La Chine s’avance dans les ports de Méditerranée. Entretien avec Hugo Gonzalez 

20 février 2023

Temps de lecture : 10 minutes
Photo : PORTE CONTENEUR DE LA CHINA COSCO SHIPPING CORPORATION LIMITED, PREMIER ARMATEUR CHINOIS. CRÉDIT : HPGRUESEN, PIXABAY
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La Chine s’avance dans les ports de Méditerranée. Entretien avec Hugo Gonzalez 

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Alors que les activités chinoises sont croissantes en Méditerranée, l’Europe oscille entre attirance et prudence face à cette ombre portée par la présence chinoise grandissante. Que cherche vraiment la Chine en multipliant les investissements dans le tissu portuaire méditerranéen ? 

Hugo Gonzalez est étudiant au sein du master Géostratégie, Défense, Sécurité internationale à Sciences Po Aix. Il publie l’ouvrage La Chine dans les ports euroméditerranéens : Pékin, nouvelle Rome dans sa Mare Nostrum, aux éditions L’Harmattan. 

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

Lancé en 2013, les Nouvelles Routes de la soie ou BRI (Belt and Road Initiative) est un projet stratégique chinois visant à positionner la Chine sur l’ensemble des principales routes commerciales mondiales, qu’elles soient maritimes ou terrestres. Qu’en est-il de l’avancement de ce projet en 2023 ?

Nous sommes dans une phase extrêmement trouble, celle de la période post « stratégie zéro Covid ». Le cas du domaine maritime sud-européen me paraît plutôt illustratif de l’avancement des projets BRI en 2023. En effet, la décennie 2010 a commencé sur les chapeaux de roue, avec le fleurissement croissant de nombreux projets bénéficiant sûrement de l’effet de mode de l’envergure gargantuesque et l’ambition de l’Initiative. Puis, cette même décennie s’est soldée sur un coup dur, après une succession d’avatars et de revers, notamment pour la stratégie maritime de la République populaire de Chine (RPC). Cette dernière n’est pas parvenue à bâtir une constellation portuaire solide comme elle semblait le souhaiter autour du port du Pirée, en Grèce. Depuis 2019, l’essoufflement de la dynamique se fait clairement sentir. Par exemple, L’entreprise publique China Communication Construction Company n’a pas obtenu l’accord d’exploitation pour le port de Trieste en Italie, décroché par un concurrent allemand. De même, la pandémie est venue parachever cette tendance en réorganisant les priorités chinoises : logiquement, on a davantage pensé à acheter des masques que des ports. Malgré cela, rien ne semble indiquer avec certitude que la succession d’échecs pour la RPC ces dernières années soit représentative de l’avenir. Malgré un penchant à la stagnation voire à la baisse de l’implantation chinoise dans les ports de l’Euroméditerranée, et plus largement au sein des Nouvelles Routes de la Soie, il y a fort à parier que l’activité chinoise reprenne rapidement dans les ports du Sud de la Méditerranée. 

Le projet de Xi Jinping se veut être le remède à la négligence passée des mers et in fine, au « siècle d’humiliation » qu’a été le XIXe siècle. En quoi l’histoire de la Chine permet-elle d’éclairer les ambitions actuelles de la stratégie chinoise ? Comment l’espace maritime est-il devenu pour la Chine un espace incontournable de projection de sa puissance ? 

L’histoire de la Chine est sans aucun doute l’une des clefs de voute afin de comprendre la politique extérieure chinoise actuelle. La génération dirigeante reste en effet traumatisée par ce que l’on nomme le « siècle d’humiliation », qui s’étend de la fin des guerres de l’opium jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et que vous évoquez à juste titre. Ainsi, durant près d’un siècle, l’empire du Milieu – devenu entre-temps « République du Milieu » – est entré dans une situation de dépendance extrême vis-à-vis de nombreuses puissances, occidentales comme extrême-orientales. Depuis 2012 donc, le fil rouge que suit la RPC s’inspire directement de ce passé, et a été formalisé au sein de « la pensée de Xi Jinping ». Bicéphale, cette stratégie prévoit un volet international : « le rêve chinois », qui tire les conséquences du passé pour bâtir le futur. À ce titre, la BRI, qui en est incontestablement l’un des fers de lance, décline un plan géopolitique à deux hélices puisant, voire instrumentalisant le lointain souvenir de deux figures emblématiques de la Chine. Premièrement, l’archétype de l’empereur Gengis Khan, au XIIIe siècle, rappelle la nécessité d’agir sur le front continental et dévoile implicitement la Ceinture (The Belt), soit la Route terrestre de la soie. Deuxièmement, la résurrection de la figure de l’amiral Zheng He dessine quant à elle l’ambition de l’actuelle génération dirigeante chinoise d’éviter d’emprunter le même sillon que la dynastie Qing, dont la négligence de l’espace maritime a impulsé, en partie, le requiem. Esquissant la Route de la soie maritime (The Road), son recours porte l’accent sur la nécessité de dominer sur et sous les mers. C’est un gage de puissance, et l’incurie d’un tel aspect peut causer le déclin de tout un empire, comme ce fut le cas pour l’empire chinois au début du XXe siècle. 

Aujourd’hui, les congrès du Parti communiste chinois (PCC), reflètent la sérieuse prise en considération de la mer comme un espace de projection de puissance par les hautes instances chinoises. Le XVIIIe congrès en 2012 souhaite « hisser la construction d’un pays maritime fort » au sommet de l’agenda politique du gouvernement chinois. En outre, le XIXe congrès en 2017 s’est ouvert sur l’idée selon laquelle les politiques maritimes faisaient désormais partie intégrante des ambitions chinoises pour le monde. De même, la récente théorisation des « mers proches » et « mers lointaines » est une belle illustration de ce nouveau regard incluant pleinement l’espace maritime dans son prisme de lecture des relations internationales. 

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Pourquoi la Chine investit-elle à présent massivement au sein des ports euroméditerranéens ? Quelle est la part de terminaux européens qui sont sous influence chinoise ? Faut-il s’en inquiéter ?

Comprendre l’action de la Chine au sein des ports euroméditerranéens requiert tout d’abord d’adopter une vision globale des phénomènes, tant dans le temps que dans l’espace. À la fin des années 1970, Deng Xiaoping arrive au pouvoir et réforme économiquement le pays en faisant de la RPC une grande puissance industrielle et manufacturière qui héritera plus tard du sobriquet d’« atelier du monde. » Le gouvernement chinois de l’époque fixe alors deux priorités absolues : fluidifier certaines importations ; fluidifier certaines exportations. Il faut d’abord gérer les flux entrants, en assurant un approvisionnement en matières premières pour les entreprises chinoises, afin qu’elles puissent produire puis exporter. L’exemple le plus éloquent en est sûrement le développement et l’entretien du « long cordon ombilical », qui la relie aux monarchies pétrolières afin d’assurer ses besoins de production. Ensuite, il faut s’occuper des flux sortant de RPC, en organisant l’exportation des biens produits vers les marchés demandeurs.  

Une fois ce schéma global en tête, les ambitions commerciales de la RPC envers l’Europe sont plus claires. Pékin, réaliste, observe que ce marché unique d’un demi-milliard de consommateurs dispose d’un des niveaux de vie les plus élevés au monde. C’est une terre de demande engluée dans le capitalisme. Ainsi, couplée avec les succès antérieurs des historiques Routes de la Soie, l’Europe apparaît comme un terrain extrêmement favorable à l’émergence des appétits chinois.

Pour approcher cette Europe, la RPC mise ainsi sur sa stratégie maritime et se concentre sur les ports euroméditerranéens. Il s’agit de tous les ports européens situés en Méditerranée septentrionale, de l’Espagne jusqu’à la Grèce et Chypre. Le pourcentage de terminaux européens dominés par des entreprises chinoises n’a cessé d’augmenter ces dernières années. Pour avoir une idée quantifiée, en 2007, les terminaux européens à conteneurs sous la gestion d’entreprises chinoises étaient de l’ordre de 1%. En 2019, ce chiffre est décuplé pour atteindre 10%. En tant que Français – et plus largement en tant qu’Européen – ces chiffres sont inquiétants et doivent inquiéter. La présence chinoise dans ces ports devient une menace voire une atteinte à la souveraineté des nations européennes. Une des craintes principales de cette question réside dans le risque d’une mutation de cette influence économique en influence politique, voire militaire. Il y a donc une vraie problématique à traiter. 

Faut-il voir dans l’accroissement des positions chinoises dans les ports euroméditerranéens un simple outil de perpétuation de ses intérêts nationaux ou bien faut-il conclure à une stratégie plus globale d’influence sur le monde ? 

Il est compliqué d’être manichéen avec votre question, tant les deux parties la constituant sont imbriqués. Je crois plutôt qu’il faut considérer ces deux hypothèses comme interdépendantes. L’avènement d’une stratégie globale d’influence sur le monde est un outil de perpétuation des intérêts chinois, car le PCC agit d’abord sur l’extérieur afin de sécuriser et développer son propre territoire. Il est ainsi totalement compréhensible que Pékin cherche à employer les liquidités acquises grâce à son économie exportatrice pour son propre bénéfice. À ce titre, « la Pensée de Xi Jinping », bicéphale, que nous évoquions précédemment comporte ainsi un autre pan, cette fois-ci tourné vers la politique interne de la Chine : « les quatre intégralités ». Parmi celles-ci, la première consiste à « construire une société de moyenne aisance ». Or, comment peut-on atteindre cet objectif dans un pays qui souffre d’inégalités territoriales profondes – résultant en grande partie du siècle de l’humiliation –, entre les villes dynamiques de la côte est et les terres intérieures de l’Ouest, marginalisées de la mondialisation ? De même, comment atteindre un tel objectif dans un pays où les contestations envers le PCC sont croissantes et où les tensions ethnico-religieuses s’exacerbent comme au Tibet ou au Xinjiang ? Il semble donc que Pékin perçoive aussi les Nouvelles Routes de la Soie comme une panacée géopolitique qui serait apte à combler ses propres failles géographiques, sociales ou encore religieuses. 

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Selon la célèbre phrase de Walter Raleigh : « Qui tient la mer tient le commerce du monde, qui tient le commerce tient la richesse, qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même. » En cherchant la mainmise sur le commerce mondial, la Chine ne s’engage-t-elle pas de facto dans un contrôle plus global du monde, malgré ses réticences ?

Il apparaît difficile d’appliquer l’aphorisme de Walter Raleigh au cas chinois. La Chine ne semble pas vouloir exporter un modèle de société contrairement aux États-Unis avec leur fameuse « destinée manifeste ». Si la RPC aspire certainement à « tenir la richesse du monde », j’émets néanmoins des doutes sur son souhait de « tenir le monde » en lui-même. En effet, cette expression implique une domination non seulement économique, mais aussi culturelle en agissant sur l’aspect social. L’on souhaite influencer le mode de vie des populations, leur façon de se divertir, de se nourrir, de se vêtir, d’agir dans l’espace public et privé. Le contre-exemple le plus éloquent que l’on pourrait citer ici est plus proche de nous que l’on pourrait le penser : notre condition de Français. Aujourd’hui, hormis l’exemple des quelques instituts Confucius cités chaque année dans les lycées, je ne vois guère de puissants relais de la culture chinoise à l’échelle mondiale. D’aucuns souligneraient les BATX ou encore TikTok. Néanmoins, quoique parfois ardemment surveillés et contrôlés par le PCC, ces derniers ne véhiculent pas un mode de vie à la chinoise diamétralement opposé à nos vies. Au contraire, Alibaba, Xiaomi et TikTok évoluent par exemple en symbiose avec notre monde néolibéral. Il semble que ces entreprises chinoises s’efforcent davantage de concurrencer les grandes plateformes américaines, sans pour autant remettre en cause les valeurs qu’elles prônent. Si une mainmise chinoise sur le commerce mondial affecterait assurément de nombreux aspects géoéconomiques pour le monde, je doute que l’on puisse pour autant parler de « contrôle global » du monde par la RPC, pour la simple et bonne raison que cette dernière patine encore en termes de soft power.  

Quelle est la perception des institutions européennes face au projet chinois des Nouvelles routes de la soie ? L’UE est-elle prise en tenaille entre philosophie néolibérale et devoir de protection des Européens ? 

La réaction européenne concernant les Routes de la Soie se déploie en deux temps. 

On note d’abord une première période de réserve voire de cécité, où l’UE n’agit que très peu à l’égard de la Chine. Seuls des rapports sans réelles conséquences sont rédigés en alarmant progressivement quant au risque d’une implantation durable des entreprises chinoises en son sein. D’ailleurs, si vous ouvrez n’importe quel journal qui traite de la relation sino-européenne durant cette période, il est très probable que vous tombiez sur un article qui soit guidé par le constat de l’impuissance et de la lenteur de la réaction de l’UE. 

Apparaît ensuite une seconde période à partir du milieu de la décennie 2010. Si certains se rassurent en fantasmant sur un « réveil européen », il paraît plus réaliste d’évoquer un « sommeil paradoxal européen », pour une UE plongée dans un état mi-éveillé mi-endormi, embrassant sporadiquement des élans parfois louables, mais souvent insuffisants. Par exemple, si un mécanisme européen de filtrage des investissements directs à l’étranger (IDE) se déploie finalement en octobre 2020, il arrive douze ans après la première implantation notable de la Chine dans les ports euroméditerranéens, en 2008. De même, l’initiative « Portail mondial » (Global Gateway) portée par la Commission fin 2021, se déroule encore une fois à rebours des plans américain et russe pour le contrôle mondial des infrastructures. Cette UE apparaît comme étant soit inconsciente des risques, soit aveuglée par sa foi dans le néolibéralisme et la dérégulation des marchés. S’extrayant par idéologie des secteurs stratégiques – et n’y revenant qu’une fois la situation critique –, elle laisse la loi de l’argent triompher. Or, adopter un tel comportement face à un pays ayant utilisé les IDE et exportations pour conquérir sa place de deuxième puissance économique mondiale est, pour le moins, questionnable. L’UE semble oublier l’essence de son existence, quand elle n’était encore que CECA : la protection des Européens, des menaces intra-européennes comme extra-européennes. Elle paraît même avoir du mal à pointer son ennemi du doigt, ce qui est pourtant le fondement de toute réaction. Mesurons déjà, prenons des mesures ensuite.  

Le port à une forte symbolique commerciale, il est le réceptacle des exportations, mais aussi la porte d’accès au continent. Ainsi, en quoi l’accès du port du Pirée en Grèce ouvre à la Chine l’arrière-pays donnant accès aux marchés d’Europe orientale et centrale ?  

Il est essentiel d’avoir une vision globale, au-delà de l’espace portuaire, pour comprendre la configuration du commerce international contemporain qui se caractérise selon l’adage suivant : la mer comme support, l’intermodalité comme principe. Pour prendre un exemple concret, si vous commandez un ordinateur en ligne de la marque HP – vraisemblablement produit et exporté depuis la RPC –, votre ordinateur transitera probablement par le port du Pirée, selon les accords liant l’entreprise au port. Cependant, votre ordinateur n’est pas voué à rester au port ; il vous sera par la suite acheminé au travers d’un sac de nœuds d’infrastructures ferroviaires, routières, voire fluviales. Ainsi, il est clair que l’accès au port du Pirée permet de bénéficier du réseau transeuropéen de transport (RTE-T). Le port est donc une plate-forme de redistribution vers les marchés régionaux européens, en l’espèce, vers l’Europe centrale ou orientale. Le Pirée n’est qu’un cas parmi d’autres, la RPC ayant lié des partenariats avec d’autres ports via ses entreprises d’Etat portuaires. Pensons aux ports de Valence en Espagne ou de Marseille-Fos en France. 

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Pourquoi l’emplacement géographique de la Méditerranée est-il stratégique pour la Chine ? Autrement dit, en quoi l’espace portuaire sud-européen reflète plus largement la conclusion géographique de la facette maritime de la BRI ?

La Méditerranée est d’abord un carrefour maritime, avec Suez à l’Est, la mer Noire au Nord – en plein conflit russo-ukrainien – et Gibraltar à l’Ouest. C’est ensuite un carrefour continental avec l’Afrique du Nord au Sud et l’Union européenne au Nord, dont on a déjà évoqué l’intérêt pour la Chine. La Méditerranée donne également accès au Levant et plus largement au monde arabo-musulman avec tous les intérêts pétroliers qui s’y lient. 

Si l’on essaie d’adopter une focale chinoise des relations internationales, l’espace (euro)méditerranéen apparaît en fait comme l’extrémité occidentale de la BRI. On pourrait d’ailleurs penser rétrospectivement qu’en 2008, la première pierre d’un édifice géopolitique en pleine construction a été posée : la portion occidentale des nouvelles routes de la soie. Elle se développe depuis, constituant la conclusion d’un collier portuaire comprenant les ports de la côte est chinoise — Ningbo-Zhoushan, Shanghai, Quanzhou, etc. —, de Kyaukpyu en Birmanie, de Hambantota au Sri Lanka, de Gwadar au Pakistan, de Mombassa au Kenya et de Djibouti. La Méditerranée est donc le maillon final de la chaîne commerciale portée par la BRI.

Et financièrement, les entreprises chinoises y trouvent leur compte, plutôt que de privilégier l’interface maritime nord de l’Europe. En effet, lorsqu’un conteneur est chargé à Shanghai, il coûte 100 dollars moins chers si son port d’arrivée est euroméditerranéen que s’il est nordeuropéen. Ainsi, on remarque une certaine volonté de contester l’hégémonie actuelle de la Northern Range pour au contraire essayer de déplacer le cœur des échanges vers le Sud de l’Europe, ce servant les intérêts des Etats méridionaux comme de la RPC. 

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Hugo Gonzalez

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