<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Syrie : la révolution dévorée par ses propres enfants ?

4 décembre 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Ebis magnim sam rerum volupta sed quaessimo millace

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Syrie : la révolution dévorée par ses propres enfants ?

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Près d’un million de Syriens vivent en Allemagne. Le renversement d’Assad fut donc vécu avec passion dans les rues allemandes. Et pour ces Syriens vivant outre-Rhin, se pose le douloureux problème de l’écartèlement entre leur pays d’accueil et leur pays d’origine.

Frédéric Pichon, docteur en histoire, professeur en classes préparatoires

Ce qui s’est passé en Allemagne l’été dernier est passé relativement inaperçu. Selon Euronews, « des manifestations radicales ont eu lieu à Berlin et à Düsseldorf (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) le 19 juillet 2025. Des centaines de personnes ont ouvertement affiché leur sympathie pour le pouvoir islamiste en place en Syrie et des actes de violence et des meurtres ont également été glorifiés ». En particulier, lors de la manifestation, des slogans anti-israéliens, anti-druzes et anti-alaouites ont été scandés à plusieurs reprises, accompagnés d’appels explicites au meurtre et aux violences sexuelles, tandis que flottaient côte à côte le nouveau drapeau syrien et le drapeau vert frappé de la profession de foi musulmane, ou bannière du tawhid (unicité). Cet événement est la parfaite illustration de ce qui se passe en Syrie depuis la prise de pouvoir d’Ahmed al-Charaa : la révolution syrienne « rentre au port » (F. Furet) et doit faire oublier qu’elle fut d’abord et avant tout une insurrection islamiste.

Un malaise identitaire

Dans le cas des Syriens d’Allemagne, la complexité réside dans le fait que la dimension eschatologique du pays d’origine vient renforcer encore le malaise identitaire (ou anomie), propre à toutes les populations d’exilés. Il faut partir tout d’abord d’un constat assez général : certains immigrés font montre, dans leur comportement religieux ou politique, d’une plus grande radicalité parfois que leurs compatriotes restés au pays. Ainsi des Roumains, dont près de 20 % vit à l’étranger et qui sont 61 % à avoir voté pour le populiste George Simion au premier tour la présidentielle de 2025. Ou des 5 millions de Turcs vivant en Europe et qui, en 2023 comme en 2018, ont voté à 65 % pour Erdogan en France et en Allemagne (où la participation est relativement importante). Il faut cependant nuancer : dans certains cas, la participation est faible. Si les Tunisiens de France ont beaucoup voté pour Ennahdha (frériste) en 2023 (près de 30 % des suffrages exprimés), il faut aussi considérer que 16,4 % seulement d’entre eux se sont déplacés dans leur consulat pour voter.

L’Allemagne est le pays européen qui a accueilli la plus grande cohorte de réfugiés syriens depuis 2011. Au 31 juillet 2025, 954 938 ressortissants syriens vivaient en Allemagne, selon l’Office fédéral de l’immigration et des réfugiés (BAMF). Avec la chute de Bachar al-Assad, le mouvement de retour a été insignifiant : seules quelque 4 000 personnes étaient retournées en Syrie à la fin du mois de juin 2025, selon la chaîne de télévision publique régionale NDR. Leur présence en Allemagne se vit donc comme un écartèlement alors même qu’ils sont ultra connectés à leur pays d’origine. Lors des manifestations évoquées plus haut, les participants brandissaient notamment des ciseaux, rappelant les scènes d’humiliations infligées à des chefs druzes en juillet 2025. À rebours des valeurs de la société d’accueil, perçues comme négatives, certains immigrés trouvent dans l’idéologie islamique radicale une certitude et une soumission à un ordre parfait qui semble les délivrer d’un vécu anomique du monde, si l’on suit Émile Durkheim¹.

Ebis magnim sam rerum volupta sed quaessimo millace

Le Cham, miroir de l’eschatologie

En plus du malaise identitaire et du décalage vécu avec la société d’accueil, l’idéologie fondamentaliste islamique diffuse une théorie sophistiquée fondée sur deux schémas émotionnellement puissants : l’idéal d’un retour aux origines de l’islam, où résiderait la solution à tous les problèmes, et le principe de souveraineté du califat, ou du moins une gouvernance authentiquement islamique. « Le Cham² est le lieu de l’ultime rassemblement ainsi que la terre de la résurrection » proclame un hadith attribué à Abu Dhar al-Ghifari, pour ne citer qu’un seul de la centaine de hadiths qui mentionnent cette région du Cham. Sayyid Qutb lui-même, le théoricien des Frères musulmans, écrivit dans Ma’alim fi tariq (Jalons sur la route) : « La Hijra (l’émigration) n’est obligatoire que dans le cas où elle permet le regroupement des musulmans au sein d’un espace où culminera la vérité. » Il agit comme un aiguillon pour certains Syriens mais aussi pour des musulmans dispersés en Europe, et dont l’acculturation, c’est-à-dire le progressif alignement du mode de vie sur les standards du consumérisme occidental, les pousse vers un islam horizontal hors sol. Privés d’un islam culturel, enraciné, ils croient ainsi renouer avec leurs racines alors qu’ils n’embrassent en fait qu’une idéologie globalisante. Comme pour tous les fondamentalismes, il s’agit d’une construction religieuse totalement hors sol, fantasmée. Obsédé par le retour au « vrai islam », le fondamentalisme définit un musulman abstrait, dont la pratique serait la même quel que soit l’environnement culturel et social. Car le fondamentalisme est déculturation du religieux, comme l’a montré Olivier Roy³. En ce sens, il est explicitement en rupture avec l’idée même de culture, et en particulier avec la culture d’origine.

Le contexte syrien : l’islamisme, « maladie infantile » de la révolution syrienne

Lors de ces manifestions allemandes, on a pu voir se côtoyer deux bannières. Or le nouveau pouvoir d’al-Charaa est confronté depuis quelques semaines à une offensive médiatique de la part de groupes radicaux qui furent partie prenante de la révolution syrienne. Le hashtag #دمج_راية_التوحيد_والثورة_مطلبنا (« combiner la bannière du Tawhid et le drapeau de la Révolution est notre exigence ») appelle à associer systématiquement la référence islamique au nouveau drapeau national qui fut celui de la révolution syrienne. Le drapeau portant la profession de foi musulmane est ainsi hissé dans les grandes villes, rappelant au pouvoir la part active que prirent les éléments djihadistes dans le succès de la révolution. En plus d’être très habile (il serait destructeur pour l’image d’al-Charaa d’ordonner d’enlever ces drapeaux), cette campagne montre la fragilité d’un pouvoir désormais aux affaires : Ahmed al-Charaa, le 13 septembre dernier, posait fièrement aux côtés de l’amiral Bradley Cooper, patron du Centcom qui théoriquement traquait encore il y a quelques mois un certain Mohammed al-Joulani, ancien membre d’al-Qaida puis de Daech, et fondateur du Front al-Nosra.

Le nouveau pouvoir donne pourtant des gages : ainsi de ces vétérans du djihad intégrés dans l’armée syrienne et le jeu politique, comme Mourhaf Abou Qasra, ex-commandant militaire du Front al-Nosra et à présent ministre de la Défense. Il s’agit de jouer sur les deux tableaux : d’une part en renvoyant une image policée inspirée par les communicants qui le conseillent, et d’autre part en cultivant l’image d’un président « gardien de l’identité islamique et de la morale nationale » – un rôle constamment évoqué par les médias d’État, pour rassurer certains de ses soutiens. C’est ainsi qu’Ahmed al-Charaa est souvent qualifié de « cheikh-président », étrange vocable alliant modernité politique et traditionalisme religieux.

Un Thermidor à l’envers ? On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment disait le cardinal de Retz. Il est probable que les purges internes vont s’intensifier ces prochains mois et que les opérations contre l’État islamique vont s’intensifier, pour le plus grand profit d’al-Charaa.

¹ La forme la plus extrême d’anomie est celle des individus qui, à la suite d’un bouleversement de leur environnement, sont désorientés, désespérés, et ressentent une insécurité fondamentale et tragique, ce qui peut donner naissance à un sentiment d’exclusion, de persécution, ou encore à la haine des autres et de la société. Cf. E. Durkheim, Le suicide, 1897.

² Le « Bilad el-Cham » (pays de Cham) correspond globalement au territoire syrien actuel et parfois à son prolongement palestinien. En arabe dialectal oriental, le terme sert aussi à désigner la ville de Damas.

³ Olivier Roy, La Sainte ignorance, le temps de la religion sans culture, 2012.

⁴ Voir Hugo Micheron, La colère et l’oubli, 2023, sur le rôle générationnel de certaines personnalités.

À propos de l’auteur
Frédéric Pichon

Frédéric Pichon

Professeur en classe préparatoire ECS, chercheur spécialiste de la Syrie. Dernier ouvrage paru : « Syrie, une guerre pour rien », Cerf, mars 2017.

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