14 janvier 2025

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Vie et mort du Baas (isme)

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Le Parti Baas a dominé la vie politique et intellectuelle du monde arabe. Avec la chute de Bachar al Assad, c’est la fin d’une idéologie et d’une certaine conception du monde arabe. 

La branche syrienne du Parti de la résurrection arabe socialiste aura survécu vingt et un ans de plus que sa sœur et rivale irakienne. Mais peut-on prétendre que l’idéal panarabiste a seulement été au pouvoir à Damas comme à Bagdad ? La singularité de ce mouvement, dévoré par ses enfants illégitimes, est qu’il cultive immodérément le goût du secret dès sa création tout en aspirant à devenir un parti de masse. Un parti à la fois socialiste et nationaliste arabe, un parti laïc, mais attaché à l’islam qui n’aura pas survécu aux grands vents de l’histoire.

Article paru dans le N56 de Conflits, dont le dossier est consacré à la géopolitique des montagnes. 

« Je suis parti aux confins de la terre pour découvrir le grand secret du bonheur des hommes. »

Michel Aflak, La mort de Sindbad, 1936.

« Faire une nation ou créer des fantômes, être prophète ou artiste, voilà le problème. »

Zaki al Arzouzi, Journal, 1930.

Ce parti qui prend le pouvoir en Syrie en 1963 (1968 en Irak) a donné à la Syrie une stabilité au prix de la terreur et mis un terme à l’interminable défilé de coups d’État qui se succédaient dans ce pays clé de la région. Le Baas est le résultat d’une rencontre entre trois Syriens : un alaouite, un chrétien et un sunnite. D’abord son père spirituel, Zaki al-Arsouzi, docteur en philosophie de la Sorbonne, professeur d’histoire à Antioche, natif de Lattaquié en 1902, originaire du Sandjak d’Alexandrette, territoire arbitrairement détaché de la Syrie à la Turquie en 1939 par la France mandataire. Ce dernier fonde un mouvement Baas (résurrection) à Antioche en 1934.

De la Sorbonne à Damas

Michel Aflak, né à Damas en 1910 dans une famille grecque orthodoxe, Salah Bitar, sunnite, de deux ans son cadet, est comme lui issu de la petite bourgeoisie damascène. Tous trois ont fait leurs études à la Sorbonne où ils ont milité activement pour la souveraineté et l’indépendance du peuple arabe dans le cadre de l’Union des étudiants arabes de France qu’ils fondent.

La Sorbonne où naît l’amitié entre Aflak et Bitar, parisiens de 1930 à 1934, une amitié déterminante à Paris qui durera plus de cinquante ans jusqu’à l’assassinat de Bitar en France en 1980 par les services secrets syriens. Cette période parisienne est déterminante dans leur prise de conscience de leur arabisme au contact des étudiants originaires d’Afrique du Nord.

De retour à Paris, les deux camarades intègrent le prestigieux lycée de Damas où ils enseignent l’histoire (Aflak) et les sciences (Bitar). Aflak est convaincu que les idéologies occidentales, qu’elles soient marxistes, libérales ou autoritaires, n’ont pas une valeur absolue, car chaque société doit trouver en elle-même la réponse propre aux défis qu’il lui faut surmonter. Dans un texte où il critique le Parti communiste en 1944, il réfute tout dogme importé car, à ses yeux, il appartient à chaque nation de concevoir les solutions en fonction de leur contexte, comme la politique est une science qui s’applique sur un corps social précis.

Aflak qui a lu Bergson, Lénine, Marx, Mounier, Sorel, Nietzsche, Maurras, Proudhon, exclut le communisme dont il s’oppose à l’internationalisme, le fondamentalisme religieux et le nationalisme étatique. Il entreprend de donner au nationalisme arabe une consistance doctrinale et pratique en vue d’assurer une nouvelle offre. Les principaux thèmes de sa pensée sont développés dans une série d’articles qui paraissent dans l’hebdomadaire At Taliya (L’Avant-garde) en 1935. Il faut selon lui lier la cause de l’indépendance et du nationalisme à une perspective civilisationnelle ; l’objectif de la restauration de la souveraineté arabe est indissociable de la restauration de la dignité de l’homme arabe. Le sous-nationalisme n’est pas une voie à emprunter, car il entérine la balkanisation du monde arabe. Il faut donc œuvrer pour donner une consistance théorique et active du nationalisme arabe.

En 1939, Aflak et Bitar fondent un cercle de réflexion politique la Renaissance arabe (al ihya al arabi). Ils sont rejoints par divers militants qui partagent leurs préoccupations et le dirigeant du cercle de l’arabisme, Zaki al-Arsouzi. Leurs idées prennent de l’ampleur et séduisent un nombre croissant d’adhérents. Nous sommes dans le contexte de la révolte de Palestine de 1936 contre l’occupant britannique et la pénétration sioniste. L’Irak se soulève sous la houlette de Rachid Ali al-Gaylani. Aflak les soutient en 1941, à cette époque le nom du Baas est définitivement adopté. En 1943, Aflak se met en vacances de l’Éducation nationale pour se consacrer à son engagement politique. Il dénonce la création de la Ligue des États arabes en 1945, qu’il considère comme un complot anglo-saxon et des potentats arabes qui œuvrent à morceler la nation. Le président syrien Choukri al-Kouatli dissout ses activités, mais le Baas survit à la censure, aux bombardements français visant à écraser le soulèvement de mai 1945. Après l’indépendance de 1946 paraît le premier numéro du quotidien al Baas portant le slogan « unité, liberté, socialisme ». Le parti est officiellement proclamé à son congrès fondateur en avril 1947 qui se tient à Damas en présence de 250 délégués majoritairement syriens et de plusieurs pays arabes. Aflak et Bitar sont élus à la tête du mouvement qui adopte une structure à deux niveaux : un commandement « national » (pour l’ensemble de la nation arabe), et des commandements régionaux correspondant chacun à des pays arabes où le Baas, dans sa variante syrienne et irakienne, s’implantera avec plus ou moins de succès (Irak, Jordanie, Palestine, Liban, Arabie saoudite, Yémen, Soudan, Tunisie… jusqu’à la lointaine Mauritanie).

Panarabisme, islam et socialisme

D’emblée deux grands thèmes définissent l’idéologie baasiste.

Le panarabisme, ancré dans l’idée d’un génie national arabe, corrompu et aliéné par l’occupation ottomane, l’occupation européenne et le sionisme, d’une communion de destin et la nécessité d’unir la nation ; d’où la devise du parti « une nation arabe une, porteuse d’une mission éternelle ».

Pour Michel Aflak, le nationalisme incarne l’esprit arabe. C’est le chemin que doit emprunter la nation arabe afin de réaliser ses objectifs et de satisfaire ses besoins. Ce processus commence par l’émancipation des Arabes de l’influence coloniale puis par l’unification de la nation arabe. Le nationalisme arabe est fondé sur les valeurs de la vérité, de la justice et de la bienveillance. La tâche principale du parti consiste à mettre en œuvre concrètement ces valeurs. Aflak estime que le nationalisme est un concept universel auquel a accès toute personne qui partage avec les Arabes leur histoire, leur langue et leur culture. L’unité est un objectif général dans l’idéologie baasiste afin de lutter contre le colonialisme, de libérer la Palestine et de réaliser l’unité territoriale de tous les pays arabes. Ainsi, d’après les statuts du parti arabe baasiste : « Les Arabes forment une seule nation. Cette nation a le droit naturel de vivre dans un seul et même État et de prendre son destin en main. » Il lui faut donc « renaître » en retrouvant foi dans son originalité et en préservant son identité. Ce que Salah Bitar a qualifié de « révolution totale », de « révolution culturelle avec pour objectif de restaurer l’unité et la personnalité arabes ».

Autre élément essentiel : la place de l’islam. D’essence laïque, le Baas fait de l’arabité une source fondamentale de la culture arabe. Dans un discours prononcé en 1943, Michel Aflak, chrétien, déclare : « L’islam est la meilleure expression du désir d’éternité et d’universalité de la nation arabe. Il est arabe dans sa réalité et universel par ses idéaux et sa finalité. Le message de l’islam c’est de créer l’humanisme arabe. » Autrement dit, il faut arabiser l’islam et non pas islamiser l’arabité. Le point de vue d’Aflak sera rejeté tant par les Frères musulmans que les chrétiens arabes à qui Aflak invitait à s’approprier l’islam comme joyaux de leur culture, en niant les civilisations syriaque, grecque et copte qui l’avaient précédé.

Enfin, la référence au socialisme qui figure parmi les trois grands principes énoncés par les fondateurs du parti (unité, liberté socialisme). Celui-ci figure également dans la constitution du parti adopté en 1947, mais le « socialisme arabe » à la sauce baasiste est tempéré. C’est un socialisme très marqué par le personnalisme d’Emmanuel Mounier lu par Aflak du temps de ses études à Paris, sans commune mesure avec un socialisme dur et égalitaire impliquant un partage complet des richesses. Ce qui n’empêche pas le parti de préciser que « la richesse économique du pays est la propriété de la nation », que l’État contrôle le commerce extérieur et intérieur, de même que l’émission de la monnaie par une banque d’État et que les principales ressources naturelles ainsi que les grands moyens de production sont la propriété de la nation. En outre, une réforme agraire fixant les limites de la propriété agricole est mentionnée. Ce socialisme-là sera balayé par les dirigeants de l’aile dure qui prend le pouvoir en 1966.

En septembre 1953, le parti Baas fusionne avec le parti arabe socialiste d’Akram Haurani. Nombreux sont les jeunes officiers alaouites à l’intégrer, convaincus par son idéologie séculaire. Parmi eux, un modeste capitaine d’aviation : Hafez al-Assad.

Durant l’union syro-égyptienne (1958-1961), les partis politiques syriens, y compris le Baas, sont dissous, mais certains groupes alaouites s’organisent secrètement et maintiennent leur contrôle de la région de Lattaquié, leur permettant après la fin de l’union syro-égyptienne de s’imposer au niveau national. Des officiers baasistes syriens établis en Égypte forment une organisation secrète en 1959, dont les chefs sont soit alaouites (Salah Jedid, Hafez al-Assad, Mohammad Omran), soit druze (Hamad Oubayd). Les membres de cette organisation secrète voulant imposer le retour au pouvoir de l’armée syrienne sont connus sous le nom de Comité militaire et n’appartiennent pas aux rouages du parti Baas. Ils souhaitent la dissolution de l’union syro-égyptienne et le contrôle politique de la Syrie. Le 8 mars 1963, le Comité militaire, dont 5 des 14 membres sont alaouites, prend le pouvoir à Damas.

S’en est fini de la clandestinité, mais pas du secret. Dès juillet 1963, la plupart des officiers sunnites sont écartés du pouvoir par les alaouites. Une seconde purge en 1966 balaie les officiers druzes et ismaéliens, permettant ainsi aux alaouites de gouverner seuls la Syrie jusqu’en 2024.

Au sommet de l’iceberg, les militaires confient les rênes de l’État à leurs fondateurs. Bitar sera brièvement chef du gouvernement, Aflak secrétaire général du parti… pour mieux les contrôler. En 1966, un coup d’État chasse l’aile historique, qui trouve refuge à Bagdad, et les remplace par des militaires radicalisés et acquis à l’idéologie tiers-mondiste et antisioniste. Le néo-baasisme remplace le baasisme, mais en filigrane, ce sont bien les alaouites qui s’emparent de la Syrie derrière le vernis nationaliste arabe.

Logiques confessionnelles et mainmise sur l’appareil d’État

Le huitième article de la Constitution de la République arabe syrienne de 1973 stipulait que « le parti dirigeant de la société et de l’État est le parti Baas. Il dirige le Front national progressiste qui cherche à unifier les ressources des masses du pays et du peuple et le mettre au service des objectifs de la nation arabe ». La Constitution ne dit pas explicitement que le président doit être le chef du parti, mais la charte du Front national progressiste (FNP) stipule que le président de la République arabe syrienne est le secrétaire du parti et également le chef du parti et le président du FNP.

En Irak, la montée en puissance du Baas se fait à la faveur de la révolution de 1958 qui installe la République, et le coup d’État de 1963. Mais c’est avec celui de juillet 1968 que le Baas, dirigé par Saddam Hussein et le général Ahmad al-Bakr, s’empare du pouvoir à la suite de la révolution du 17 juillet 1968 et reste jusqu’en 2003. Comme en Syrie, la logique confessionnelle l’emporte sur l’appel unitaire arabe. Mais au profit de la minorité sunnite regroupée autour du clan de Tikrit qui entend régner d’une main de fer au détriment de la majorité chiite et des Kurdes. À Damas comme à Bagdad, sans être forcément un instrument d’ascension sociale pour ses militants, le Baas garde officiellement les prérogatives du pouvoir, instaure un État baasiste, une milice baasiste, un syndicat unique, abolit le pluralisme et la liberté d’expression et de conscience. Le maillage mis en place en Syrie au niveau national, provincial et local quadrille le pays. Au sommet de la hiérarchie se trouve le Commandement régional du parti composé de 14 membres, dont le président, le Premier ministre, le ministre de la Défense et le président du Parlement, qui détermine la politique nationale à suivre. Moins connu, le Comité militaire du parti, qui se réunit et agit secrètement, prenant les décisions stratégiques et intervenant dans les nominations aux postes élevés au sein de la nomenclature baasiste.

Mais l’idéologie panarabiste se heurte à la montée en puissance du panislamisme surtout après les revers contre Israël et l’influence croissante des pétromonarchies du Golfe qui parrainent les Frères musulmans et les groupes salafistes. L’unité arabe se fracasse sur l’autel de l’orgueil des leaders du monde arabe, du conflit libanais où Irakiens et Syriens vont jouer de leur rivalité, ou encore de l’alliance syro-iranienne pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak de 1980-1988. Le socialisme quant à lui est progressivement abandonné en Syrie au profit de l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad en 2000 qui amorce une ouverture économique sur fond de népotisme et de corruption au profit de son réseau.

Le début de la guerre et l’isolement du parti

Au début de la guerre civile en 2011, la pratique gouvernementale va isoler le parti Baas et permettre aux services de renseignement, de sécurité et de l’armée d’imposer leur stratégie, tout en encourageant un multipartisme de façade au Parlement. Le commandement régional, qui n’a pas réussi à s’opposer au soulèvement de 2011, est relégué à un rôle secondaire. Toutes les antennes locales du parti et les conseils municipaux représentés par des membres du Baas en seront lourdement affectés, tandis qu’en zones loyalistes commence le début d’un morcellement gangréné par la corruption et l’arbitraire des milices. Ce faisant, le commandement régional se retrouve coupé d’informations stratégiques concernant la situation socio-économique des régions restées sous le contrôle des loyalistes, quand de nombreux cadres démissionnent de leur fonction. Cette coquille vide est entretenue par le simulacre d’élections parlementaires de 2016, sans surprise remportée par le Baas alors que seuls 17 % du territoire est contrôlé par le régime.

Dévié de sa trajectoire initiale dès le mitan des années 1960, le Baas s’est écroulé bien avant la chute du régime syrien. Il peinera à séduire dans le monde, à l’exception des pays amis (Biélorussie, Corée du Nord, Cuba et Venezuela). En France, il trouvera ses thuriféraires en la personne de Lucien Bitterlin (1932-2017), ancien barbouze gaulliste, acteur de la coopération franco-arabe et directeur de sa publication mensuelle France-Pays arabes (1968-2008). Il fut notamment auteur d’une hagiographie dédiée à Hafez al-Assad. Citons également le géopolitologue et islamologue Charles Saint-Prot (1951-), proche de Michel Aflak, auteur de plusieurs ouvrages sur le nationalisme arabe, dont une ode à Saddam Hussein. Avec le renversement de Bachar al-Assad, c’est toute cette idée et cette époque qui s’effondre, pour ouvrir un nouveau chapitre d’incertitude.

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À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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