<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Grozny, petite capitale islamique en Russie

31 mai 2021

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Photo : Mosquée de Grozny. Grozny, petite capitale islamique en Russie. crédit photo : Unsplash
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Grozny, petite capitale islamique en Russie

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Grozny est la capitale de la Tchétchénie, petite république du Nord-Caucase faisant partie de la Fédération de Russie. Elle a polarisé l’attention du monde lors de deux terribles guerres, en 1994-1996 et en 1999-2009, au temps de la transition entre l’ère Eltsine et l’ère Poutine. Son destin tragique et sa reconstruction spectaculaire symbolisent le passage de la Russie de la faiblesse postsoviétique à un ordre intérieur russe plus affirmé.

 

Groznaïa (« La Terrible ») a été créée en 1818 comme fort militaire sur la ligne de front du Caucase, lors de la conquête et de la pacification par les Russes du versant nord de la grande chaîne de montagnes située aux limites de l’Europe. Pour les Russes, elles apportaient la civilisation. Pour les Tchétchènes, elles symbolisaient la conquête brutale par son fondateur, le général Ermolov, et deux siècles d’oppression russe. Sa statue à Grozny, érigée en 1949 (au temps de la déportation des Tchétchènes, peuple « puni » par Staline en 1944, que le général en son temps qualifiait de « peuple de perfides et de vauriens »), a été enlevée en 1990 lors de l’agonie de l’URSS et du processus de tchétchénisation massive de la ville. Grozny était jusque dans les années 1980 sur la ligne de démarcation (mouvante) entre le peuplement slave et les peuples montagnards du Caucase.

De la ville russe à la ville tchétchène : épuration ethnique, aller et retour

Des origines aux années 1980, elle est à majorité russe, proche des plaines et des montagnes où résistent les Tchétchènes, peuple guerrier, indépendant et fier, un de ceux qui ont été les plus récalcitrants envers la domination russe et soviétique. En 1942, l’armée allemande envahit le Nord-Caucase, visant le pétrole de Grozny et de la Caspienne, mais elle est arrêtée à 90 km à l’ouest de Grozny (des collaborateurs tchétchènes devaient empêcher la destruction de la raffinerie par les Soviétiques). En février 1944, Staline fait déporter tous les Tchétchènes en Asie centrale et en Sibérie, en raison de la résistance constante d’une partie de la population au régime russo-communiste et des contacts entre quelques chefs tchétchènes et les Allemands. La Tchétchénie, jusqu’ici multiculturelle, est ethniquement homogénéisée, au profit des Russes. Grozny en 1959 a 250 0000 habitants, presque exclusivement russes, ukrainiens et arméniens (85,8 %) et moins de 7 % de Tchétchènes (contre 14 % en 1939). À partir de 1956, les Tchétchènes sont autorisés à rentrer au pays, et reviennent en masse, suscitant des tensions et des affrontements avec ceux qui ont pris leur place. En 1958, à la suite d’un fait divers (un marin russe tué par un autochtone rival auprès d’une jeune fille), la population russe de la capitale (78 %), inquiète de l’augmentation de la population tchétchène et chauffée à blanc par des harangueurs spontanés, réclame l’expulsion ou l’extermination des Tchétchènes, avant dévastations et pillages. Depuis, dans les dernières années du régime soviétique (progressivement) et au temps des deux guerres tchétchènes (brutalement), la ville et la République se vident des habitants slaves et chrétiens. En 1959, la population de la Tchétchénie était à 40 % tchétchène et 50 % russe, aujourd’hui 97,4 % et 0,9 % respectivement (sur 1,4 million d’habitants), grâce à la natalité et aux tensions interethniques. La politique soviétique des républiques « nationales » multiethniques dirigées par les Russes a échoué. Aujourd’hui, la coexistence n’est plus souhaitée de part et d’autre, en dépit des lois et des déclarations officielles. C’est la fin de la ville coloniale où cohabitaient colons et autochtones, chrétiens, athées et musulmans, sous la direction des Russes : Alger ou Oran après 1962, mais dans la Fédération russe, sous le contrôle de Moscou.

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Dresde hier, Dubai demain ?

La ville actuelle est littéralement surgie des ruines et tournée vers l’avenir. Sa reconstruction a fait au sens fort table rase d’un passé clivant et tragique. Le paysage du centre de la ville, au lendemain des combats urbains très violents et meurtriers (100 000 morts peut-être) et d’un siège en règle, était un champ de ruines impressionnant rappelant Dresde en 1945 (infrastructures détruites, immeubles éventrés, carcasse brûlée de l’ancien palais présidentiel, dernier bastion des rebelles séparatistes). En 2003, Grozny a été déclarée par l’ONU ville la plus détruite au monde depuis 1945. Les médias occidentaux, qui tirent leurs informations des rebelles, des exilés et des opposants, insistent alors sur les échecs, les pertes et les crimes de guerre (bombardements aériens ou tirs d’artillerie lourde, victimes civiles au bazar et dans une maternité) du côté russe, et sur les faits d’armes des résistants tchétchènes. Les rebelles ont atrocement mutilé des soldats russes. Il y avait parmi eux des volontaires étrangers, islamiques et ukrainiens. Avec l’argent de Moscou, un nouveau centre est né, fait de gratte-ciel (Grozny City, en partie vide), de larges avenues, de parcs, d’immeubles de logements. En plein centre, l’une des plus grandes mosquées du monde (« Cœur de la Tchétchénie »), étincelante, est construite avec l’aide de la Turquie. Une tour de 435 mètres est programmée, la plus haute de Russie et d’Europe, dédiée à Kadyrov père, dont la construction (par une firme américaine) tarde. Une impression de gigantisme, de monumental et de luxe moderne, et une débauche de lumières dans la nuit.

Le paysage actuel de la ville manifeste les luttes et les drames de son histoire récente, son identité tchétchène (« Le Monument de la Gloire »), et le pouvoir actuel de la dynastie Kadyrov (Akhmad, ancien mufti, puis président d’après la reconquête, soutenu par Moscou, assassiné en 2004, et son fils Ramzan, le chef d’État actuel). Les médias et les ONG rappellent que le régime est autoritaire et policier. Mieux vaut ne pas critiquer le pouvoir, le dirigeant, la restriction des libertés à l’occidentale. Même la déportation de 1944 est taboue (le mémorial érigé en 1991 a été démantelé et déplacé en 2018). On a renoncé en 2009 à la gigantesque statue d’Akhmad Kadyrov devant la mosquée, mais il y a un musée Akhmad Kadyrov, le stade et la future tour lui sont dédiés, son portrait apparaît souvent sur le drapeau tchétchène.

Selon sa constitution, la République de Tchétchénie (qui a été de fait, entre 1991 et 2000, une république islamique indépendante et chaotique) est un État « laïque et multinational » (le russe est langue officielle, comme le tchétchène), et tolérant sur le plan religieux. Il n’y a pas d’obligation légale de porter le voile, mais il est très recommandé. Par sa population, ses comportements sociaux et ses traditions locales, elle est devenue de fait un pays islamique, tout en faisant partie de la Fédération de Russie, qui fait respecter son droit civil. Des dizaines de mosquées ont été construites. La société autochtone, conservatrice, respecte les normes musulmanes et tchétchènes.

Visiter Grozny ? Touristes welcome ; journalistes, militants, ONG not welcome

« Le Dubai du Caucase » n’est pas encore un must pour les touristes occidentaux, hormis quelques curieux aventureux. La Tchétchénie fait de la publicité (la nature, le Caucase, les vestiges de forteresses). Pour Grozny, rien à voir ? Comme à Dubai, Hongkong, Singapour ou Las Vegas, la vieille histoire a laissé peu de traces. Restent, pour attirer les touristes, l’hospitalité et le contraste entre le modernisme parfois clinquant et les traditions déroutantes, charmantes ou exotiques pour les Occidentaux. Ce sont surtout les Russes et les musulmans de l’étranger qui viennent : hôtellerie de luxe abordable, boutiques, cafés en terrasse, restaurants. Mais pas de casino, pas de boîtes de nuit, et pas d’alcool en dehors des hôtels, et à certaines heures seulement. L’Église orthodoxe russe a été restaurée, mais il n’y a presque plus de fidèles à Grozny, et elle a été la cible d’un attentat en 2018. Grozny est une vitrine moderne à la fois pour ce petit pays resté traditionnel, pour la Russie qui veut légitimer sa reconquête, et pour le monde qui s’en étonne ou s’en scandalise. Elle est censée donner une image de paix, de stabilité et de prospérité, acquises après des décennies d’histoire tragique.

Paradoxalement, après la victoire de l’armée russe qui a reconquis la ville en 2000 sur les Tchétchènes séparatistes, après la reconstruction largement financée par Moscou, et alors que la constitution tchétchène et l’alliance personnelle Poutine-Kadyrov garantiraient les conditions d’un retour des habitants russes, ces derniers ne reviennent pas, et les quelques Russes demeurant encore à Grozny se sentent citoyens de deuxième zone : succès politique et militaire pour la Russie, mais échec ethnique. C’est le prix à payer pour le compromis entre souveraineté russe et large autonomie tchétchène, fondé sur un intérêt commun antisalafiste et anti-occidental. Un cas de figure sans doute unique au monde, mais qui dure depuis vingt ans.

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À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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