La Birmanie aux abois

5 août 2025

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : L'un des plus grands barons du "Triangle d'Or", le general Khun-Sa, est considere comme l'un des plus importants producteurs d'heroine du monde. Il pose ici dans son royaume, dans les collines Shan, au nord-est de la Birmanie, entoure des soldats de sont armee privee qui compte 20.000 hommes. BIRMANIE - 02/1992./0902201049

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La Birmanie aux abois

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Guerre civile, économie exsangue, parodie de scrutin et trafics en tous genres : la Birmanie est aux abois. Alors que la junte reprend le dessus sur le plan militaire, le pays demeure encore dans l’expectative et l’inquiétude. 

Mi-juin, alors que Dharamshala (nord de l’Inde[1] ; siège du gouvernement tibétain en exil) se paraît de ses plus beaux atours pour célébrer l’imminent 90e anniversaire du Dalaï-Lama et entamer « l’année de la compassion », à 2 500 km de là, sur les marges orientales du sous-continent indien, s’annonçait un autre anniversaire. Dans la Birmanie aux mains des généraux depuis le coup d’état de février 2021, un autre[2] lauréat du prix Nobel de la paix (1989) entrait dans sa 8e décennie.

De l’adulation à l’indifférence, à l’oubli

Embastillée depuis quatre ans, Aung San Suu Kyi, la Dame de Rangoun et icône birmane de la démocratie (non réapparue en public depuis début 2021), n’a guère eu l’opportunité d’honorer depuis son austère geôle cet événement. Ni bien entendu de partager le moment avec les siens.

Birmanie et production de drogues (c) AFP

Grands de ce monde et anonyme, nombreux sont ceux ayant célébré à distance ou in situ l’anniversaire du chef spirituel du bouddhisme tibétain, dont l’éternel sourire et l’aura font tant d’ombre aux autorités chinoises[3] ; de Barack Obama à Richard Gere, les hommages à l’adresse de celui qui prit le chemin de l’exil voilà 66 ans se sont multipliés, au mécontentement que l’on devine de Pékin. Pour la résiliente octogénaire emprisonnée depuis près de 1700 jours (!) qui depuis un demi-siècle, défie la férule des généraux et défend l’étendard de la démocratie pour les 55 millions de Birmans, il n’y eut rien de tel. Mais un océan d’indifférence, en Occident notamment (The Lady y fut pourtant des décennies durant traitée en VIP à chacune de ses visites), où les quelques lignes d’un communiqué du Quai d’Orsay[4] (Paris « réitère son appel à sa libération immédiate et sans condition ») ne compenseront pas le sentiment d’abandon.

Les « chantiers » de la junte

Associant l’absurde à l’incongru, l’austère State Administration Council (l’appellation officielle de la junte) du senior-général Min Aung Hlaing ne s’est guère ému de cela, préférant concentrer son action sur le terrain des hostilités, et sur le champ de bataille politique, en s’activant à la préparation d’un scrutin parlementaire programmé en décembre 2025-janvier 2026.

Car en cet été 2025, après quatre ans de gouvernance détestable, de résistance opiniâtre de la population et de combats balafrant la nation de l’État Shan à l’Arakan, si les Birmans ont besoin prioritairement de quelque chose, ce serait plutôt de pourparlers de paix, d’une reconstruction post-séisme[5] et d’une revitalisation économique dignes de ce nom. Infiniment plus que d’une mise à jour des listes électorales. Mais peu importe à cette junte que la population gronde et lui tourne le dos, que la communauté internationale dans sa majorité, la voue aux gémonies et que le pays saigne.

Du reste, ces dernières semaines, dans les hostilités mettant aux prises les forces de la junte et ses supplétifs (cf. milices locales et groupes ethniques armés proches du régime) face à une résistance polyforme[6] et déterminée, on observe un certain rétablissement de la tatmadaw (armée birmane), laquelle, à grands renforts d’appuis aériens systématiques (bombardements) nonobstant la présence de populations civiles, a semble-t-il interrompu une série de revers sur le terrain, repris plusieurs localités perdues[7] lors de l’opération 1027[8] menée par la résistance.

La morgue des généraux, le soutien diplomatique et / ou militaire déterminant des alliés russes et chinois, la relative impuissance du concert des nations à peser de quelque manière que ce soit sur le cours des choses, enfin, les prémices d’une possible lassitude et désespérance dans le camp éreinté de la résistance pro-démocratie, auront fait le reste.

Une « farce électorale[9] » en point de mire

Dans le propos des généraux, on ne décèle aucune velléité de cessation des hostilités, de discussions avec la partie adverse (démocratique et ethnique) honnie pour esquisser une sortie de crise « équitable » ; moins encore de retour dans les casernements militaires ou de faire amende honorable pour les innombrables exactions perpétrées loin du regard étranger. Il est plus simple de prolonger jusqu’à l’absurde une guerre civile meurtrière et de pousser le pays aux bords de l’abîme, de maintenir derrière les barreaux une égérie démocratique octogénaire, de s’afficher à Moscou ou à Pékin[10] aux côtés d’autres autoritaristes assumés.

Dans les deux capitales citées ci-dessus, on ne fait aucunement mystère de la proximité du moment avec Min Aung Hlaing, ce dernier s’est rendu à Moscou à quatre reprises depuis le coup d’État de février 2021, et de l’absence de toute appétence pour un pivot politique qui ramènerait au pouvoir un gouvernement démocratique.

Fin juillet a été promulgué en Birmanie un nouvel amendement à la loi sur l’enregistrement des partis, autorisant notamment la dissolution de toute formation politique soupçonnée de fraude électorale ou de comportement illégal lors d’un scrutin. Un amendement sur mesure[11] pour la junte.

Drogues, escroqueries et trafics divers

Dans son Étude 2024 sur l’opium au Myanmar: culture, production et implications[12] de décembre 2024, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) confirmait que la culture du pavot à opium en Birmanie[13] demeure en 2025 à un niveau élevé de production après trois années de croissance consécutives, faisant toujours de ce pays du Sud-Est asiatique le n°1 mondial en la matière : « Alors que les conflits dans le pays restent intenses et que les chaînes d’approvisionnement mondiales s’adaptent à l’interdiction en Afghanistan, nous voyons un risque important d’une nouvelle expansion ces prochaines années » déplore le responsable régional de l’ONUDC[14].

Et l’agence onusienne d’observer que le chaos de la guerre civile sur la quasi-totalité du territoire permet l’expansion de la production et du trafic de drogues synthétiques. Certains GEA combattant la junte sont par ailleurs impliqués dans le trafic de drogue. L’automne dernier, les autorités thaïlandaises (les deux pays partagent une longue et occasionnellement poreuse frontière commune s’étirant sur 2 500 km) constataient une nette recrudescence du trafic de drogues en provenance de Birmanie. Selon Bangkok, dans les États Shan et Kachin notamment, des réseaux criminels organisés se seraient associés à des milices ethniques locales et à certains GEA pour établir – en toute impunité – des « super laboratoires » sur le sol birman[15].

Pour sa part, dans son rapport Tirer profit du conflit : économies illicites et guerre civile au Myanmar[16], Global Initiative Against Transnational Against Organized Crime (une ONG internationale basée à Genève) montre comment depuis février 2021 le régime militaire et divers GEA sont impliqués dans un large éventail d’activités criminelles finançant leur « agenda » respectif : production d’opium, trafic divers (drogue, armes, munitions, bois exotiques, jade), extraction de jade, d’or, installations de scam centers dans les zones de non-droit ; autant d’activités criminelles générant des revenus considérables[17].

L’insolite posture récente de l’administration américaine

Dans les derniers jours de juillet, le département du Trésor américain a levé des sanctions appliquées jusqu’alors à divers citoyens birmans proches de la junte, œuvrant dans le commerce des armes et familiers des milieux bancaires[18]. Cette soudaine volte-face de Washington fit bondir de colère et d’incompréhension l’opposition pro-démocratie, la société civile, les groupes de défense des droits humains, l’ONU[19]. Tout sauf une coïncidence : deux semaines plus tôt, dans un rare courrier à destination de l’exécutif américain, le chef de la junte faisait l’apologie du locataire de la Maison-Blanche, tout en sollicitant un traitement clément sur la douloureuse thématique des droits de douane[20].

Une poignée de jours avant cette mansuétude administrative impromptue, le Congrès américain avait pourtant adopté trois projets de loi réaffirmant le soutien de Washington à la résistance pro-démocratie et s’engageant à maintenir les sanctions financières contre la junte[21].

Les terres rares birmanes, sur le radar de l’administration Trump 

« Autrefois, les militants pour la démocratie en Birmanie étaient accueillis à la Maison-Blanche pour faire part de leur point de vue sur les progrès de leur pays – ou plutôt sur leur absence. Aujourd’hui, ce sont les minerais rares du pays qui pourrait attirer l’attention là-bas ». Tel était le 29 juillet le propos éclairant d’un éditorialiste birman en vue (« In Rare Earth Talks, Another Troubling Sign of a US Pivot on Myanmar[22] »).

De fait, le pays de la Dame est richement pourvu en la matière. Selon le Critical Minerals Security Program du Center for Strategic and International Studies (CSIS ; Washington D.C.), en 2023, les exportations de terres rares birmanes vers la Chine[23] auraient dépassé les 40 000 tonnes.

L’administration Trump envisagerait deux pistes distinctes pour accaparer cette précieuse manne : traiter directement avec la junte, ou la contourner et négocier avec la Kachin Independence Army (KIA) contrôlant depuis 2024 la majeure partie du territoire recelant ces terres rares (régions de Chipwi et de Pangwa, dans l’État Kachin, frontalier du Yunnan chinois)[24].

À quatre mois du scrutin, gesticulations et faux-semblants de la junte

Dans le crépuscule de juillet, en vue des élections de fin d’année, la junte a officiellement transféré le pouvoir à un gouvernement civil provisoire. Dans la foulée de cette annonce, l’état d’urgence national, en vigueur depuis février 2021, fut levé[25]. Rien qui ne doive hâtivement réjouir les Birmans : Min Aung Hlaing, en tant que président par intérim et chef des armées, reste à la tête d’une nation meurtrie et accablée par la guerre civile.

Sans prendre qui que ce soit de court là encore, un écho complaisant résonna depuis la capitale de l’ex-empire du Milieu voisin qui, par la voie de son ministère des Affaires étrangères, rappela que Pékin « soutient la voie du développement empruntée par la Birmanie, conformément à ses conditions nationales, ainsi que la progression constante du programme politique intérieur du pays[26] ». Passons.

[1] Dans l’Himachal Pradesh.

[2] Le 14e Dalaï-Lama reçut la prestigieuse récompense deux ans plus tard, en 1991.

[3] Lesquelles n’ont guère encouragé la population tibétaine, dans la région autonome du Tibet et ailleurs dans le pays (dans les provinces où la communauté tibétaine reste significative : Sichuan, Qinghai, Gansu, Yunnan), à célébrer l’événement…

[4] Ministère français des Affaires étrangères, 19 juin 2025.

[5] Le 28 mars 2025, dans le centre du pays (région de Sagaing), un séisme de magnitude 7,8 (le plus puissant depuis un siècle et le plus meurtrier à ce jour) laissait dans son sillage 6000 victimes et des destructions considérables.

[6] Associant une kyrielle de groupes ethniques armés (GEA) hostiles à la junte, de milices citoyennes locales pro-démocratie (People’s Defence Forces) et le gouvernement d’unité nationale (National Unity Goverment) à l’ADN pro-démocratie.

[7] Mobye et Nawnghkio (Etat Shan), Thabeikkyin (région de Mandalay), quelques exemples de ‘reprises’ récentes par la tatmadaw de villes jusqu’alors aux mains de divers GEA.

[8] Du nom de l’opération conjointe lancée en octobre 2023 par la Brotherhood Alliance (regroupant l’Arakan Army, la MNDAA et la TNLA) contre l’armée birmane.

[9] Euro-Burma Office, 9 juillet 2025.

[10] Fin juillet, le n°1 de la China International Development Cooperation Agency (gérant l’aide étrangère et le développement international), porteur d’une énième enveloppe financière pour la junte, était reçu avec les honneurs à Naypyidaw.

[11] The Irrawaddy, 29 juillet 2025.

[12] Myanmar Opium Survey 2024: Cultivation, Production and Implications.

[13] Près de 90% de la production birmane se concentrent dans le seul État Shan.

[14] UNODC, communiqué de presse, 12 décembre 2024.

[15] Reuters, 2 octobre 2024.

[16] Cashing In On Conflict: Illicit economies and the Myanmar civil war.

[17] Dans son classement annuel, le Global Organized Crime Index attribue à la Birmanie le taux de criminalité le plus élevé des 193 pays étudiés.

[18] The Irrawaddy, 29 juillet 2025.

[19] ‘’Il est inadmissible de compromettre ces efforts en levant les sanctions imposées aux marchands d’armes et aux acolytes de la junte’’, déclara le rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Birmanie (The Irrawaddy, 30 juillet).

[20] En vain puisque finalement, le 1er août, l’administration US a appliqué 40% de droits de douanes au régime birman (seule la Syrie avec 41% s’en sort plus lourdement encore…).

[21] Asia Times, 30 juillet 2025.

[22] The Irrawaddy (Birmanie), 29 juillet 2025.

[23] Près de 60% des importations de terres rares chinoises proviennent de Birmanie.

[24] Mizzima (Birmanie), 30 juillet 2025.

[25] Reuters, 31 juillet 2025.

[26] CNN, 31 juillet 2025.

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Olivier Guillard

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