme et l’état d’arriération des villageois l’horrifient. Ils continuent d’honorer le sultan et ignorent tout de l’œuvre de Kemal. Incapable de communiquer, il hurle sa frustration: «Mère patrie, comme tu es impitoyable. Quelle dure indifférence à ma détresse. À qui ai-je sacrifié mon bras!»L’idée même de patrie au sens moderne du terme a du mal à pénétrer les masses. Le mot qu’utilisent les Turcs pour l’exprimer, vatan, est d’origine arabe et son sens littéral désigne l’enclos à mouton… Réduits à l’échelle de l’État-nation après avoir régné au Caire, à Ispahan, à Dehli, les Turcs sont meurtris dans leur orgueil. Eux, la race des conquérants, ils sont réduits aux tâches de manœuvre du BTP européen. Ce décalage entre passé et présent scelle un double complexe de supériorité et d’infériorité. Dans son roman, Une vie nouvelle (1994), Orhan Pamuk raconte l’histoire d’un étudiant appelé Osman (nom éponyme du fondateur de la dynastie ottomane). Il abandonne ses études, sa famille pour une vie errante en quête d’absolu. Le jeune homme élit domicile dans les gares routières des bourgades d’Anatolie, montant ou descendant au hasard des destinations. Il rencontre des vagabonds, des paysans sans terre, des gens simples, fidèles à la statue d’Atatürk du square municipal et à la prière du vendredi. À la fin du périple dans une ville sans nom, un marchand ambulant lui offre une sucrerie avec un papier contenant un aphorisme sur le monde: «Aujourd’hui nous avons tout perdu.» Le marchand explique: «L’Occident nous a engloutis, foulant aux pieds notre passé. Ils nous ont envahis, annihilés. Mais un jour, un jour peut-être dans 10000 ans, nous prendrons notre revanche, nous mettrons fin à cette conspiration, nous retrouverons notre âme. Maintenant, pars au loin, mange et cesse de pleurer!»

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À propos de l’auteur
Tancrède Josseran

Tancrède Josseran

Diplômé de Sorbonne-Université, il est chercheur associé à l’Institut de stratégie comparé.
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