Cela fait plus de trois ans que la Russie et l’Ukraine se mènent une guerre ouverte. Mais cela faisait déjà huit années qu’un conflit sanglant avait déjà démarré en février 2014. Revenir sur les causes permet de trouver des solutions pour la paix.
Henri Malosse a vécu en témoin privilégié des évènements entre 2012 et 2015 quand le conflit s’est noué de manière dramatique, participant au « Sommet européen du partenariat oriental » à Vilnius en novembre 2013, juste avant que le Président Ianoukovitch ne refuse l’accord de partenariat avec l’UE, ce qui a déclenché les événements dits de « la place Maïdan » de Kiev. Il a été le seul Président d’une Institution européenne à participer directement aux événements, ce qui a fait de lui une « bête noire « du Kremlin qui l’a placé pendant dix ans sur leur liste « noire ». Cependant, il n’a cessé de se faire l’avocat du dialogue entre deux pays qu’il connaît très bien et depuis fort longtemps. Nul autre que lui ne pouvait présenter une vision objective de la situation, qui ne soit ni le discours politiquement correct qu’on entend à Bruxelles ou à Paris ni de la propagande poutinienne.
Partie 1 Les origines du conflit
Un héritage commun, deux Histoires et deux peuples « mêlés »
Il n’est pas utile de faire un rappel exhaustif d’une Histoire tourmentée sur douze siècles, mais on peut écrire sans se tromper que les peuples slaves de l’Est, ont eu deux centres de pouvoir distincts, Kiev d’abord et Moscou ensuite ; chacun revendiquant aujourd’hui une antériorité et une prééminence. Attaqué à l’ouest par l’ambitieuse Pologne, à l’Est, par les invasions mongoles, au Sud par les Tatars et l’expansionnisme ottoman, cet espace « russo-ukrainien » va fluctuer au cours des siècles. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle, que Moscou va assurer sa domination, d’abord sur l’est et le centre et puis à la fin du 18e, prendre le Sud et la Crimée aux Tatares. Dans la même période, l’Ouest va devenir polonais au nord et austro-hongrois au Sud. C’est dans le cadre de l’empire des Habsbourg, devenu éclairé et libéral au XIXe, qu’il y eut la poussée la plus nationaliste et pro-occidentale des élites ukrainiennes autour de la ville de Lviv, où le portrait de François Joseph est réapparu dans certains lieux publics depuis l’indépendance de 1991. L’ouest sera également réceptif à l’église romaine avec le développement des gréco-catholiques rattachés au Vatican, alors que le reste demeure fidèle à l’Église orthodoxe.
Taganrog en Russie, la patrie de fameux Anton Tchekhov, est peuplé à 2/3 par les Ukrainiens. Dans les régions de l’est – Kharkiv, le Donbass, la région du Dniepr, c’est un mélange de culture ukrainienne, russe, turque / Criméenne sans qu’on puisse vraiment délimiter l’Ukraine de la Russie jusqu’à ce que des frontières soient tracées de manière arbitraire lors du découpage interne de l’URSS. On dit que Lénine avait voulu rattacher le Donbass, région minière peuplée de prolétaires, au reste de l’Ukraine afin de contrebalancer l’influence des riches paysans koulaks.
Une autre analyse distinguerait les Ukrainiens du sud, des Méridionaux turbulents, proches des Orientaux, et ceux de l’ouest organisé et germanisé, et un Nord-Est calqué sur « l’âme russe »[1]. Une distinction qui se confirme aussi par la géographie – la prédominance de forêts au nord et un paysage de steppe au sud.
Odessa, fondée par l’impératrice Catherine II, est une ville portuaire qui fut longtemps cosmopolite, avec de multiples ethnies, juifs, grecs, circassiens, turcs. La Russie la considère comme très russe, mais elle a une identité bien à part. L’influence grecque se retrouve dans les villes du sud à consonance hellénique (Marioupol, Melitopol) et en Crimée, avec Sébastopol et Simferopol.
La péninsule de Crimée mérite d’être traitée à part. Son territoire a été habité par toute sorte de peuples au cours de son histoire, Cimmériens, Scythes, Sarmates, Goths, Huns, Bulgares, Mongols et Tatars, entre autres. Leurs côtes furent colonisées par les Grecs, les Turcs et même les Génois, comme en témoignent les tours construites le long de la mer, similaires à celles qu’on trouve en Corse. Envahie par les Tatares, la Crimée fut au XIXe siècle le théâtre de guerres opposant la Russie et l’Empire ottoman (La France l’Angleterre soutenant les Turcs face à l’expansionnisme russe). Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que l’impératrice Catherine II réussira à la rattacher à la Russie, non sans difficulté, car plusieurs fois l’Empire ottoman tenta de la récupérer avec l’aide de la France et la Grande-Bretagne.
Kiev est au centre du pays aujourd’hui, mais en a été à l’est à une époque et à l’Ouest une autre, soulignant bien le caractère fluctuant des frontières. La vallée du Dniepr a été colonisée par les cosaques, Ukrainiens pour les uns, Russes pour les autres, en fait des nomades originaires d’un peu partout, souvent d’Asie centrale et parfois enrôlée comme gardes-frontières par les puissances dominantes contre les invasions de l’est.
L’onomastique entre les deux peuples est très instructive : on rencontre beaucoup de noms de famille « ukrainiens » en Russie (se terminant par ko, par exemple) et à l’inverse, bon nombre noms de famille d’origine russe (en Ov ou ski) se retrouvent en Ukraine. Les auteurs d’origine ukrainienne Nicolai Gogol et Mikhaïl Boulgakov écrivaient en russe, au contraire du grand poète en langue ukrainienne, Taras Chevtchenko, qui a toujours revendiqué son identité, malgré la répression tsariste. Le chef actuel des armées ukrainiennes, le général Sirsky, est né en Russie et ses parents y vivent toujours. Aurait-on pu imaginer que le maréchal Joffre, Commandant en chef des armées françaises, soit né en Allemagne et que ses parents y résidaient, pendant la bataille de la Marne en 1914 ?
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L’Ukraine d’aujourd’hui, élargie à l’Ouest en 1945 des régions anciennement polonaises, constitue un ensemble géographiquement important, avec une grande diversité de paysages et de ressources naturelles. Elle possède le plus grand territoire d’Europe, après la Russie, et avait donc un riche potentiel.
L’épineuse question de la seconde guerre mondiale
Si, le début des années 1920 offrit des marges de manœuvre réelles à la société ukrainienne pour entretenir et développer sa culture nationale, la décennie suivante fut bien plus cruelle. De nombreuses persécutions furent menées contre les élites intellectuelles du pays. Le point culminant fut atteint en 1932-1933 avec des spoliations massives des produits des récoltes qui entraînèrent une famine dont les conséquences se chiffrèrent en millions de morts. Cette famine, baptisée « Holodomor », toucha aussi le Kouban russe et plus généralement les paysans nantis habitant sur les terres fertiles du sud. La thèse selon laquelle le Holodomor fut une sorte de génocide contre les Ukrainiens est donc exagérée, même si la question nationale ukrainienne l’a aggravée.
S’il y a un sujet qui divise, entre Russes et Ukrainiens, et dans la société ukrainienne, c’est bien la lecture des évènements de la IIe Guerre mondiale qui fit du sol ukrainien un territoire martyr. L’Ukraine fut témoin de massacres et d’exactions à grande échelle ; citons notamment le massacre de Babi Yar où plus de 30 000 juifs furent assassinés par balles avec l’aide de supplétifs ukrainiens.
Au cours de cette période, deux groupes armés se formèrent et entrèrent en concurrence avec, d’un côté, l’armée des insurgés ukrainiens et, de l’autre côté, les partisans soviétiques. Parmi les premiers, menés notamment par Stefan Bandera, se trouvaient aussi des antisémites notoires. On peut rappeler la création éphémère e 30 juin 1941, d’un État d’Ukraine à Lviv qui prêta allégeance à Adolf Hitler[2].
S’il est vrai que beaucoup de nationalistes ukrainiens ont simplement vu une opportunité dans l’arrivée des Allemands pour affirmer leur identité et leur haine des communistes, il y eut parmi eux de nombreux collaborateurs et supplétifs. On estime qu’environ 250 000 Ukrainiens ont combattu aux côtés des Allemands entre 1941 et 1945, tandis que plus de 4 millions ont combattu les nazis au sein de l’armée rouge.
Les nationalistes ukrainiens extrémistes se livrèrent également à des massacres à l’encontre de la minorité polonaise[3]. La Pologne perçoit d’un très mauvais œil la réhabilitation de Bandera et de ses acolytes par une partie de l’establishment ukrainien. Le Président polonais Duda en a fait une condition pour donner son feu vert à une adhésion à l’UE, en raison des tergiversations de Zelenski.
La dislocation de l’URSS, les premiers soubresauts des indépendances, et la montée des conflits
Les évolutions politiques à Kiev, convergences et divergences avec Moscou
L’indépendance formelle fut octroyée en 1991 et ensuite ratifiée par un référendum populaire dans lequel le « oui » l’emporta à 90%. À l’issue d’une histoire tourmentée, l’Ukraine devenait enfin un État-nation. La transition fut relativement stable avec le mandat de Léonid Koutchma, un apparatchik communiste pragmatique converti à la « nouvelle donne », bien qu’en Russie avec les soubresauts de la période Eltsine et les réformes libérales radicales suscitant un grand choc dans la société russe. L’épisode de la « révolution orange » à Kiev en 2004 marque cependant le début d ‘une agitation en Ukraine et d’une division du pays entre « réformateurs pro-occidentaux » et ceux que l’on peut qualifier de « conservateurs nostalgiques », tant de l’URSS que de la grandeur d’un empire. Moscou regarda ces évènements avec suspicion, en raison du soutien apporté par des ONG occidentales ( Soros, etc.) aux réformateurs, y voyant un risque de contagion.
Le Président réformateur élu en 2005, Viktor Iouchtenko, conduit son mandat en cherchant plutôt l’apaisement sur les questions délicates, comme la langue russe ou l’identité ukrainienne. En 2010, il est remplacé par le « conservateur pro-russe Ianoukovitch, celui qui déclencha les événements de la place Maïdan fin novembre 2013 à la suite de son refus de signer l’accord de partenariat avec l’UE. La colère n’était pas tournée contre Moscou, mais contre la très grande corruption du régime. Ianoukovitch était dénommé « Monsieur 33% «, des commissions qu’il s’octroyait sur tous les marchés.
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Dans le même temps, à Moscou, le tandem Poutine-Medvedev ne cessait de renforcer son pouvoir. Le paroxysme à la crise fut atteint quand l’occupation de la place Maïdan prit un tour violent, avec l’intervention d’éléments extérieurs[4], conduisant au renversement de Ianoukovitch et l’avènement au pouvoir des « réformateurs », d’abord Porochenko, puis Zelenski en 2019. L’insurrection séparatiste à l’Est amena vraie guerre entre Russes et Ukrainiens, dès mars/avril 2014 et qui, même si le front se stabilisa après quelques mois, n’a jamais cessé avec des victimes, des bombardements et des incidents, quasiment journaliers.
Malgré ces évolutions si différentes, il y a des traits communs entre les deux pays, l’héritage commun de l’URSS entraînant une forme de nostalgie pour les anciennes générations, et des pratiques nées de l’effondrement du système : puissance d’oligarques, personnages généralement bien introduits à l’ère soviétique qui ont profité des privatisations pour accumuler des richesses considérables, corruption, arrogance des élites, une forme de brutalité dans la sphère publique.
La question des russophones et de l’Est ukrainien, d’un faux « sujet » à l’époque de l’URSS à un vrai prétexte de guerre aujourd’hui
Si on peut dire que l’Ouest est plutôt ukrainophone et l’est russophone, il y a beaucoup de couples mixtes où chacun parle sa langue et se comprend très bien, car les deux langues sont différentes, mais proches (plus proches que le Français et l’italien, par exemple). On considérait en 2014 que 50% des Ukrainiens avaient le Russe comme langue maternelle (comme le Président Zelenski), et donc que 45 % l’Ukrainien, ce qui en faisait une sorte de langue minoritaire dans son propre pays[5], dans les régions du Sud et de l’Est, le nombre de russophones peut atteindre 90 % de la population. L’interdiction progressive de la langue russe dans l’espace public[6], qui s’est accéléré avec Zelenski sous la pression des nationalistes, était une mesure vexatoire pour beaucoup d’habitants. En 2021, sous le prétexte de « propagande », le gouvernement de Kiev fait interdire les chaînes de télévision russophones du pays. Après l’invasion, une loi de 2022 interdit toute diffusion en langue russe (cinéma, théâtre.).
Si l’on peut comprendre le souhait des dirigeants de marquer une rupture pour forger une identité proprement ukrainienne, ainsi que le souci d’éviter la désinformation de Moscou, cette brutalité est peu compatible avec les standards européens de respect de la diversité et certainement pas adapté l’idée de réconciliation.
La Crimée, entre velléité d’indépendance et rattachement « forcé » à la Russie
La Crimée est sans rapport avec l’histoire ukrainienne. Son rattachement à la république d’Ukraine décidé par Nikita khroutchev en 1954 n’avait d’autre signification que de faire plaisir à sa terre natale en lui adjoignant ce que les Soviétiques considéraient comme leur côte d’azur. C’est un peu comme quand le Président François Hollande redécoupa les régions françaises et donna l’Alsace au « Grand Est ».)
Après la dislocation de l’URSS, les Criméens, qui disposaient déjà sous l’ère soviétique d’un semblant d’autonomie avec leur Parlement et leur Exécutif propres, se distinguèrent fortement du reste de l’Ukraine en montrant peu d’enthousiasme à la nouvelle république à l’occasion de deux référendums. Ils firent même le pas en 1992 avant de promulguer une constitution séparée, marchepied vers l’Indépendance. Deux ans plus tard, le Président de cette entité promet un rattachement à Moscou. Mais l’Ukraine réagit en envoyant des troupes, la péninsule est au bord de la guerre civile, mais Boris Eltsine ne les soutient pas et la Crimée rentre dans le rang.
Aussi, quand, en 2014, quand la Russie fomente une sécession, la grande majorité des Membres du parlement et de l’exécutif criméen soutiennent le rattachement à Moscou. La principale opposition est venue de la population tatare, notamment les descendants des exilés en Sibérie par Staline, revenus à l’instigation des autorités ukrainiennes.
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Le sort de la Crimée est-il donc déjà joué, ou peut-on imaginer un jour une vraie consultation auprès de ses habitants, qui proposerait plusieurs options, y compris une grande autonomie, voire indépendance ?
[1] « L’âme russe », définie notamment par Nicolas Gogol, écrivain russophone d’origine ukrainienne de la 1ère moitié du XIXème siècle.
[2] Déclaration de l’état ukrainien du 30 juin 1941 : « Le nouvel État d’Ukraine, se fondant sur la pleine souveraineté de son pouvoir, s’inscrit volontairement dans les rangs du nouvel ordre européen qui est fondé par le chef de l’armée allemande et du peuple allemand lui-même : Adolf Hitler, son chef, a commencé la lutte pour l’instauration de ce nouvel ordre. » Cet état sera dissout par Hitler, car il contredisait sa politique de colonisation germanique de l’Ukraine.
[3] Cette histoire est décrite dans le film polonais Wołyń réalisé par Wojciech Smarzowski sorti en 2016 sur les massacres en Volhynie, au nord-ouest de l’ukraine, une épuration ethnique perpétrée par l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) de Bandera.Le film fut interdit en Ukraine,
[4] Il y a différentes théories sur cette question, milices au service d’un oligarque, services secrets.
[5] les autres petites minorités sont hongroises, roumaines, tzigane, grecque, tatare…
[6] La loi de 2017 impose progressivement l’ukrainien comme langue d’enseignement unique à l’école.