<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’armée russe à l’ère de l’éclatement stratégique

15 février 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Reconstitution du siège de Sébastopol au Festival historique militaire de Crimée le 13 septembre 2019, Auteurs : Sergei Malgavko/TASS/Sipa USA/SIPA, Numéro de reportage : SIPAUSA30181677_000016.
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L’armée russe à l’ère de l’éclatement stratégique

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Pendant quinze ans, la Russie a été incapable de mener une action géopolitique majeure. Son retour est signifié en 2014, avec les opérations d’Ukraine et du Donbass. Cette restauration militaire est portée par une restauration de la conscience géopolitique et une capacité à peser à l’ère de l’éclatement stratégique.

Depuis la fin de la guerre froide, la Russie n’a pas été en mesure de mener une action géopolitique indépendante en raison de sa faiblesse économique et de la domination américaine dans le système international. C’est à partir de 2014 qu’elle s’est rendu compte qu’elle avait aussi une prérogative régionale, quand elle s’est emparée de la Crimée et qu’elle a soutenu la rébellion du Donbass. Ces actions étaient motivées par les conditions en Ukraine, qui ont contraint la Russie à exécuter l’opération qu’elle avait prévue depuis l’effondrement de l’URSS. Après la réalisation de son indépendance stratégique, la Russie a engagé suffisamment de forces dans le conflit syrien en 2015 pour préserver le régime d’Assad, a envoyé des mercenaires pour dissuader Maduro de fuir le Venezuela pendant le soulèvement de 2019, et remplace l’Amérique comme arbitre au Moyen-Orient, comme le montrent les négociations de paix syriennes de 2018, auxquelles les États-Unis ne participaient pas.

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D’une puissance opportuniste à une puissance stratégique

La dernière fois que la Russie, sous la forme de l’URSS, a eu cette liberté stratégique, c’était entre 1974 et 1980. Une période de paralysie politique intérieure américaine, d’épuisement d’après-guerre au Vietnam et de malaise économique. Au cours de cette période, l’armée de l’URSS a rapidement étendu sa portée mondiale, nation après nation (environ 15) tombant dans le système international soviétique, tout en soutenant de nombreuses insurrections armées et des mesures actives qui étaient sur le point de mettre d’autres nations sur son orbite.

Mais qu’est-ce qui est différent en cette ère d’éclatement stratégique ? Le premier et le plus important est le manque de ressources de la Russie pour projeter le pouvoir (l’URSS avait trois fois la population relative et une économie beaucoup plus importante). Deuxièmement, la Russie n’a pas de stratégie pour utiliser au mieux ses ressources limitées afin de réaliser sa stratégie nationale plus vaste (l’URSS était guidée et renforcée par l’idéologie communiste).

L’armée russe défilant sur la place Rouge. La puissance retrouvée de l’ex-armée soviétique.

On dit que plus le pouvoir est faible, plus la stratégie est grande. Ceci a été formulé pour expliquer le succès stratégique de l’Empire austro-hongrois : un empire faible entouré d’ennemis puissants ; et pour expliquer le fait que les puissants États-Unis manquent d’une grande stratégie dans la politique internationale. L’Amérique manque même de stratégies dans des conflits régionaux limités tels que l’Irak et l’Afghanistan. La Russie en tant que puissance faible a besoin d’une stratégie pour promouvoir efficacement sa volonté dans les affaires internationales. Pendant la période de contrainte américaine, la Russie était connue comme une puissance opportuniste sans stratégie, profitant de quelques opportunités limitées comme l’Ossétie du Sud, la Transnistrie ou l’Abkhazie. En l’absence de cette contrainte, la Russie passe d’une puissance opportuniste à une puissance stratégique.

 

Ce que nous observons

Quelle « grande stratégie militaire » pouvons-nous induire à partir de l’observation du déploiement militaire russe ? Au « choc et à la crainte » des nations occidentales, la Russie a montré des résultats remarquables de réformes et de modernisations militaires initiées après leur mauvaise performance en 2008 lors de la guerre de Géorgie. Avec un budget modeste de 3,5 % du PIB, l’armée russe a fourni des effectifs, des équipements, une formation, une vitesse de déploiement et des systèmes d’armes efficaces suffisants pour être considérés comme une puissance militaire mondiale. Les déploiements militaires russes ont modifié le paysage géopolitique en Syrie, au Moyen-Orient et au Venezuela. Nous voyons huit priorités observables dans leur emploi militaire :

1 – La diplomatie d’abord : La Russie (et auparavant l’URSS) considère l’armée comme un effort de soutien à des opérations diplomatiques et politiques de plus grande envergure. L’armée évolue au rythme de la diplomatie. Selon la doctrine militaire soviétique et russe, l’armée sert de force de suivi à l’action diplomatique et politique et de composante d’autres aspects du pouvoir national (culturel, économique, cybernétique, etc.). Pour préserver cet aspect de soutien, la Russie ne risquera pas la crédibilité de sa puissance militaire pour s’engager dans un grand combat conventionnel qui n’est pas certain de la victoire. Cela contraste avec l’Amérique, où la diplomatie et la politique suivent l’armée. Le général américain Norman Schwarzkopf négocie la fin de la première guerre du Golfe en 1991. En Irak en 2003 et en Afghanistan en 2001, l’action politique a suivi la défaite militaire de l’ennemi.

 

2 – Économies de coûts : Le gouvernement russe n’est pas disposé à mettre à rude épreuve son économie pour profiter de l’éclatement stratégique (comme il l’a fait dans les années 1970). L’armée russe ne déploie que des milliers de soldats, contrairement aux États-Unis qui en déploient des centaines de milliers. Ce nombre limité n’est déployé au combat que pour des périodes de temps limitées (des mois contre des années pour les États-Unis). Avec cette retenue, l’armée russe ne peut s’engager que dans des conflits qui peuvent être résolus dans un court laps de temps et limiter l’application militaire.

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3 – Vente militaire : La guerre de Syrie a été une démonstration efficace des systèmes militaires russes. Les Russes ont déployé près de 600 systèmes d’armes en Syrie, dont près de la moitié n’ont pas été suffisamment testés sur le terrain. Naturellement, nous sommes conscients de ceux qui fonctionnent avec succès. Le complexe militaro-industriel russe (CIM) a gagné en considération et en part de marché parce que les nations peuvent acheter des systèmes d’armes éprouvés au combat sans les contraintes politiques qui accompagnent l’achat de systèmes d’armes occidentaux.

 

4 – Les ventes militaires pour établir des partenariats stratégiques : La Russie a utilisé les ventes militaires pour établir un partenariat stratégique avec une puissance régionale.  Nous le constatons avec les ventes de S-400 à la Turquie et de S-300 à l’Iran. Ces deux ventes s’inscrivent dans une stratégie régionale visant à affaiblir l’influence américaine. Mais ne considérez pas ces ventes comme un signe d’amitié. Elles sont plutôt transactionnelles et éphémères, pour s’achever une fois que ces objectifs stratégiques limités ont été atteints ou divergent.

 

5 – Stabilité de l’aide : Les déploiements militaires russes en Syrie ont renforcé un régime existant et la Russie ne déploie pas de force pour saper les régimes existants (contrairement aux États-Unis). En conséquence, les pays, en particulier ceux du Moyen-Orient et d’Asie centrale, considèrent le déploiement militaire russe comme une force de stabilisation bien accueillie, une force d’attraction douce pour une force militaire dure.

 

6 – Maintenir l’expertise de combat : Les multiples exercices snap en Russie, les déploiements en Syrie et l’insurrection dans le Donbass ont donné à l’armée russe l’expertise nécessaire pour mener des opérations conjointes et combinées d’armement à grande échelle. La taille et la vitesse des exercices snap russes dépassent de loin celles des exercices interarmées de l’OTAN. Une statistique qui se démarque est que presque tous les équipages et pilotes russes ont effectué des rotations en Syrie dans des conditions de combat.

 

7 – Multiplicateur de force pour les régimes régionaux : L’armée russe a réussi à maîtriser le calcul de la stabilité du régime. Avec seulement 4 000 soldats dans un pays de 18 millions d’habitants, l’armée russe a assuré la survie du régime de Damas. C’est tout le contraire des États-Unis qui, avec 165 000 soldats en Irak pour 38 millions d’habitants, n’ont pas réussi à empêcher la montée de l’ISIS et la perte éventuelle de l’Irak à l’influence iranienne. La Russie engagera des forces si le pouvoir établi dispose d’une certaine forme de légitimité, ce qui s’est produit au Venezuela, en Syrie, en Crimée et dans le Donbass. La Russie n’engagera qu’un niveau suffisant pour assurer la survie du régime, pas plus.

 

8 – Soutenir les relations économiques existantes : L’une des caractéristiques du déploiement militaire russe est le soutien de l’intérêt économique, en particulier les contrats énergétiques et les ventes militaires. Lorsque la distance (Venezuela) ou la légitimité (Libye) est problématique, la Russie a envoyé l’organisation mercenaire Wagner Group pour s’assurer que les contrats existants sont respectés. (Il convient de noter que le droit russe ne reconnaît pas les entreprises de défense commerciale.)

 

Limites militaires actuelles

Il existe plusieurs limites flagrantes aux capacités militaires de la Russie qui guident sa stratégie. Le plus remarquable est sa force navale. Sur le papier, elle compte 270 navires, mais seulement une quarantaine sont en état de navigabilité. Étant donné la domination américaine sur les mers, la Russie ne s’efforcera pas de contester la domination américaine. Son rôle a été celui de soutien logistique et de soutien au combat dans l’espace naval sécurisé (tel que la Méditerranée orientale). L’absence d’une force de réserve terrestre constitue une autre limite. Cela empêche la Russie d’occuper une zone après une victoire militaire. Il faut une force de réserve pour sécuriser une zone. De ce point de vue, la Russie a accepté la permanence d’une alliance de l’OTAN dans l’ancien espace soviétique.

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Capacités militaires croissantes

Même avec ses petits budgets et sa portée limitée, la Russie prend des mesures pour accroître ses capacités militaires globales. Tout d’abord, nous assistons à une militarisation de la société avec la création de la Yunarmiya (armée de la jeunesse) de 240 000 jeunes de 11 à 18 ans. Cela n’a pas été vu pendant la période soviétique et se rapproche du militarisme prussien du xixe siècle.

La Russie est fière de son armée et n’oublie pas la transmission de la mémoire.

Après la perte de fournisseurs ukrainiens et de partenaires étrangers pour leur complexe militaro-industriel, la Russie a fait une substitution surprenante et efficace. L’un des domaines de l’ingéniosité russe est l’application d’une nouvelle technologie peu coûteuse pour améliorer les anciens systèmes d’armes de plus grande taille, comme l’utilisation de petits drones pour améliorer l’efficacité des chars et de l’artillerie de combat. Pour les systèmes plus coûteux, les Russes ont développé des châssis singuliers pour des systèmes de véhicules de combat multiples.

Et aucun commentaire sur l’armée russe ne serait complet s’il n’était pas fait mention de la domination russe dans les cyberopérations. Ils ont un avantage comparatif dans cette génération de combat qu’ils déploient continuellement selon leur doctrine militaire (voir le Livre blanc sur la défense de 2003).

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Tendances à long terme

Alors, où va la Russie avec son armée ? Premièrement, ses partenariats militaires et stratégiques dans un monde multipolaire réduiront progressivement le rôle de l’OTAN dans le monde et empêcheront l’OTAN ou les États-Unis de réaffirmer leur rôle (comme nous le voyons avec l’exclusion des États-Unis des pourparlers de paix syriens). Deuxièmement, la Russie fera preuve de déférence à l’égard de la Chine, ce qui lui permettra de défier les États-Unis dans le Pacifique. Troisièmement, il y aura une reprise du conflit entre la Russie et la Turquie, la Russie soutenant les régimes existants au Moyen-Orient contre les mouvements parrainés par la Turquie. Quatrièmement, la Russie s’efforcera de retrouver son rôle historique de gendarme de l’Europe en coopération avec les autres puissances militaires européennes, les plus fortes étant la France et la Pologne. La façon dont la Russie engage ces deux pays dans des stratégies de sécurité montrera l’orientation et la progression de la stratégie militaire de la Russie. Si la Russie réussit dans cette entreprise, l’OTAN verra son rôle réduit à un forum d’engagement politique entre l’Europe et les États-Unis, subordonné aux liens bilatéraux entre la Russie et une grande puissance européenne.

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Peter Debbins

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