Salary cap : quand le rugby français se saborde

19 juin 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Mandatory Credit: Photo by Constance Bugaut/SPP/Shutterstock (15305993d) FC Grenoble Team in action during 2nd Division French Rugby Championship game between Grenoble and Nevers at Alpes Stadium in Grenoble, France (Constance Bugaut / SPP) Pro D2 2024-2025 - Grenoble v Nevers - Stade des Alpes - 16 May 2025/shutterstock_editorial_Pro_D2_2024_2025_Grenoble_v_Ne_15305993d//2505162217

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Salary cap : quand le rugby français se saborde

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Le rugby français a établi une règle originale pour brider ses clubs : le salary cap. En bloquant les salaires, au mépris des lois économiques, le rugby français nuit à sa compétitivité sur le long terme. 

En 2010, la Ligue nationale de rugby (LNR), sous l’impulsion de son président et homme fort du club de Castres Pierre-Yves Revol, a instauré le salary cap, dont l’objectif est de bloquer les salaires des joueurs de rugby. La masse salariale est fixée à 10,7 millions d’euros par saison, avec une compensation de 200 000 euros par joueur sélectionné en équipe de France, afin que les clubs concernés puissent embaucher des joueurs pour les remplacer lorsque ceux-ci jouent avec le XV de France.

Le salary cap est devenu une immense usine à gaz, qui accumulent des règles de plus en plus complexes. Ainsi, les indemnités de transfert d’un joueur d’un club à un autre sont-elles intégrées dans ce plafonnement. Si un joueur est rémunéré pour effectuer de la publicité, sa rémunération entre dans le salary cap si l’entreprise est sponsor du club, mais n’y entre pas si l’entreprise n’est pas un sponsor. Au motif que certains clubs faisaient payer leurs joueurs par des rémunérations pub, moyen de contourner la règle. Un autre moyen de contourner cette règle est de faire embaucher un joueur par l’entreprise qui finance le club. Ce faisant, la masse salariale du club en question est réduite.

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Depuis son introduction en 2010, le salary cap est ainsi régulièrement bafoué, donnant lieu à des sanctions plus ou moins virulentes, des passe-droits et des contournements. Comme souvent dans le rugby français, les problèmes se règlent à l’ombre et entre amis.

La jalousie comme prétexte

Officiellement, la mise en place du salary cap répond à un besoin de justice : il ne faut pas que les clubs avec de gros budgets puissent acheter plus de grands joueurs et donc gagner davantage par rapport aux clubs à petit budget. Un argument particulièrement spécieux. Si des clubs sont assez doués pour avoir de nombreux spectateurs, vendre beaucoup de produits dérivés et attirer des sponsors, pourquoi les brider et les limiter par rapport aux clubs qui ne parviennent pas à faire ces efforts de développement ? Le salary cap repose surtout sur la jalousie, celle des clubs qui ne gagnent pas face aux clubs qui gagnent et sur le nivellement par le bas. Il repose de surcroît sur une méconnaissance du sport : ce n’est pas parce que l’on a le plus gros budget et les meilleurs joueurs que l’on gagne.

Preuve en est la saison actuelle. Le Stade français Paris a le deuxième budget national (45,3 M€) et pourtant il joue son maintien. Le Castres olympique dispose lui du 12e budget sur 14 clubs (26,5 M€), ce qui ne l’empêche pas de jouer des finales et de gagner un titre tous les 10 ans. Si on prend les 20 dernières années (2004-2024), Paris a gagné 3 fois et Castres 2 fois, avec 4 finales pour les deux clubs. Bordeaux (UBB) dispose du 6e budget (34,1 M€), a été finaliste en 2024 et est actuellement deuxième du Top 14. Quand Lyon (LOU) avec le 3e budget national (40,5 M€) n’a été que deux fois demi-finaliste (2018 et 2019).

La Rochelle (37,3 M€) a sensiblement le même budget que Clermont (35,4 M€), c’est pourtant La Rochelle qui fut deux fois champion d’Europe (2022 et 2023).

Le passage par l’histoire est intéressant. Lors de la saison 2013/2014, Toulon, qui a réussi l’exploit d’être trois fois de suite champion d’Europe, n’avait que le 4e budget du Top 14, avec 23,6 M€. Le club fut pourtant premier de la phase de poule. Montpellier fut deuxième, avec le 6e budget. Le Stade français, 3e budget, a terminé 7e.

Il n’y a donc pas de rapport entre budget des clubs et résultats obtenus. Or c’est bien sur cette idée que se fonde la justification du salary cap.

Cette masse salariale ne tient pas compte des clubs en déficit régulier qui sont subventionnés par des mécènes aux poches larges, le Castres olympique (laboratoires Pierre Fabre), le Stade français Paris (Hans-Peter Wirld), Toulon (Bernard Lemaître) ne peuvent survivre que par le financement de leur mécène. Ce qui interroge sur l’économie du sport en général et du rugby en particulier.

Une méconnaissance des lois économiques

Mais le salary cap repose aussi sur une méconnaissance des lois économiques.

Le salaire est un prix, le prix auquel un employeur « achète » un employé. Le blocage des prix entraîne toujours les mêmes conséquences : la pénurie et la baisse de la qualité.

Si les salaires des joueurs de rugby sont bloqués, quelles peuvent être les conséquences à moyen et long terme ? La première c’est que les clubs pourvoyeurs de joueurs internationaux ne pourront pas disposer de doublures. Ils devront faire jouer davantage leurs internationaux, entraînant plus de fatigue et donc plus de blessures. Le temps de jeu des joueurs français est un sujet récurrent dans le rugby, ceux-ci jouant beaucoup plus que leurs concurrents européens.

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Autre problème, comme il sera difficile de baisser les salaires des joueurs stars, ce sont les joueurs moins connus qui seront payés moins. Et donc des écarts de salaires plus grands entre les top joueurs et les autres, causant une injustice provoquée par une mesure anti-économique. On peut également imaginer que les grands clubs auront moins d’internationaux. Or, les internationaux ne jouent que 8 matchs maximum par saison avec le XV de France (Tournoi des VI nations et tournée d’automne). Les automatismes et les liaisons humaines et techniques sont donc essentiellement acquis en club. Si les internationaux ne peuvent plus jouer ensemble en club, c’est donc l’équipe nationale qui sera pénalisée. Et donc la puissance et l’influence du rugby français. On l’a vu lors du dernier VI nations : trois clubs fournissaient la majorité des joueurs : Toulouse, Bordeaux et La Rochelle ; avec le succès que l’on sait.

Enfin, si les salaires sont bloqués, les clubs ne pourront plus embaucher de joueurs étrangers de prestige. Les clubs français sont en concurrence avec leurs homologues japonais, australiens, néo-zélandais. Peut-être un jour américains. Moins de joueurs prestigieux, c’est moins d’attrait pour le Top 14, donc moins de rentrées financières, notamment de droits télévisés et donc moins de finance pour les clubs. Moins de joueurs étrangers de qualité c’est aussi une perte pour les joueurs français qui apprennent à leur contact. Quand Toulon fut trois fois d’affilé champion d’Europe (2013, 2014, 2015), le RCT comptait dans ses rangs des stars internationales, comme Johnny Wilkinson, qui ont contribué à former les joueurs français toulonnais par le partage d’expérience. C’est aussi le risque que les clubs français soient moins bons sur la scène européenne, alors que, depuis 2021, c’est toujours un club français qui s’est imposé. Bloquer les prix, c’est donc donner la possibilité à l’Irlande et à l’Angleterre de dominer les clubs d’Europe.

Ceux qui défendent le salary cap ne semblent pas avoir compris que le rugby est un sport mondialisé, que les meilleurs joueurs iront voir vers les meilleurs clubs, c’est-à-dire ceux qui ont les meilleures infrastructures et les meilleurs salaires.

Les pays du Golfe se positionnent pour organiser la coupe du monde de rugby 2035. On peut tout à fait penser que, dans un avenir proche, ils feront pour le rugby comme pour le football : ils monteront une compétition avec les meilleurs joueurs, payés largement et sans limitation salariale.

Les États-Unis veulent également devenir une grande nation du rugby. Ils organiseront la coupe du monde 2031 et des mouvements financiers se mettent en place dans les clubs. Antoine Dupont est ainsi devenu actionnaire du club de Los Angeles.

Dans n’importe quelle entreprise il paraîtrait absurde d’opérer un blocage des salaires. Pourquoi ne pas bloquer les salaires de la BNP pour que la SG puisse lui faire une meilleure concurrence ? Les clubs de rugby sont des entreprises comme les autres, avec des contraintes économiques et des clients (les supporters) qu’il faut satisfaire. Ne pas comprendre que les clubs et les fédérations ont des concurrents mondiaux, que l’influence se fait avec les meilleurs relève d’une erreur d’appréciation. Et à terme, c’est une perte d’influence sur la scène européenne et mondiale.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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