<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Tuer n’est pas jouer

4 mai 2023

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Photex avec 3 NH-90 Caïman Marine de la flottille 31F lors de la mission CLEMENCEAU 21 au-dessus du porte-avions Charles de Gaulle, le vendredi 21 mai 2021, en mer Méditerranée.
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Tuer n’est pas jouer

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En juin 2021, un incident en mer Noire entre les forces armées russes et la frégate britannique HMS Defender fit déclarer au président Poutine que « même si [elles avaient] coulé ce navire, il aurait été difficile d’imaginer que le monde se serait mis sur la voie de la troisième guerre mondiale ». 

La mer aurait-elle un statut à part, qui permettrait à un État d’y attaquer un navire de combat étranger sans entrer en guerre ? La Convention des Nations unies sur le droit de la mer, signée par la Russie, n’en fait guère mention… Or, la tentation semble pourtant de plus en plus forte de considérer la mer comme un champ de tir, un ring de boxe ou une cellule capitonnée où tous les coups sont permis sans qu’ils n’entraînent d’escalade incontrôlable entre les États impliqués.

De tous les espaces communs, la mer est peut-être celui qui se prête le mieux à des démonstrations de force maîtrisées : toute action dans l’espace aurait des conséquences difficiles à circonscrire en raison du syndrome de Kessler, y compris pour l’attaquant ; toute attaque cybernétique est le plus souvent dissimulée pour rester difficilement attribuable et ne pas révéler les capacités de l’assaillant ; enfin, toute action dans les airs finit par se répercuter mécaniquement sur terre, où les frontières sont clairement tracées, les débris aisément récupérables et la médiatisation difficile à éviter. Il en résulte souvent une crise diplomatique, comme en témoigne la destruction d’un U-2 au-dessus de la Russie en 1960, la collision entre un appareil américain EP-3 et un chasseur chinois en 2011, ou plus récemment la destruction d’un ballon d’observation chinois au-dessus des États-Unis.

A contrario, l’absence de matérialisation des frontières maritimes, l’opacité des fonds sous-marins, l’isolement médiatique et la faible imbrication des forces navales avec les acteurs civils font de la mer une ligne de front idéale pour des actions cinétiques entre États à moindres frais. La Corée du Nord captura le navire-espion USS Pueblo en 1968 en ne déclenchant qu’une brève démonstration de force de l’US Navy. L’Iran s’empara de trois embarcations de la Royal Navy à l’embouchure du Chatt al-Arab en 2004 en ne soulevant que des protestations diplomatiques. Le torpillage de la corvette sud-coréenne Cheonan par la Corée du Nord en 2010 fut réglé par une simple suspension des échanges commerciaux entre les deux États. En 2021, l’attaque du navire iranien Saviz en mer Rouge, attribuée à la marine israélienne selon des sources ouvertes, n’entraîna aucune répercussion visible.

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L’histoire navale récente démontre ainsi que le dérapage n’engendre pas systématiquement l’embrasement et que l’apaisement politique prend le plus souvent le pas. Mais l’objectif recherché par l’État assaillant est à chaque fois atteint, qu’il s’agisse de faire passer un message stratégique, d’élever artificiellement le niveau de tension, d’imposer une situation de fait accompli ou d’acquérir des gains en vue d’une négociation ultérieure.

Dans le contexte actuel d’arsenalisation massive des océans et de désinhibition du recours à la force, la mer fait figure d’arène de Mixed Martial Arts, où tous les coups sont permis du moment qu’ils se déroulent dans une cage isolée du grand public. La Russie, qui n’aurait probablement pas osé cibler un avion ou un char d’une puissance nucléaire comme la Grande-Bretagne, ne s’est aucunement privée de larguer une bombe dans le sillage de la frégate Defender. Dès lors, tout peut être imaginé : pourquoi ne pas réaliser des exercices de tir dans des eaux revendiquées, comme cela se produit régulièrement entre navires de guerre turcs et grecs en mer Égée ? Pourquoi ne pas provoquer une collision que les navires des grandes puissances risquent déjà parfois en mer de Chine ? Pourquoi ne pas prétexter une erreur de ciblage contre un navire isolé au large d’un territoire ultra-marin ? Et quel meilleur endroit que la mer pour effectuer une frappe nucléaire tactique d’ultime avertissement tout en limitant drastiquement le nombre de victimes ? 

Face au développement de ce « permis de tuer » en mer, l’enjeu consiste donc pour les forces navales à redoubler de prudence tout en amplifiant les aptitudes susceptibles de décourager l’adversaire : puissance de feu, résilience technologique, crédibilité opérationnelle, combativité de l’équipage… Ces qualités, qui ont toujours permis de remporter les combats navals, sont aujourd’hui plus que jamais décisives pour préserver la paix, garantir le droit et rappeler que « tuer n’est pas jouer ».  

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François-Olivier Corman

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