<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Un soft-power en séries

16 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Affiche de la série Game of Thrones, grand succès sur Netflix.
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Un soft-power en séries

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« N’oublie jamais ce que tu es, car le monde ne l’oubliera pas. Puise là ta force, ou tu t’en repentiras comme d’une faiblesse. Fais-t’en une armure, et nul ne pourra te blesser. » Cette idée que l’identité d’une puissance, exposée aux yeux de ses concurrentes, peut constituer une arme pourrait être tout droit tirée d’un discours de Donald Trump. Pourtant, elle est énoncée par Tyrion Lannister face à Jon Snow dans la série Game of Thrones.

C’est tout l’intérêt des séries américaines. Elles sont un révélateur du soft power des États-Unis et elles en sont également les agents. Cela n’est pas nouveau, car depuis les années 1950, les écrans de télévision du monde entier sont inondés de produits véhiculant les valeurs des États-Unis et leur mode de vie. De l’héroïc fantasy à la science-fiction, de la sitcom à l’enquête policière, tous les genres sont balayés par une véritable industrie du soft power. Quels en sont les ressorts et que pèsent les séries dans la puissance d’influence des États-Unis ?

Une machine de guerre médiatique

Les séries américaines sont une machine de guerre médiatique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

En 2016 et 2017, 168 nouvelles séries sont lancées, contre 144 l’année précédente. Les grands networks maîtrisent leur diffusion sur tous les supports. Le premier est la diffusion hertzienne. 46 des séries de 2016-2017 sont diffusées de cette façon aux États-Unis. Le deuxième est le domaine des chaînes payantes, câble et satellite, on trouve ici 77 séries, montrant combien l’objet-série est devenu un argument au service des abonnements. Enfin, la diffusion par les plates-formes de téléchargement, dont la célèbre Netflix, avec 45 séries pour ses 80 millions d’abonnés dans le monde. On trouve ainsi un volume de diffusion considérable et un moyen, dans chaque pays, de répéter ces vecteurs concurrents et complémentaires qui contribuent à alimenter le volume d’affaires. La moitié de ces nouvelles séries sont réalisées par six grandes entreprises de production (Fox, NBC, CBS, Warner, HBO, Disney, Sony) ce qui laisse toutefois une porte ouverte à des entreprises émergentes.

L’enjeu est considérable. Dans le monde, une série américaine peut, en ne parlant que de la diffusion hertzienne, rayonner dans près d’une centaine de pays. C’est le cas des Experts, en 2011, avec 65,3 millions de téléspectateurs. En 2009, 24 heures chrono rapportait aux États-Unis 3 millions de dollars de recettes publicitaires par épisode. Et dans chaque pays, les chaînes s’y retrouvent. Les Experts rapportèrent ainsi 1,2 milliard d’euros à TF1 de 2005 à 2010. Ainsi, les séries participent d’un système économique qui, par ruissellement, ancre les diffuseurs étrangers aux systèmes de diffusion américains, contribue à fidéliser les publics et à entretenir cette spirale de croissance. Les techniques d’écriture de scénarios sont également savamment réfléchies, fondées sur des ressorts dramatiques et des twistes permettant de tenir en haleine le spectateur.

Les raisons du succès sont évidentes : la capacité à répondre aux attentes du public tout en orientant ses goûts. Pour cela, les grands networks ne lésinent pas sur les moyens. La production d’un épisode de Game of Thrones coûte 8 millions de dollars à HBO. Netflix surenchérit avec The Get down dont chaque épisode franchit la barre de 10 millions de dollars.

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La mise en scène des valeurs américaines

Quelles sont les valeurs véhiculées par ces séries ? Il s’agit d’un savant mélange d’affirmation et de critique des valeurs des États-Unis ; ce double visage prouve qu’à la différence des autres, la puissance américaine est capable d’autocritique, ce qui lui donne une légitimité morale.

Un des principaux ressorts des séries américaines est donc l’importance de l’image providentialiste des États-Unis qu’elles véhiculent. Certaines l’évoquent de façon directe, leur action se déroulant à la Maison-Blanche ou sur les théâtres de l’engagement militaire des États-Unis. « Si tu veux commencer à utiliser la puissance militaire américaine comme l’arme du Seigneur, tu peux le faire. Nous sommes la seule superpuissance qui existe encore. Tu peux conquérir le monde, comme Charlemagne. » Tels sont les propos de Leo Mac Garry, conseiller du président des États-Unis Josiah Bartlet dans la saison 1 de la série The West Wing, lancée en 1999. Quelle meilleure évocation possible de la notion d’« hyperpuissance » des États-Unis de l’ère Clinton et quelle belle transition vers l’ère Bush !

Les axes de la géopolitique des États-Unis depuis 2001 sont ainsi évoqués dans plusieurs séries : 24 heures chrono ou Intelligence évoquent la lutte antiterroriste. The Unit ou Generation Kill ont pour cadre l’Irak ou l’Afghanistan et suivent le destin de soldats américains. L’idée n’est pas de fournir une explication à ces conflits, leurs causes ne sont jamais citées, mais de susciter, par le suspense, l’émotion et l’empathie, une humanisation de la valeur de la défense de la liberté. Elles relèvent donc de la logique de diffusion du messianisme et donc du manichéisme américains. Au point, parfois, de devenir de véritables métaphores de la géopolitique mondiale, encore une fois, jamais de manière explicite. D’après Dominique Moïsi, dans son récent livre sur le sujet[1], il serait possible de faire un parallèle entre Game of Thrones et la géopolitique du Moyen-Orient (voir Conflits numéro 14). Les Marcheurs blancs seraient Daesh, les Lannister évoqueraient les Saoudiens…

Les « méchants » au service du message

En tout cas, c’est souvent l’image du méchant qui est déterminante pour diffuser les valeurs, tout comme le modèle américain a été stimulé par ses ennemis : puissances de l’Axe, Union soviétique, puis « axe du mal » et « États parias ».

Dans les séries récentes, l’évocation des forces de l’Axe permet de donner l’image d’une puissance au service du salut commun des valeurs de l’humanité, en prêtant au scénario certains traits du conflit.  La série V, produite en 1985 et ses suites, mettent en scène le débarquement d’extraterrestres reptiliens déguisés en humanoïdes et se présentant comme bienveillants afin de rafler les humains et les stocker dans un vaisseau garde-manger. L’humanité se partage alors entre « collabos » et « résistants » qui finissent par sauver le monde grâce à leurs valeurs humanistes. Les séries américaines ont accompagné le temps de la guerre froide en diffusant le modèle américain essentiellement par des séries policières ou des comédies montrant le cadre de vie (agréable bien sûr) de la société d’outre-Atlantique ou d’outre-Pacifique, de Ma sorcière bien aimée jusqu’à Colombo ou Magnum.

Quant à l’ennemi, il est évoqué par la peur qu’il génère. Jamais le communiste n’est présenté en tant que tel comme ennemi, les producteurs évitant ainsi de montrer des États-Unis partisans. Les méchants sont soit des extraterrestres venant d’une société totalitaire, comme ceux des Envahisseurs, soit des menaces invisibles comme celles de la Quatrième dimension dans certains de ses épisodes. Ce climat sert même des séries actuelles, fondées sur des revivals de la guerre froide, comme Mad Men en 2007. Toutefois, dans certains épisodes de Mac Gyver dans les années 1980, le héros a accompli des missions à l’Est, qui cessent dans la troisième saison en 1987, perestroïka oblige.

Depuis le 11 septembre, les mêmes logiques sont en œuvre, pour stigmatiser le terrorisme sans l’associer explicitement aux musulmans. Dans 24 heures chrono, les terroristes sont tout autant balkaniques, américains qu’originaires du Moyen-Orient. Toutefois, Homeland présente, depuis 2011, une vision complexe des réseaux terroristes du Moyen-Orient, évoquant autant les islamistes sunnites que chiites. Mais il s’agit de l’adaptation d’une série israélienne datant de 2010, Hatufim. C’est donc l’idée des États-Unis comme pôle de stabilité dans un monde complexe qui apparaît dans toute cette affaire. Mais les séries savent aussi séduire par la légèreté ! Quoi de plus efficace que Friends pour diffuser pendant 10 saisons répliques et sociabilité new-yorkaises partout dans le monde ? Il est aussi de séduire par l’autodérision de l’American way of life avec Mariés, deux enfants.

Reste le cas de Star Trek[2], série porteuse d’un message très politiquement correct comme le soulignait Barack Obama : « Star Trek… dites que nous sommes tous complexes et qu’il y a en chacun de nous un peu de Spock, un peu de Kirk, un peu de Scotty et peut-être aussi un peu de Klington… La leçon c’est que nous pouvons surmonter nos limites et nos différences. »

Des ambiguïtés qui renforcent le message

Les séries américaines véhiculent aussi un autre aspect fondamental du soft power des États-Unis, celui qui consiste à récupérer la critique dont le système américain pourrait être la cible et à en faire un produit commercial.

Depuis les séries traitant de la guerre du Vietnam dans les années 1970 et 1980 comme Tour of duty, la défaite et le doute peuvent devenir vecteurs de rayonnement. Or, dans Homeland, un des ressorts de l’intrigue consiste à imaginer que le héros, un GI séquestré au Moyen-Orient puis libéré, puisse avoir été gagné à leur cause par les islamistes et être devenu un agent infiltré. Sans parler des séries consacrées aux minorités ayant conquis ou cherchant à conquérir l’égalité des droits.

Autre aspect de ce renouvellement perpétuel des États-Unis, un des grands ressorts de leur soft power, celui de la renaissance après une catastrophe. Immédiatement après le 11 septembre 2001, une nouvelle version de la série des années 1980 Galactica est mise en production : une planète subit une attaque extraterrestre aussi imprévue que dévastatrice. Une colonie survit grâce aux valeurs de solidarité et de fraternité. Cette vision providentialiste est assez proche de celle de certains néoconservateurs : fin du monde, avec, pour les élus, la Terre promise… Quant à l’image du président, elle peut être elle aussi mobilisée. Dominique Moïsi souligne ainsi que, dans The West Wing, en 1999, il s’agit d’un homme bienveillant, mais que dans House of Cards, en 2013, il est devenu cynique et manipulateur. Un message qui, toujours selon cet auteur, pourrait être reçu par la Chine comme une preuve que la fonction présidentielle est entrée en crise, incapable d’incarner les valeurs dont elle pare sa légitimité.

La résistible montée des concurrents

Pourtant, dans le monde réel, comme dans le monde des séries, les États-Unis ne sont pas seuls. Si l’hégémonie américaine en matière de séries n’est pas contestée à l’échelle mondiale, elle l’est à l’échelle régionale et sur certains segments. Une multiplicité de concurrents a en effet émergé depuis quelques décennies.

Les premiers sont certains États latino-américains. Les Telenovelas brésiliennes, depuis les années 1980, ont su trouver leur place, à tel point qu’elles se diffusent dans toute l’Amérique latine, la zone Caraïbe, et chez les Latinos aux États-Unis, mais aussi en Afrique. Une des chaînes qui leur est consacrée, Novelas TV, est une des dix chaînes panafricaines les plus regardées. Sur le marché des adolescents européens, les séries colombiennes ont fait une percée remarquée avec Chica vampiro ou Frankie. Si la Japanime et les productions chinoises ou indiennes jouent sur un autre terrain ou s’exportent peu en dehors des diasporas, pour les deux dernières, on constate que certaines puissances jouent la carte de l’identitaire dans les productions avec la perspective d’une diffusion plus large. Ainsi, les séries turques ont été, en 2013, les plus exportées au Moyen-Orient et auraient rapporté 150 millions de dollars au pays. Elles s’inscrivent ainsi dans la logique du néo-ottomanisme et commencent à être présentes en Amérique latine, comme Noor. Et les Russes entrent sur le marché, avec des séries sur Dostoïevski en 2011 et Trotsky en 2017.

Cela étant, on est loin, dans tous ces cas, de la puissance des grands networks américains. Il y a un effet de seuil en matière d’effets spéciaux ou encore de moyens financiers disponibles pour la postproduction. Ainsi, si le segment sitcom ou policier, ou encore la série fondée sur des aventures sentimentales peuvent être concurrencées, il n’y a pas encore de série d’héroïc fantasy ou de science-fiction utilisant des effets spéciaux comparables à ceux mobilisés pour Game of Thrones ailleurs qu’aux États-Unis. Qui engagerait de tels moyens ? Qui pourrait être assuré de la diffusion mondiale d’une telle série ?

Dans le domaine des séries, l’hyperpuissance américaine reste présente à la fois dans la fiction et dans la réalité.

  1. Moïsi, Dominique, La géopolitique des séries, Paris, Stock, 2016.
  2. Remarquablement étudié par Cyril de Beketch in Valeurs actuelles, numéro du 3 novembre 2017, pages 56-59.
À propos de l’auteur
Didier Giorgini

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