L’alliance russo-chinoise contemporaine, souvent résumée par l’image du « DragonBear », est présentée comme l’un des piliers de l’ordre multipolaire en gestation. Coopérations militaires, convergence diplomatique et mise en scène d’une entente stratégique sans limites nourrissent l’idée d’un front uni face à l’Occident. Pourtant, derrière cette façade de solidarité, subsistent des différends profonds et non résolus.
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Questions territoriales héritées des annexions russes du XIXᵉ siècle, déséquilibres démographiques le long de la frontière sibérienne, asymétrie croissante des puissances et mémoire chinoise des humiliations impériales composent un socle de méfiances durables, rarement évoquées, mais jamais effacées. Ces tensions, aujourd’hui contenues, demeurent tapies à l’ombre de l’alliance et rappellent que l’histoire pèse lourdement sur les équilibres stratégiques du présent.
À l’été 1969, le monde s’approche d’un seuil nucléaire rarement évoqué dans les récits classiques de la guerre froide. Loin de Cuba ou de Berlin, le monde a frôlé une guerre nucléaire entre deux régimes communistes, alors que l’attention se concentre généralement sur la rivalité Est-Ouest, une nouvelle ligne de fracture se dessine opposant l’Union soviétique à la Chine maoïste. Les tensions sino-soviétiques, jusqu’alors idéologiques, politiques et culturelles (les Chinois détestaient l’arrogance et le paternalisme des Soviétiques), prend alors une dimension violente et potentiellement nucléaire. Car Moscou envisage sérieusement l’emploi d’armes nucléaires contre Pékin.
Rupture sino-soviétique
La rupture sino-soviétique, consommée au début des années 1960, s’est progressivement militarisée. Les affrontements frontaliers sur l’Oussouri, et en particulier autour de l’île Damanski en mars 1969, marquent un tournant, car ils révèlent la crainte soviétique de voir émerger, à ses frontières orientales, une Chine dotée de capacités nucléaires crédibles. Pékin a déjà procédé à plusieurs essais atomiques depuis 1964, et les services soviétiques anticipent une montée en gamme rapide de l’arsenal chinois. Vu de Moscou, bientôt, la marge de manœuvre de l’URSS sur ce front allait être diminuée. Or, les dirigeants soviétiques soupçonnaient très sérieusement la Chine de vouloir remettre en cause les annexions russes du XIXᵉ siècle, en particulier en Extrême-Orient et en Asie centrale. Cette crainte nourrit directement la radicalisation de Moscou en 1968-1969.
Depuis Pékin, ces territoires dans le cadre des « traités inégaux » imposés à une Chine affaiblie par les puissances impériales, dont la Russie tsariste, lui reviennent. Les traités d’Aigun (1858) et de Pékin (1860) avaient permis à la Russie d’annexer plus de 600 000 km² au détriment de l’empire Qing, incluant l’accès à la mer du Japon et le site de Vladivostok. Sous Mao, cette lecture historique est intégrée à une vision idéologique où l’URSS est désormais présentée comme une puissance impérialiste « social-impérialiste », héritière du tsarisme.
Dès le milieu des années 1960, les services soviétiques observent que la Chine cesse progressivement de reconnaître la frontière comme définitivement réglée. Les manuels chinois, les cartes scolaires et certaines publications officielles évoquent explicitement les « territoires perdus ». Pour le Kremlin, cela signifie qu’à terme, Pékin pourrait chercher à réviser par la force une frontière longue de plus de 7 000 kilomètres, faiblement peuplée côté soviétique et jouxtant une Chine démographiquement écrasante.
La guerre populaire
Cette inquiétude est renforcée par la logique maoïste de la « guerre populaire ». Les stratèges soviétiques redoutent moins une invasion blindée classique qu’une pression graduelle, faite d’incidents frontaliers, d’infiltrations, de harcèlement et d’occupation de zones disputées, à l’image de ce qui se produit sur l’Oussouri en 1969 (et aujourd’hui dans un autre contexte en mer de Chine face aux Philippines). L’île Damanski n’est pas vue comme un simple accident, mais comme un test chinois, destiné à jauger la détermination soviétique et à établir un précédent.
Dans ce cadre, l’accession de la Chine au statut de puissance nucléaire change radicalement la donne. Aux yeux de Moscou, une Chine dotée de l’arme atomique disposerait d’un parapluie stratégique lui permettant de pousser ses revendications territoriales sans craindre une riposte massive soviétique. C’est précisément cette perspective qui alimente, chez certains responsables soviétiques, l’idée d’une frappe préventive avec comme objectif de briser définitivement toute capacité chinoise à remettre en cause l’ordre territorial issu du XIXᵉ siècle.
C’est donc la conviction que Pékin n’accepterait jamais durablement ces frontières qui pousse Moscou à considérer des options jusque-là impensables, y compris nucléaires.
Dans ce contexte, l’Union soviétique engage des préparatifs militaires d’une ampleur inhabituelle en Extrême-Orient et en Asie centrale. Des bombardiers Tu-16 capables d’emporter des charges nucléaires sont redéployés vers l’est, tandis que des missiles balistiques de courte et moyenne portée, notamment les SS-4 et SS-5, sont positionnés dans des zones permettant de frapper en profondeur le territoire chinois. La 15e armée de l’air, ainsi que plusieurs unités de la région militaire d’Extrême-Orient, sont placées en état d’alerte élevée. Des divisions terrestres reçoivent des pièces d’artillerie nucléaire tactique, signe que le recours à l’arme atomique n’est plus cantonné au seul niveau stratégique.
Frapper la Chine ?
Les archives déclassifiées après 1991 et les témoignages ultérieurs convergent pour montrer que le haut commandement soviétique discute explicitement de scénarios de frappes nucléaires préventives. Des cibles précises – centres industriels majeurs, nœuds ferroviaires, installations militaires et scientifiques – sont identifiées. Pékin, Shanghai ou Shenyang apparaissent dans les études de planification comme des objectifs permettant la neutralisation durable de la capacité chinoise à produire et à déployer des armes nucléaires. Le maréchal Andreï Gretchko, alors ministre de la Défense et tenant de la ligne dure au sein du Politburo, est convaincu qu’une frappe rapide pourrait éliminer la menace chinoise avant qu’elle ne devienne hors d’atteinte.
Les évaluations du KGB insistent sur la dynamique technologique chinoise et sur la probabilité, à court terme, de voir Pékin se doter de vecteurs capables d’atteindre le cœur du territoire soviétique. La perspective d’une Chine nucléaire autonome, idéologiquement hostile et démographiquement massive, alimente une véritable angoisse stratégique à Moscou. Pour certains responsables, l’option nucléaire apparaît alors comme un mal nécessaire, voire comme une opération nécessaire pour préserver l’équilibre global.
C’est dans ce climat de tension extrême qu’intervient l’épisode le plus révélateur, souvent qualifié de « frayeur nucléaire » de l’été 1969. En août, après de nouveaux incidents armés près du lac Jhalanashkol, les dirigeants soviétiques prennent la décision sans précédent de sonder discrètement les États-Unis sur leur réaction à une éventuelle frappe nucléaire contre la Chine. À Washington, l’ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine aborde la question avec ses interlocuteurs américains. Son message est suffisamment clair pour être immédiatement transmis à la Maison-Blanche. Richard Nixon et son Conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger, tous les deux relativement peu expérimentés à cette époque, saisissent les enjeux. Leur réponse est sans ambiguïté : l’administration Nixon fait savoir que les États-Unis ne toléreraient pas une attaque nucléaire soviétique contre la Chine. Sans s’engager explicitement sur la nature de la riposte, Washington laisse planer la possibilité d’une « réaction majeure ». Ce signal, ferme et volontairement flou, joue son rôle rappellant à Moscou que toute frappe contre la Chine risquerait de déclencher une escalade incontrôlable, pouvant impliquer non seulement l’Asie, mais aussi l’Europe.

Vladimir Poutine et Xi Jinping lors du 11e Sommet des BRICS à Brasilia le 13 novembre 2019,
Auteurs : Ramil Sitdikov/POOL/TASS/Sipa US/SIPA,
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Nixon soutient la Chine
Pour Pékin, la menace est perçue comme existentielle. Mao Zedong et Zhou Enlai prennent très au sérieux l’hypothèse d’une attaque nucléaire soviétique. La Chine lance alors de vastes programmes de défense passive sous le slogan « creuser des tunnels profonds, stocker du grain partout » (ça sonne mieux en Chinois). Des réseaux de bunkers et d’abris souterrains sont construits dans les grandes villes et l’économie est partiellement réorganisée pour réduire la vulnérabilité aux frappes. Cette angoisse stratégique accélère également la décision d’ouvrir un canal secret avec les États-Unis, un tournant diplomatique majeur. La visite clandestine d’Henry Kissinger à Pékin en juillet 1971, premier pas concret vers un rapprochement sino-américain, trouve ainsi l’une de ses racines directes dans la peur d’un écrasement nucléaire par l’Union soviétique.
Enfin, l’ombre de la guerre de Vietnam, enjeu principal pour l’administration Nixon. Les Américains soupçonnaient que le triangle Moscou-Hanoi-Pékin n’est pas un long fleuve tranquille. L’administration Nixon est parfaitement consciente que ce triangle est conflictuel, instable et traversé de rivalités profondes. Nixon et surtout Kissinger ne raisonnent plus en termes de « bloc communiste » homogène. Ils savent que le Nord-Vietnam est pris entre deux parrains antagonistes, chacun cherchant à instrumentaliser la guerre du Vietnam à son profit.
Les Américains disposent de plusieurs indicateurs convergents. Ils observent la rivalité sino-soviétique ouverte, les incidents frontaliers de 1969, la concurrence dans l’aide militaire à Hanoï et les tensions idéologiques entre Mao et Brejnev. Ils savent aussi que le Vietnam n’est pas un simple satellite et qu’Hanoï penche de plus en plus vers l’allié lointain, Moscou, pour les armements lourds, tout en se méfiant de l’allié proche, la Chine, perçue comme un voisin historiquement dominateur. La crise sino-soviétique de 1969 vient confirmer et accélérer une analyse déjà présente à Washington. Elle accélère le basculement stratégique de Pékin vers Washington, non seulement pour se protéger d’une éventuelle attaque soviétique, mais aussi pour peser indirectement sur l’issue de la guerre du Vietnam. Le rapprochement sino-américain permet à la Chine de réduire la pression stratégique soviétique, tout en signalant à Hanoï que Pékin n’est plus prêt à soutenir indéfiniment une guerre susceptible de servir les intérêts de Moscou. Pour les États-Unis, cette ouverture offre une carte maîtresse : exploiter la fracture communiste pour faciliter un désengagement du Vietnam sans apparaître vaincus.
Face au Vietnam
Enfin, du point de vue américain, la crise sino-soviétique de 1969 modifie profondément la lecture du conflit vietnamien. Nixon et Kissinger comprennent que la guerre ne peut plus être analysée comme un affrontement binaire Est-Ouest. La possibilité d’une guerre nucléaire entre Moscou et Pékin transforme la Chine, jusque-là perçue comme l’ennemi idéologique absolu, en acteur pivot de l’équilibre asiatique. Le Vietnam devient alors un élément parmi d’autres d’une stratégie globale visant à stabiliser le triangle Washington–Moscou–Pékin.
Le consensus historiographique actuel confirme que le moment de danger maximal se situe entre août et octobre, lorsque les préparatifs militaires, les débats internes et les démarches diplomatiques atteignent leur paroxysme. Finalement, si la frappe n’a pas eu lieu c’est en raison du risque jugé trop élevé d’un embrasement général.
Aujourd’hui, la Russie, engloutie dans la guerre en Ukraine, s’enferme dans une spirale d’attrition militaire et crise démographique sans issue. Cette mobilisation prolongée des moyens russes à l’Ouest limite mécaniquement la capacité de Moscou à demeurer une puissance pleinement présente au centre et à l’est du continent eurasiatique. Dans ces conditions, l’hypothèse qu’une simple pause dans la guerre, voire d’un rapprochement tactique avec les États-Unis, suffirait-elle à rééquilibrer la relation sino-russe n’est pas probable. L’asymétrie structurelle entre Moscou et Pékin s’est trop accentuée pour être corrigée à court terme.
Plus incertaine encore est la capacité de Washington, sous l’administration Trump, à renouer avec une diplomatie triangulaire à la manière de Nixon et Kissinger. Celle-ci reposait sur un rapport de forces spécifique, aujourd’hui disparu, d’une Chine encore relativement faible, une Union soviétique perçue comme la principale menace stratégique, et des États-Unis en position d’arbitre capable de jouer l’un contre l’autre ses deux adversaires. Or aujourd’hui est devenue la première puissance industrielle et le principal rival systémique de Washington, tandis que la Russie, affaiblie par la guerre en Ukraine, s’est durablement rapprochée de la Chine, au point de dépendre de lui économiquement et diplomatiquement. Dans ce contexte, la marge de manœuvre américaine pour inverser les alliances est étroite, sinon inexistante.
Un moment Nixon ?
Pour Moscou, en revanche, l’évocation d’un possible « moment Nixon inversé » constitue un instrument diplomatique précieux. En laissant entendre qu’un rapprochement stratégique avec les États-Unis aux dépens de la Chine serait envisageable, la Russie cherche avant tout à inciter Washington à relâcher son soutien à l’Ukraine et à semer le doute au sein des alliances occidentales. Mais cette posture relève davantage du signalement tactique que d’une intention réelle. Un véritable basculement russe impliquerait une rupture avec la Chine, dont Moscou ne peut aujourd’hui assumer ni le coût économique ni le risque stratégique. Pékin est devenu le principal amortisseur des sanctions occidentales et un partenaire indispensable à la survie du régime russe. Dès lors, si la Russie a tout intérêt à faire miroiter la perspective d’un rééquilibrage géopolitique, elle n’a aucun intérêt objectif à l’engager réellement. La diplomatie triangulaire, dans sa version contemporaine, relève moins d’une stratégie opérante que d’un mirage instrumentalisé par un Kremlin en quête de marges de manœuvre.







