<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Thomas Gomart – Russie, Chine, Etats-Unis : qui est de trop ?

14 août 2020

Temps de lecture : 4 minutes
Photo : De gauche à droite : le président russe Vladimir Poutine, le président des Etats-Unis Donald Trump, son homologue vietnamien Tran Dai Quang et le président chinois Xi Jinping le 11 novembre 2017 (c) Sipa AP22128564_000002
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Entretien avec Thomas Gomart – Russie, Chine, Etats-Unis : qui est de trop ?

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Directeur de l’IFRI, le principal think tank français de relations internationales fondé par Thierry de Montbrial, Thomas Gomart reçoit Hadrien Desuin de Conflits dans son bureau pour échanger sur la Russie et ses rapports aux États-Unis et à la Chine. Thomas Gomart vient de publier Le Retour du risque géopolitique, Le triangle stratégique Russie, Chine, États-Unis, Paris, Institut de l’entreprise, 2016, 56 p., préface de Patrick Pouyanné.

Conflits : Vous constatez que la mondialisation des échanges se heurte au retour de la géopolitique.

Le « doux commerce » de Montesquieu a vécu. Les échanges commerciaux ont commencé à stagner en 2009-2010 tandis que les échanges d’informations continuent à croître de façon exponentielle. La mondialisation s’accélère en termes technologiques mais rétrécit en termes politique et institutionnel. C’est un retour aux logiques de puissance. Les milieux d’affaires ont vu des marchés émergents, pas des puissances émergentes, une absence regrettable.

 

Conflits : Le triangle Russie, Chine, États-Unis continue de structurer le monde depuis 1971, mais la Russie n’est-elle pas de trop dans ce trio aujourd’hui ? 

1971 voit le voyage de Nixon en Chine. Le segment faible du triangle est alors la Chine. Et Nixon y va justement pour affaiblir l’URSS. 45 ans après, le segment faible est la Russie qui se débat pour se maintenir dans le trio. Or, la Chine va continuer à croître, les États-Unis sont dans un déclin très relatif et la Russie continue à se rétracter. Chine et États-Unis : 35 % de la richesse mondiale, la Russie moins de 3 %. En 1991, les économies chinoise et soviétique étaient comparables. Aujourd’hui l’économie russe représente 20 % de l’économie chinoise. La Russie cherche à se maintenir au niveau de Washington et Pékin avec des moyens comparables à ceux de la France et du Royaume-Uni. « Puissance pauvre », elle est en distorsion très forte entre ses ambitions et ses moyens.

 

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Conflits : La Russie avait annoncé un pivot vers l’Asie que les sanctions européennes pourraient accélérer.

Les Occidentaux ont raté l’ancrage de la Russie dans leur structure euro-atlantique à la sortie de la guerre froide. Grâce à des liens historiques, culturels, humains de toute nature, l’Union européenne est le premier partenaire commercial de la Russie avec 50 % de son commerce extérieur. Fondamentalement elle constitue la porte d’entrée de la Russie vers la mondialisation. Les sanctions ferment cette porte mais les élites russes raisonnent bien plus que les nôtres en termes géopolitiques. Pour elles, la Russie est aussi une puissance du Pacifique qui doit participer au pivot mondial vers l’Asie.

 

Après l’annexion de la Crimée, la Russie veut montrer qu’elle reste une grande nation qui construit un partenariat avec la Chine en particulier dans le domaine énergétique. Mais l’asymétrie entre les deux pays est énorme ! Par ailleurs, le dernier conflit militaire russo-chinois date de 1969, il est encore dans les mémoires. Le pivot de la Russie vers le Pacifique doit donc être nuancé et compris aussi comme un récit ou un « discours » géopolitique.

Conflits : Il y a tout de même une complémentarité énergétique russo-asiatique qui pèse lourd…

Bien sûr avec la Chine mais aussi le Japon et la Corée. Poutine estime que le principal succès de sa politique étrangère, c’est le traité frontalier sino-russe de 2005. À l’Organisation de coopération de Shanghai, Russes et Chinois coopèrent pour la stabilisation de l’Asie centrale, jusqu’à l’Iran. Mais 80 % de la population russe vit sur le territoire européen et continue à regarder vers l’ouest même si elle cherche des alternatives. Y parviendra-t-elle ? Je n’en suis pas sûr.

 

Conflits : « J’ai pris la Russie comme le général de Gaulle a pris la France » a déclaré un jour Vladimir Poutine. Dans quelle mesure le souverainisme poutinien est-il une déclinaison russe du gaullisme ? 

Nous n’avons pas réussi à dépasser la vision d’un Poutine soit gaulliste soit tchékiste. Pour les milieux diplomatiques et intellectuels, Poutine est un tchékiste qui ne parviendra pas à sortir de sa matrice. Pour les milieux d’affaires et militaires, c’est un gaulliste qui a restauré la grandeur de son pays. On ne peut pas comparer. Fondamentalement, la Russie n’a pas d’alliances, ce qui n’était pas le cas de la France gaulliste.

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En fait, nous avons un problème géopolitique avec la Russie et la Russie a un problème géoéconomique avec nous. La gestion de la crise ukrainienne a été déléguée à la Commission européenne, alors que l’Union européenne n’est pas un acteur géopolitique. De plus, Bruxelles a encouragé l’intégration régionale partout dans le monde, à l’exception de l’espace post-soviétique.

Ce sont deux très fortes contradictions qui ont rendu un partenariat avec la Russie improbable. À cela s’ajoute que l’Europe est très mal à l’aise avec des puissances comme la Russie et la Turquie.

Quant à Poutine, il éprouve une grande condescendance vis-à-vis du projet européen auquel il ne croit pas. Le Brexit ne peut que l’ancrer dans cette conviction.

Conflits : Les pays d’Europe centrale ont aussi poussé à l’affrontement…

On a une Europe composite, chacun utilise l’Union européenne pour pousser ses intérêts. Ces petits pays ont un poids qu’ils n’auraient jamais pu avoir en dehors de l’Union. Le partenariat oriental subit une influence polono-suédoise, par exemple. Cette question du voisinage européen a des résonances historiques fortes avec deux non-dits : la Turquie et la Russie.

Conflits : Énergie, militaire et numérique sont trois grands pouvoirs qui structurent le monde selon vous, pourquoi avoir choisi le numérique ? On parle de « bombe numérique », n’est-on pas en train de fantasmer la guerre numérique ?

Sur le numérique, les États-Unis disposent des principaux acteurs. Pour paraphraser John Connally et sa formule sur le dollar, on pourrait dire « Internet est notre système mais c’est votre problème ». Internet est le centre nerveux du système monde. Qui domine lnternet domine le centre nerveux et donc domine le monde. Internet est aussi le principal moyen de garder le contrôle sur ses principaux alliés japonais et européens.

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À propos de l’auteur
Hadrien Desuin

Hadrien Desuin

Ancien élève de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, Hadrien Desuin est membre du comité de rédaction de Conflits.
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