<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Faire la guerre en montagne

25 janvier 2025

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Faire la guerre en montagne

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Guerre de conquête d’un milieu plus qu’une guerre de rencontre et de bataille, la montagne occupe une place à part entière dans les études militaires. Les nouvelles technologies n’échappent pas à ce vieux principe.

Depuis Léonidas solidement retranché aux Thermopyles (- 480 av. J.-C.) avec 300 Spartiates, finalement contournés par surprise par l’armée perse à travers un sentier de montagne, jusqu’à la prise de la ville de Chouchi (novembre 2020) dans les montagnes du Haut-Karabagh, avec l’appui de drones armés Bayraktar TB2, les principes immuables de la guerre en montagne semblent ébranlés.

Frontières, zones refuges, points d’observation privilégiés et passages cruciaux entre différentes régions, les régions montagneuses restent cependant un lieu particulier de l’activité humaine. Dans un monde dominé par les affrontements urbains et cyber, il serait dangereux de considérer la guerre en montagne comme archaïque. Les défis physiques, climatiques, tactiques et logistiques que le milieu montagneux impose au combat et aux combattants sont tels que la plupart des pays y dédient une doctrine et des unités militaires spécifiques.

 

Des foyers de tensions dans de nombreuses régions montagneuses du globe

En 2020, les duels frontaliers se sont poursuivis au sommet en Himalaya, entre l’Inde et la Chine, en particulier au Ladakh (région du plateau de Doklam et de l’Aksai Chin). Ces affrontements réguliers se tiennent non loin de Galwan, à 4 200 mètres d’altitude.

Dans le Caucase, après le conflit intense du Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en 2020, puis la saisie de ce territoire en 2023, cette région montagneuse reste sous tension. Impliquant indirectement, entre appui et influence, les grandes puissances de la région : Turquie, Iran, Russie, mais également Israël, les combats pourraient reprendre à la faveur des enjeux d’enclavement arménien et de continuité territoriale azerbaïdjanaise dans le corridor du Zanguezour, ou encore de l’intervention plus marquée d’une grande puissance régionale. Avec la guerre en Ukraine, les Carpates occidentales sont devenues un corridor crucial pour la logistique militaire et l’approvisionnement des forces armées ukrainiennes. Ce rôle stratégique pourrait les transformer en cible d’opérations militaires hybrides visant à perturber l’aide occidentale. Par ailleurs, les tensions ethniques et le crime organisé dans cette région montagneuse sont des facteurs défavorables. Ces tensions font des Carpates un espace où la stabilité régionale pourrait être remise en question, en particulier dans le cadre d’une escalade plus large des hostilités sur le flanc est de l’Europe.

Dans les Andes et en Himalaya[1], les États placés au pied de ces hautes montagnes ont développé d’ambitieux projets de barrages hydroélectriques et des projets miniers consommateurs d’eau. La fonte des glaciers et l’augmentation des besoins en hydroélectricité, irrigation et eau de consommation génèrent des tensions entre les pays de l’amont et ceux de l’aval. Cette compétition pourrait provoquer des disputes frontalières entre États ou entre populations locales et entreprises privées et conduire à des combats de guérilla ou des actions terroristes, avec ou sans implication des armées régulières.

Ce tour d’horizon des régions montagneuses à risque n’est pas exhaustif. On pourrait y ajouter les hauts plateaux d’Afrique de l’Est, les deux Corées ou encore la frontière russo-finlandaise et d’autres zones montagneuses.

Les défis du milieu montagneux pour les opérations militaires

Indépendamment des évolutions géopolitiques ou technologiques, la réalité du milieu demeure une constante. Les difficultés du terrain et leurs dimensions, les conditions climatiques extrêmes et l’impact sur la conduite des opérations, sur les combattants et leurs équipements en font un acteur à part entière. Plus que dans aucun autre environnement, faire la guerre en montagne c’est faire la guerre en composant avec les contraintes du milieu montagneux.

La montagne, un champ de bataille fragmenté, impose des contraintes uniques. Les terrains accidentés – vallées profondes, pentes abruptes et cols élevés – compliquent les déplacements des troupes et limitent l’utilisation des véhicules de combat. Cette fragmentation du champ de bataille morcelle les unités sur de petits compartiments de terrain utiles à la manœuvre. Ce morcellement ne facilite pas le commandement, qui doit être décentralisé et intégrer la difficulté des transmissions. Ce morcellement complique aussi la coordination entre des unités se déplaçant à des allures très différentes (marche, alpinisme, ski, etc.) dans des compartiments de terrain souvent cloisonnés.

La mobilité en véhicules, souvent canalisée sur des axes de fond de vallée, est également compliquée. Les forces doivent donc s’appuyer davantage sur l’infanterie légère et sur des équipements adaptés aux terrains escarpés, comme les véhicules spécifiques ou les hélicoptères.

Les conditions climatiques extrêmes : un ennemi invisible. En hiver, à l’instar des zones polaires et subpolaires, les environnements montagneux peuvent être soumis à des températures glaciales, des vents violents et des chutes de neige abondantes, ce qui ralentit les opérations, épuise les combattants, limite les performances des équipements. La météo peut changer brutalement, rendant certaines zones impraticables en quelques heures seulement.

Pendant la guerre de Corée, lors de la bataille du réservoir de Chosin (novembre-décembre 1950), à seulement 1 300 mètres d’altitude, le froid extrême, jusqu’à – 30 °C du fait d’un épisode météorologique sibérien, a causé de nombreuses pertes des deux côtés, de l’ordre de 10 à 15 %, non seulement par hypothermie, mais aussi par des gelures graves nécessitant des amputations. On peut souligner que face au « général Hiver », les deux camps ont eu des difficultés à maintenir des abris, des ravitaillements et des feux pour se réchauffer, et de nombreux blessés sont morts de froid en attendant les secours. Cette bataille reste un exemple tragique de l’impact des conditions climatiques sur les opérations militaires en montagne.

L’altitude, un plafond pour les troupes non acclimatées. Avec des effets dès 1 000 mètres pour des efforts intenses, les altitudes élevées (à partir de 3 000 mètres) affectent gravement les performances humaines. Le mal aigu des montagnes, causé par un manque d’oxygène, réduit les capacités physiques et mentales des soldats, entraînant une fatigue rapide, des erreurs tactiques et, sans redescente rapide en cas de symptômes, des décès. L’altitude limite également les performances des moteurs et la capacité de transport des aéronefs.

Le cloisonnement du relief fait de la logistique le talon d’Achille des opérations en montagne. L’approvisionnement en nourriture, en munitions et en carburant, devient une tâche titanesque dans les régions montagneuses. Les voies de communication sont souvent étroites, en nombre limité, vulnérable aux points de passage obligés, voire exposées aux tirs ennemis et sujettes à des risques du terrain. Même en véhicules, les déplacements demandent plus de délais. Lorsque les routes ne sont pas praticables, l’utilisation d’hélicoptères, de véhicules tout-terrain légers, voire de caravanes animales ou de transport à dos d’homme augmente considérablement les délais (rupture de charge et déplacement) et diminue les quantités transportées. La conséquence directe est la difficulté à ravitailler les unités engagées en zone montagneuse et le risque d’isolement et d’usure logistique de celles-ci, déjà exposés aux contraintes du milieu.

En montagne, ces contraintes du milieu limitent les performances des matériels et des hommes. L’histoire a montré que la préparation tactique, physique et morale des unités engagées en montagne était un facteur majeur de supériorité opérationnelle. C’est ce que qui a conduit la plupart des armées modernes à se doter d’unités spécialisées et d’écoles militaires de montagne pour les former spécifiquement aux techniques et aux principes de la guerre en montagne. Pour autant, si le milieu nivelle les avantages technologiques, ces mêmes avantages technologiques peuvent niveler une adaptation technique et tactique, supérieure, des unités. Ils doivent donc être intégrés dans le modèle d’unités spécialisées adaptées aux enjeux des futures guerres en montagne.

L’enjeu de la bonne intégration des transformations technologiques pour la future guerre en montagne

La guerre en montagne connaît une adaptation rapide grâce aux avancées technologiques. Sans remettre en question les principes de la guerre en montagne[2] communément admis dans la doctrine française, ces transformations technologiques viennent augmenter les capacités impératives des unités et par conséquent leur supériorité opérationnelle. Si l’on considère les conflits récents comme la guerre en Afghanistan ou au Haut-Karabagh, il est clair que les transformations technologiques façonnent désormais chaque aspect des opérations militaires en montagne, du renseignement à la logistique, en passant par la guerre numérique.

Le défi de la mobilité en montagne. L’enjeu pour la guerre en montagne étant la vitesse de déplacement et la capacité de charge utile, les véhicules tout-terrain traditionnels ont souvent du mal à accéder à des terrains montagneux escarpés. Les véhicules spécifiques (notamment chenillés type Hagglunds) améliorent la mobilité dans ces zones. Ces véhicules sont équipés de systèmes de propulsion avancés. Demain, ces technologies devraient encore se perfectionner (amélioration des motorisations, allégements des blindages, pilotage automatisé, etc.). Tandis que les technologies d’exosquelettes, utilisés pour augmenter la force et l’endurance des soldats, peinent à faire leur preuve pour un engagement opérationnel en montagne, celles révolutionnant la mobilité individuelle en milieu difficile par le vol, type Flyboard de Zapata, ou JetSuit de Gravity Industries, pourraient ouvrir la voie à une transformation des déplacements tactiques en montagne.

Renseignement, appui feu et logistique en montagne, la révolution des drones. Les drones ont révolutionné la guerre moderne. Leur utilisation explose en montagne. En complément de l’appui aérien classique, ils rendent soutenable une surveillance aérienne permanente (dont imagerie thermique et infra-rouge particulièrement efficace en conditions montagneuses), du renseignement et de l’appui feu de précision (munitions rôdeuses) aux plus petits échelons tactiques. L’emploi des TB2 turcs et des Orbiters israéliens au Haut-Karabagh en 2020 a été une démonstration de la plus-value de ces systèmes dans un conflit en montagne.

Dans un combat cloisonné par le milieu, tous les niveaux de commandement peuvent mieux comprendre, en temps réel, le terrain et les mouvements ennemis, même dans des zones difficilement accessibles. La cartographie locale en 3D et l’identification automatique des cibles pourraient être généralisées demain, tandis que les drones de livraison « mules » pourront avoir des capacités de transport significatives (centaine de kg et plus) pour ravitailler les unités tactiques, voire évacuer des blessés de manière automatisée avec une meilleure maîtrise qu’aujourd’hui des problématiques de l’aérologie, de la tenue de batteries et des liaisons radios en montagne.

Le contrôle de l’information en montagne au défi de la guerre électronique et du cyber. Les systèmes de communication et de géolocalisation satellitaires, essentiels pour relier les troupes isolées en montagne, peuvent être compromis par des cyberattaques, perturbant la coordination en temps réel. De même, les montagnes n’échappent pas au risque des attaques cyber contre les infrastructures critiques, comme les systèmes de gestion de l’énergie ou de ravitaillement type téléphérique, peuvent paralyser le soutien, rendant les troupes vulnérables. Enfin, les systèmes de navigation autonomes, utilisés pour les drones ou les véhicules en montagne, peuvent être piratés, compromettant leur mission. Le cyberespace, de plus en plus intégré dans les capacités et dans les opérations, sera donc de plus en plus à la fois une vulnérabilité à maîtriser et une opportunité dans les conflits en montagne où les moyens sont déjà morcelés par le milieu.

 

Aide à la décision décentralisée avec des réseaux de communication améliorés et des capacités d’analyse intégrant de l’intelligence artificielle.

La généralisation des systèmes de communication par satellite et les réseaux maillés (mesh) où chaque unité agit comme un relais pour transmettre des données permettront d’assurer la connectivité dans des environnements montagneux où les signaux conventionnels sont souvent perturbés. Les drones, comme les capteurs abandonnés, pourront être intégrés dans ces réseaux maillés pour en augmenter la performance et la résilience. L’utilisation de satellites à orbite basse et de relais mobiles comme ceux de la constellation Starlink, qui offrent une connectivité stable même dans des zones reculées, est également une option viable pour l’amélioration des communications.

En outre, dans une recherche de supériorité informationnelle, ces réseaux permettront l’accès, jusqu’à des petits niveaux tactiques, à des informations multi-sources (aérien, terrestre, spatial, cyber) fusionnées et traitées en temps réel par des technologies d’intelligence artificielle. Analyse de la manœuvre ennemie, des risques terrain ou des prévisions météorologiques pourront être des domaines d’intérêt pour améliorer l’aide à la décision.

La guerre future en montagne s’inscrit dans une dualité entre continuités géographiques et humaines et transformations technologiques. Si les défis classiques – relief, climat, logistique complexe – demeurent, les innovations technologiques redéfinissent les approches opérationnelles. Les nouvelles technologies améliorent la mobilité, le renseignement, la capacité de feu et le commandement, mais introduisent aussi de nouvelles vulnérabilités, notamment face aux cyberattaques. Ces avancées, combinées à une adaptation constante des tactiques, offrent un avantage décisif à ceux qui les maîtriseront. Cependant, la guerre en montagne restera une épreuve humaine, où la technologie ne pourra entièrement remplacer la formation et l’expérience du milieu des combattants.

[1]. Noé Pennetier, « Changement climatique. Quelles sont les perspectives de l’hydropolitique des eaux himalayennes ? » Diploweb, 7 février 2019.

[2]. Hervé de Courrèges, Pierre-Joseph Givre, Nicolas Le Nen, Guerre en montagne. Renouveau tactique, Economica, 2006.

À lire aussi :

La guerre des fonds marins

Podcast. Faire la guerre en montagne. Col. Cyrille Becker

La guerre méconnue des Pyrénées. Entretien avec Marie-Danielle Demélas

À propos de l’auteur
Gaëtan Dubois

Gaëtan Dubois

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