La route de Samarcande et le rêve de Goumilev. Vers l’intégration de l’Eurasie

10 juillet 2023

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Photo : Samarcande Unslpash
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La route de Samarcande et le rêve de Goumilev. Vers l’intégration de l’Eurasie

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Les pays membres de l’OCS s’organisent pour peser sur la scène mondiale et proposer une autre vision du monde pour concurrencer les Occidentaux. 

Le huitième sommet des pays membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai (SCO selon l’acronyme anglais) les 16 et 17 septembre 2022 à Samarcande – jadis fastueuse capitale de l’unificateur éphémère d’une grande partie de l’Asie, Tamerlan (de nos jours en Ouzbékistan) – fut contemporain de grands changements d’ordre géopolitique. La Russie annexa formellement quatre régions de l’Ukraine le 30 septembre 2022 : Lougansk, Donetsk, Kherson (l’antique Chersonèse tauride hellénique) et Zaporojie, siège d’un vaste État cosaque jusqu’en 1782. Ainsi, Moscou concrétisa la reconquête de son ancien territoire dans l’est d’une ex-république soviétique devenue ennemie. Peu de temps après, les gazoducs Nord Stream I et II furent gravement endommagés par une opération de sabotage dont le gouvernement américain, sans la revendiquer ouvertement, se félicita en raison de la croissante dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis des États-Unis et de leurs alliés qui en est une inévitable conséquence. Le président Joe Biden avait d’ailleurs annoncé au cours d’une conférence de presse le 7 février 2022 que Nord Stream II n’existerait plus au cas où la Russie envahirait l’Ukraine. Il assura que son gouvernement avait les moyens d’obtenir ce résultat. 

La question russe

Un lien essentiel fut en effet coupé entre la Russie et l’Allemagne et plus généralement entre Russie et Occident dans un climat d’hostilité croissante entre les États membres de l’OTAN et les pays désignés comme rivaux stratégiques ou ennemis : la Russie, la Chine, l’Iran, la Corée du Nord et la Syrie qui, sans être alliés, coopèrent de plus en plus, pour les trois premiers dans le cadre de la SCO (1) et par l’intermédiaire du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Ces deux associations intergouvernementales sont d’ailleurs en voie d’expansion, car de nombreux États souhaitent être admis dans l’une ou dans l’autre ; parmi eux l’Argentine, l’Égypte, l’Algérie, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unissent, le Qatar, l’Indonésie et la Turquie.

Le contexte international du sommet de Samarcande consiste aussi dans la montée du parti républicain aux États-Unis qui laisse présager un retour du Trumpisme aux affaires suite aux élections législatives de novembre; le scrutin présidentiel au Brésil qui, bien qu’encore très contesté, a ramené au pouvoir l’ex-président Lula de Silva très favorable a l’alternative ‘tiers-mondiste’ pour un nouvel ordre économique et stratégique et aussi le rapide déclin de l’Union européenne et de ses membres sous la tutelle américaine qui leur impose un conflit funeste avec la Russie pour ses propres fins, aux dépens de la prospérité du vieux continent.

Le sommet de Samarcande fut suivi à brève échéance par un conclave de l’OPEP + (Russie comprise) qui contrairement aux attentes des pays occidentaux décidèrent, le 5 octobre 2022, de réduire la production de pétrole de deux millions de barils par jour sans toutefois que cette diminution affecte le quota russe. Cette disposition provoqua la fureur de l’administration Biden qui accusa le royaume séoudien, principal décideur en la matière, de faire le jeu de Moscou, mais en définitive les pays exportateurs de pétrole ressentent les effets défavorables pour leurs économies de la hausse d’un dollar américain de moins en moins fiable selon les critères macro-économiques, ce qui met en péril les considérables réserves qu’ils détiennent en cette monnaie virtuelle tout en déprimant leur pouvoir d’achat dans un climat international de forte inflation. Les accords commerciaux entre l’Arabie saoudite et les autres pays exportateurs d’énergie du Golfe – y compris l’Irak et l’Iran – d’une part et leurs plus gros clients asiatiques de l’autre visent à les affranchir de la tyrannie du Dollar en utilisant de plus en plus leurs devises respectives. C’est un très mauvais signe pour la prospérité des États-Unis et de leurs principaux alliés occidentaux.

Puissance indienne

Un facteur moins visible, mais significatif est la montée en puissance de l’Inde qui affirme son indépendance en refusant de suivre le ‘partenaire stratégique américain’ dans les mesures que se dernier applique et veut imposer aux États ‘amis’ contre la Russie et contre l’Iran. Le gouvernement nationaliste de Narendra Modi fait preuve d’une autonomie décisionnelle de plus en plus mal vue a Washington. En réaction les attaques occidentales plus ou moins feutrées se multiplient contre l’Inde et son État targué de ‘fascisme hindou’ et accusé d’être une ‘dictature élue’ ou une ‘démocratie autoritaire’ impose a un pays ‘partiellement libre’ ou les minorités sont opprimées ou menacées. Pour manifester son irritation, l’administration Biden a récemment adopté à l’occasion le nom pakistanais pour la partie du Cachemire qu’Islamabad a annexée : Azad J&K (Jammou et Cachemire libres).  Plus concrètement, le gouvernement américain commence a imposé des sanctions économiques contre les sociétés indiennes qui commercent avec la Russie ou l’Iran et le département d’État retarde l’octroi de visas aux citoyens indiens jusqu’à 800 jours pour signaler son déplaisir. Ce refroidissement des relations entre les deux ‘plus grandes démocraties au monde’ n’est peut-être pas sans rapport avec la baisse des tensions frontalières entre l’Inde et la Chine, indiquée par le ‘désengagement réciproque’ sur le glacis tibéto-himalayen au Ladakh à partir du 8 septembre 2022. 

L’espoir américain de parrainer une Inde libérale alliée aux puissances anglo-saxonnes (AUKUS et Quad) (2) contre Pékin et Moscou est déçu pour le moment. New Delhi reste proche de la Fédération russe, cultive ses relations avec l’Iran et souhaite toujours instaurer des rapports de bon voisinage avec la Chine dans la mesure du possible tout en laissant prospérer les échanges économiques malgré les différends territoriaux qui les opposent depuis plus de soixante ans. Il est notoire que l’Inde s’est insérée dans les organisations promues conjointement par la Chine et la Russie, tels le BRICS et la SCO, mais refuse de se joindre aux alliances économiques plurinationales créées par Pékin dans la région, en particulier la ‘Belt and Road Initiative » et la RCEP (3) qu’elle considère comme des instruments au service des desseins hégémoniques de l’Empire du Milieu. 

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Dans ce contexte, le sommet de Samarcande a illustré la philosophie motrice de la SCO, qui consiste à trouver et développer la coopération dans les domaines d’intérêts réciproques tout en évitant les sujets de désaccord. Reste évidemment le contentieux sur la volonté ‘impériale’ de moins en moins voilée du régime de Xi Jinping, cause de soucis majeurs pour l’Inde, mais aussi pour la Russie, sans parler des républiques d’Asie centrale, de plus en plus économiquement dépendantes de l’immense voisine orientale et souhaitant contrebalancer la prépondérance chinoise par une participation plus active de l’Inde, de l’Iran et d’autres partenaires dans leurs économies domestiques. 

Entre les années 2008 et 2012, à la suite de la grande crise économique et financière mondiale, j’avais détaillé dans plusieurs articles les ébauches d’initiatives eurasiatiques visant à créer un système alternatif au régime du billet vert états-unien, héritier virtuel du ‘thaler d’argent’ des Habsbourg, alors fondé sur l’abondante production d’argent mexicain et d’or péruvien, mais actuellement dénué de toute base réelle. Nombreux sont les économistes qui ont prédit le retour inévitable d’un étalon-or aboli par l’administration Nixon en 1971 pour être substitué par le pétrodollar dont la survie dépend de son monopole sur le marché de l’énergie fossile. Depuis plusieurs années, la Russie émet un rouble d’or de réserve qui a largement protégé son économie des sanctions imposées par le bloc de l’OTAN. D’autre part, la Chine a conservé une devise en argent au cas où elle devrait la remettre en circulation. Russie et Chine sont de grands producteurs d’or et ont accumulé de vastes réserves du précieux métal tout en préparant l’introduction de monnaies digitales comme la plupart des autres États du monde.

L’Eurasie de Goumilev

Un Etat précurseur de l’idée d’union ou de concert eurasiatique est le Kazakhstan dont le premier président Noursoultan Nazarbayev se fit dans les années 1990 l’avocat et le promoteur, sentant que l’indépendance politique n’était pas une fin en soi et ne serait ni durable ni réelle dans ce vaste État multiethnique de steppes, sans accès a l’océan et dépendant de ses exportations d’hydrocarbures. Il s’érigea en héritier intellectuel de Lev Goumilev, l’anthropologue chantre de l’eurasianisme culturel et politique à qui il donna le nom d’une des principales universités de cette ‘nouvelle’ nation.

Fidèle à cette philosophie géopolitique et culturelle, le Kazakhstan, membre fondateur de la SCO, de l’EURASEC devenue depuis la UEEA(4) et de la CSTO (5) a rejoint l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et développe ses relations avec l’Iran, l’Inde, la Turquie et les pays arabes en préconisant un système monétaire commun aux nations eurasiatiques. Le Kazakhstan occupe le cœur de cet espace immense où Goumilev situait un ‘superethnos’ plus vaste que le monde russe et englobant le ‘panslavisme’ de son lointain prédécesseur Danilevsky. L’identité historique de ce territoire puise sa source dans les empires scythe et turco-mongol qui le dominèrent successivement avant les Tsars moscovites. C’est cette confluence des civilisations qu’évoque Samarcande, qui a accueilli le susdit sommet de la SCO. La contribution de Nazarbayev à la mise en place de nouvelles structures financières internationales dans ce cadre eurasiatique remonte à 2011, quand, à son initiative, un plan ‘anti-crise’ de ‘réorganisation cardinale du système économique mondial’ fut publié en marge du forum économique d’Astana, sous la signature de S N Nugerbekov, à partir de la constatation que l’idéologie néolibérale, avec son système monétaire hégémonique, ne crée pas la création de conditions préalables à la transition vers un nouveau cycle de développement évolutif’. Le forum d’Astana susdit aboutit à la fondation d’un forum mondial nommé le G-Global destiné à conseiller les sommets du G-20 afin de poser les bases d’un partenariat entre les civilisations, cher au cœur de nombreux politologues russes disciples de feu l’orientaliste et premier ministre Evgeny Primakov. 

En 2012, le G-Global catalysa une réunion informelle au Mexique, baptisée Think-20 autour du Forum du G-20 de Guadalajara. Ses recommandations s’inspiraient de la declaration du D8-D20 émise par le Forum économique ouest-est à l’issue de sa séance tenue le 26 juin 2009 à Moscou. Le programme qui se met en place a donc une histoire qui remonte à près de deux décennies (6).

Dans la ligne du projet eurasiatique promu par Nazarbayev dans le rapport Think-20 de 2012, le BRICS envisage une nouvelle devise internationale de réserve et d’échange, affranchie du Dollar états-unien (‘fiat’ c’est-à-dire basé uniquement sur la foi dans le crédit de la Reserve Fédérale de Washington) et fondée sur les avoirs et la productivité réelle des pays participants. Cette nouvelle unité monétaire serait à la clef d’un nouveau cycle d’innovation pour la production et de l’usage de l’énergie et jouerait un rôle moteur dans la transformation technologique et industrielle nécessaire et recherchée. La philosophie économique sous-jacente fut d’ailleurs avalisée par le prix Nobel américain de l’économie Robert Mundell (1932-2021) qui était présent à ce forum et la stratégie adoptée est celle de ladite ‘Initiative de Modène’ qui crée le Club des investisseurs institutionnels à long terme durant son colloque de 2008 en Italie. C’est dans cette démarche générale que les membres du BRICS inaugurèrent en 2017 un système indépendant pour le marché de l’or et que, a l’initiative chinoise, furent fondées des rivales potentielles de la Banque mondiale et du FMI dirigés par les pays occidentaux et de la ADB japonaise : la New Development Bank (NDB) et l’Asian Infrastructure Bank (AIB)). 

Rôle du Kazakhstan 

On peut se demander dans quelle mesure les idées plutôt ‘keynésiennes’ débattues au Kazakhstan dans le cadre du Forum économique d’Astana et du congrès des entreprises eurasiatiques (Eurasian Business Congress) détermineront le nouvel ordre économique multipolaire souhaité par les puissances fondatrices de la SCO, bien que la Russie et la Chine soient toutes deux critiques du néo-libéralisme anglo-saxon, compte tenu de l’avertissement de Keynes selon Marvin Minsky : ‘le capitalisme est naturellement instable et susceptible de s’effondrer. Loin de conduire a un équilibre durable, il bascule périodiquement dans le vide’. Le manifeste économique de l’ex-président Nazarbayev allait dans le même sens, en signalant les méthodes trompeuses employées par les théoriciens néolibéraux pour mesurer l’état de l’économie sans prendre en considération sa viabilité à long terme, le bien-être social et la santé de l’environnement physique. Il fut également signalé dans ce rapport que ‘dix à vingt pour cent seulement du capital est consacré à la production de biens matériels ; les 90 pour cent restants consistent en produits financiers virtuels et dérivés utilisés pour des transactions spéculatives à court terme’. Pour remplacer le système monétaire actuel adopté au cours d’une réunion à la Jamaïque en 1976, une nouvelle unité monétaire a été proposée. Elle devrait être adoptée selon un processus en trois étapes qui modifierait considérablement la nature des SDR (Special Drawing Rights) du FMI, en accord avec les ressources, les besoins et les priorités des États participants.

Stratégies économiques et techniques pour intégrer l’Eurasie

Pour faciliter l’intégration des régions constitutives de l’Eurasie, un réseau moderne de transport et de communication (y compris des lignes de chemin de fer à haute Vitesse (MAGLEV) reliant la Corée à l’Europe) est en construction et de nouveaux instruments financiers sont en préparation. Au-delà de la Belt and Road Initiative (BRI) chinoise décriée en Occident, des projets de développement sont envisagés ou sont en cours de réalisation sur les nouvelles routes de la Soie, tel le couloir nord-sud entre la mer d’Arabie, le Golfe persique, la Baltique et la mer du Nord, à travers l’Iran et la Russie. Ces grandes initiatives infrastructurelles ne peuvent que servir la ‘Regional Comprehensive Partnership’ (RCEP) signée entre la Chine et d’autres nations de la zone indo-pacifique. C’est d’ailleurs ce réseau transcontinental et maritime en formation que les États-Unis et leurs proches alliés veulent bloquer par leurs actions clandestines et parfois ouvertement militaires en Ukraine, en Iran et dans des pays limitrophes, au nom de la liberté et de la démocratie, mais en fait dans le but d’abaisser un nouveau rideau de fer entre l’Europe occidentale et l’Asie du Sud d’une part et les puissances eurasiatiques de l’autre, à défaut de pouvoir imposer aux nations récalcitrantes des régimes soumis au dit ‘Consensus de Washington’.

Qu’en est-il du système monétaire post-dollar ?

À la suite de l’ex-président, Nazarbayev, au cours de la dernière décennie, plusieurs chefs d’État et responsables financiers de la région, et surtout Vladimir Poutine (dès le sommet des BRICS de 2019 où il prédit la fin prochaine du régime du Dollar) a évoqué plus ou moins longuement le nouveau système monétaire destiné à remplacer le dollar US qui n’est plus ni fiable ni viable en tant que véhicule des échanges internationaux. Il est clair que, pour sortir du piège de la devise ‘Fiat’ qui ne repose que sur le crédit de l’État émetteur et qui devient facilement un instrument de coercition politique et économique, il faudra lier un nouveau régime fixe de conversion à une corbeille de métaux ou denrées d’importance stratégique afin d’assurer sa stabilité.

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La mise en place de ce mécanisme complexe a commencé par l’accroissement du volume des ‘currency swaps’ entre nations membres du BRICS et par l’augmentation rapide des contrats de gaz et de pétrole ‘hors dollar’ entre l’Iran, la Russie, la Chine, l’Inde et dernièrement les exportateurs d’énergie du golfe persique qui vendent et achètent de plus en plus en leurs devises respectives. En particulier, les énormes transactions entre Chine et Russie sont effectuées en roubles et en yuans et depuis le début de la crise ukrainienne, la Russie n’accepte plus les paiements en dollars et règle sa dette en roubles. L’on observe aussi la liquidation graduelle des réserves en bons du Trésor américain de la part de la Chine et du Japon, après que la Russie s’en soit débarrassée à la suite du gel de ses avoirs à l’étranger par le bloc otanien. D’autre part, le projet d’union monétaire entre la Russie, le Belarus et le Kazakhstan avance et sera progressivement étendu aux autres membres de l’UEEA. De son côté, le gouvernement chinois par la voix de ses autorités financières exprime ouvertement son inquiétude (7) concernant la politique monétaire américaine et l’avenir du dollar, ce qui se traduit par ladite liquidation de ses réserves en bons et en devises états-uniennes. D’autre part, la Chine et la Russie utilisent désormais le système de virements interbancaires CIPS comme alternative au SWIFT que les États-Unis contrôlent de facto tandis que la Russie utilise désormais la plateforme de cartes de crédit MIR qui s’est substituée dans un certain nombre de pays aux réseaux VISA et MASTERCARD.

Dans son discours au forum de Valdai du 27 octobre 2022 (8) Vladimir Poutine a exposé les principes de ce nouveau système monétaire dont il a déclaré l’avènement imminent et inévitable en raison de la péremption avérée du billet vert américain, sous-entendant que l’Euro n’est pas un candidat crédible pour lui succéder en tant que devise étalon à l’échelle mondiale. Le Président de la Fédération de Russie a ajouté qu’un instrument d’échange universel ne doit pas dépendre d’un gouvernement national ; il doit avoir un caractère supranational et politiquement neutre, ce qui est une conception révolutionnaire à cette échelle, car même l’Euro repose principalement sur la puissance et la solvabilité de la Bundesbank.

En mai 2012, au cinquième forum d’Astana, deux économistes de renom donnèrent des avis qui ont été pris en compte dans l’élaboration du futur système monétaire; le professeur Henry CK Liu recommanda que les pays exportateurs demandent à être payés en leurs propres monnaies, alors que le professeur Jeff Sommers conseilla d’utiliser les revenus pour développer l’infrastructure physique ainsi que le capital humain et le bien-être de la population plutôt que de l’accumuler en devises dominantes (Dollars, Euros, livres, Yens), par nature soumises à la dévaluation et aux aléas boursiers. Les deux experts estiment que la priorité doit être accordée à l’emploi et à l’amélioration des salaires et non à la ‘contraction expansionniste’ qui engendre la récession, selon le rapport du Think-20 lié au sommet du G-20 de 2012. Ce même rapport recommande une restructuration de la dette mondiale afin de libérer le crédit des États souverains pour les investissements domestiques productifs et il conseille d’augmenter la transparence des marchés boursiers au moyen de mécanismes efficaces de ‘price discovery’.

Les Vues de Poutine au sujet du nouveau système eurasiatique

Il est utile de reproduire certains propos que le président russe a tenus lors du susdit dix-neuvième conclave du Club de Valdaï. Évoquant le ‘changement tectonique’ qui, selon lui, se traduit par la naissance d’un nouveau monde post-hégémonique, il appelle à la constitution d’un ordre nouveau plus juste et plus stable et non plus fondé sur des ‘règles’ imposées arbitrairement par certains États jusqu’ici dominants. Poutine a souligné que les ‘erreurs systémiques des autorités occidentales ont déréglé les marchés de l’énergie et de la nourriture’ en rappelant qu’en décembre 2021 la Russie avait proposé un accord de sécurité collective en Europe qui fut rejeté sous pression des États-Unis et de la Grande-Bretagne, ce qui eut pour conséquence l’opération spéciale russe en Ukraine, a-t-il ajouté.

Poutine fit à cette occasion une nouvelle offre de dialogue pour entreprendre ‘une recherche consensuelle de solutions aux problèmes du monde’ et il enchaîna en constatant la ‘perte du potentiel créatif de l’Occident’ qui veut imposer son modèle de société et d’économie aux autres en pénétrant leurs marchés et en détruisant tous ceux qui ne se soumettent pas à sa volonté. Il met l’accent sur la transformation assez récente du libéralisme classique en néo-libéralisme qui abolit et interdit toute opinion contraire et veut déconstruire la société et même l’identité sociale et sexuelle des êtres humains pour imposer un néo-colonialisme totalitaire. À ce sujet il expliqua que la Russie respecte et partage les valeurs de l’Occident traditionnel et ‘classique’ d’origine chrétienne, mais rejette les lubies néo-liberales et néo-marxistes telle la théorie du genre, le minoritarisme fictif et autres thèses extrémistes ou nihilistes, sans toutefois vouloir imposer les valeurs et institutions russes à autrui.

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Ce prélude d’ordre idéologique fut suivi d’une critique des politiques économiques occidentales qui rejettent les principes du libre-échange et de la démocratie quand elles ne sont plus conformes aux intérêts des puissances jusqu’ici prépondérantes. Seule, leur propre définition de la démocratie est acceptée, car ces Nations se considèrent supérieures à toutes les autres et elles s’arrogent le droit de sanctionner, de boycotter et de subvertir les États qui leur résistent par des « révolutions de couleur » subventionnées ou des opérations clandestines dont leurs responsables se targuent souvent d’être les fauteurs. En réaction à cette doxa expansionniste, Poutine affirme le droit qu’à toute société de se construire et d’évoluer selon ses traditions et sa culture propre tout en participant au dialogue universel des civilisations sur la base de valeurs spirituelles et morales, mais dans le respect du principe de non-intervention dans les affaires domestiques des autres. Il rappelle l’impératif de protection des identités communautaires et de leurs caractères propres et il réclame une réforme du conseil de sécurité de l’ONU qui permette une meilleure représentation de l’Asie du Sud, de l’Afrique et de l’Amérique latine en dépit de l’arrogance des Occidentaux qui, juge-t-il, rechignent sur le plan officiel à nouer des relations sur un pied d’égalité avec leurs anciennes colonies. 

Ce raisonnement débouche sur la constatation que les pays européens ont perdu leur autonomie pour se soumettre à la domination états-unienne, manifestée par la suprématie du dollar. Par conséquent, il est nécessaire de se débarrasser du billet vert en tant que devise de réserve mondiale, d’autant plus que l’Amérique use du dollar comme d’une arme pour piller les ressources des autres nations et les prendre en otage. Ainsi, Poutine a réaffirmé sa volonté d’abolir le régime monétaire actuel et de rejeter le néo-colonialisme financier qui oblige les autres pays a ouvrir leurs frontières aux multinationales occidentales et ainsi à perdre leurs capacités techniques et la maîtrise de leurs ressources naturelles, comme on peut l’observer au sein de l’Union européenne dont l’Allemagne a été jusqu’à présent le grand bénéficiaire aux dépens des États membres moins industrialisés.

Ce procès du système actuel justifie l’initiative des Nations du SCO et du BRICS, destinée à poser les principaux axes d’un modèle de coopération plus équitable au sein de vastes régions du monde, à commencer par l’Eurasie et les pays limitrophes. Le Président russe contraste avec cette perspective plurielle et multilatérale avec le diktat du bloc atlantique qu’il résume par ‘Soyez comme nous, faites comme nous’. Pourtant l’Asie, Russie comprise, est autosuffisante dans tous les domaines et la civilisation occidentale n’est plus hégémonique, ce qui rend à la fois possible et nécessaire l’adoption d’un système monétaire économique autonome, hors de la sphère ‘atlantique’, mais pas isolationniste, car les échanges et la coopération seront encouragés sur un pied d’égalité. On voit ainsi se profiler un plan d’action dont la réalisation est en cours, selon le président russe, confiant dans le soutien de la Chine et d’autres gouvernements désireux de s’affranchir de la tutelle occidentale. Il semble bien en effet que les intérêts chinois, russes, iraniens, indiens et saoudiens parmi d’autres convergent pour la défense de leurs monnaies nationales, mais aussi dans l’objectif se débarrasser des intermédiaires bancaires américains qui, outre leur rôle de parasites, ont le pouvoir de bloquer les transactions désapprouvées par le département du Trésor ou toute autre agence officielle à Washington. Durant les dernières décennies, certains pays ont voulu briser ce joug, mais n’ont pas eu les moyens de le faire. Le cas le mieux connu et celui de la Libye du colonel Kadhafi qui entreprirent de battre une monnaie panafricaine de base sur l’or et dont le projet fut certainement une raison de l’intervention militaire occidentale en 2011, comme l’indiqua la création d’une nouvelle banque centrale sous leur contrôle par les puissances alliées dès le début de leur opération, ce qui est insolite dans les annales des invasions de tous les temps.

Poutine a dressé un tableau de la situation internationale et des méthodes de la coalition atlantique dans ses récentes interventions publiques pour arguer que les actions de la Russie en Ukraine et sur l’échiquier mondial ne sont pas les causes du grand dérangement actuel, mais plutôt des effets réactifs qui s’inscrivent dans la dynamique inéluctable de forces supérieures et qui selon lui, seront au bénéfice de la Russie et des nations dites « émergentes » sur le plus ou moins long terme, même si elles créent une situation difficile pour tous à brève échéance. Il insiste, selon une éthique qui se veut chrétienne – et qui correspond à la notion orthodoxe du Kathekon repris par Karl Schmitt sur le fait que la lutte contre les influences délétères et destructrices venues de l’ouest a une valeur rédemptrice pour la société russe, qu’il juge encore plus important que le bénéfice économique qui pourra en résulter. 

Russie et Chine

Il est pertinent de constater que le nouveau régime international désiré par les dirigeants russes actuels échappe aux critères conventionnels utilisés pour définir les idéologies de droite et de gauche. Dans la lignée intellectuelle de certains réformateurs du XIXe siècle et du philosophe contemporain Alexandre Dougine, adepte de la ‘quatrieme théorie politique’ – à qui Poutine pourtant ne s’est jamais référé – le programme poutiniste tient à la fois du capitalisme d’État (9), de la gauche socialement conservatrice et de la doctrine politique de l’orthodoxie, bien que la Fédération russe actuelle soit officiellement multireligieuse. Malgré les différences confessionnelles et idéologiques qui séparent la Russie de pays associés au projet de réforme mondiale, tels que la Chine et l’Iran, ces Nations ne sont pas seulement rassemblées par leur opposition à l’hégémonie américaine; elles ne peuvent ou ne veulent pas s’agréger à une confédération néolibérale fondée sur les conceptions purement occidentales d’un contrat entre individus indépendants et actionnaires d’un super-État multinational et amoral à caractère anglo-saxon, ce que l’Union européenne est devenue. 

Il s’agit d’une réaction atavique et radicale de peuples et de corps constitués traditionnels face à la construction d’un bloc occidental de plus en plus homogène et dominateur qui a jusqu’à présent refusé de remettre en question ses principes et sa stratégie de conquête économique, et militaire le cas échéant. C’est en vue de ce contexte très tendu que Poutine qualifie la présente décennie comme ‘la plus dangereuse et cruciale depuis la seconde guerre mondiale’, car, avertit-il, les élites mondialistes actuelles n’acceptent pas de perdre leur pouvoir et luttent par tous les moyens pour détruire ceux qui s’opposent à leurs volontés, rendant la transformation aussi violente qu’elle est indispensable.

En complément des propos du chef de l’État russe, son ambassadeur à Washington Anatoly Antonov a fait allusion, dans un article publié dans le National Interest le 3 novembre 2002, aux organisations dans lesquelles Moscou travaille à créer un partenariat continental : l’UEEU, la CIS, le BRICS, la SCO, l’ESCAP, l’APEC (10) et il a défini les principes de ces associations ‘qui ne sont dirigées contre personne. Elles furent créées pour établir la confiance entre les gouvernements. Elles n’excluent pas d’engager tous les États intéressés dans une initiative commune, sans les diviser entre les ‘bons’ et les ‘méchants’, Nous apprécions que la coopération commerciale, économique et financière multilatérale soit leur principal objectif. Le but est de parvenir à une intégration des complémentaires et à une saine collaboration entre voisins sans mondialisation dépersonnalisant et sans tracer des lignes de faille et règles artificielles’. L’ambassadeur a ainsi fait le procès de la stratégie qui veut réunir les ‘démocraties vertueuses’ dans le camp du bien contre les ‘autocraties tyranniques’ destinées à être vaincues et réformées par les premières à leur image.

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Beaucoup se demandent, surtout en Occident, quelles pourraient être les conséquences, sans doute traumatisantes, de cette transition vers un nouvel ordre sur les sociétés qui l’ont engagée. Pour ce qui est de la Russie, un intellectuel critique du régime de Poutine, le professeur Boris Kagarlitsky a fait part de ses observations et pronostics à Janine Durden and Stefan Schmalz dans le Springer Link du 19 septembre 2022 dans un entretien intitulé ‘Le monde devient plus semblable à la Russie’. Il parle de la fin de la mondialisation, au moins sous sa forme actuelle et cite la théorie de la ‘démondialisation’ de Posen (2022) en estimant que nous sommes parvenus au ‘point de bifurcation’ qu’évoquait Rosa en 2020. La nouvelle grande transformation amorcée risque fort de sonner le glas du ‘Green Deal’ de l’Union européenne axe sur le recours aux énergies renouvelables. Assez pessimiste sur l’évolution de la société russe, il convient pourtant que les nations occidentales commencent à connaître des conditions similaires en raison de facteurs qui s’imposent partout. 

Dans son livre de 2008, ‘Empire of the Periphery – Russia and the World System’ Kagarlitzky prédisait un ‘hiver de la colère’ dans le monde occidental et celui-ci semble bien être arrivé. Quant aux effets concrets du bouleversement géopolitique et économique que nous vivons, l’auteur envisage un retour à l’autarcie nationale basée sur la substitution des importations, comme il advint en 1929, dans la foulée de la grande dépression, mais il reconnaît que ce retour en arrière est contraire aux intérêts de l’oligarchie libérale multinationale et sera combattu par elle aussi longtemps qu’elle le pourra.

Dans la même entrevue, Kagarlitsky, après s’être référé aux thèses de Polanyi (2001) (11) sur le débat entre le néolibéralisme et le keynésianisme, rappelle que Wallerstein en 2004 (12) avait décrit un long cycle constitué de périodes successives de mondialisation et de démondialisation, observable depuis de nombreux siècles. Vaticinant que l’Union européenne sous sa forme actuelle n’a aucun avenir, il a proposé dans un article du Berliner Journal fur Soziologie la convocation d’un nouveau congrès de Vienne pan-européen incluant la Russie et l’Ukraine, mais est-il plausible encore aujourd’hui d’en exclure les États-Unis, pourtant étrangers au continent qu’ils veulent régenter comme par le passé ? 

L’idée de Kagarlitsky, cher aux ‘occidentalistes’ en Russie et ailleurs, qui est de mener à bien une grande réconciliation entre les camps rivaux parait peu réaliste à court terme, tant les antagonismes sont virulents en dépit des intérêts économiques complémentaires qui ne sont plus à démontrer. En conséquence, il faut s’attendre à vivre dans un monde divisé par la rivalité entre un Occident en voie de déchéance et un Orient (qui s’étend à l’hémisphère austral) de plus en plus influent, mais en proie à de grands bouleversements et toujours soumis à l’influence de la colonisation passée. Les sociétés d’Asie et d’Afrique qui se reconstruisent actuellement sont culturellement métisses alors que celles de l’Occident le sont déjà sur le plan ethnique et le deviendront encore davantage dans les années à venir.

Le Cas chinois

La Chine présente avec la Russie une série de contrastes qui semblent porteurs d’oppositions. Deux fois moins vaste que sa grande voisine de l’Ouest, elle est dix fois plus peuplée ; autant la Nation russe prend sa souche dans l’Europe gréco-romaine et chrétienne, autant l’empire du Milieu est héritier d’une civilisation autochtone foncièrement étrangère au monde indo-européen et sémite. Si la Russie a abandonné le communisme au profit d’un libéralisme sauvage en 1990 puis d’un étatisme allié aux grandes fortunes et conservateur, la Chine est restée sous l’emprise du parti fondé par Mao-Tse Toung et cherche toujours à concilier une forme de Marxisme avec un capitalisme étroitement encadré par l’État. La Fédération russe a renoué avec son passé orthodoxe et clérical alors que le comité central chinois reste soupçonneux et répressif à l’égard des religions. La Russie n’a pas noué de fortes relations économiques et commerciales avec les États-Unis et les quelques liens établis tendent à disparaître dans un climat d’hostilité croissante. Au contraire, la Chine a construit sa formidable puissance en grande partie grâce à l’énorme volume de ses transactions avec l’Amérique du Nord. La Russie exporte surtout des matières premières dont la République populaire est le plus gros importateur. Il n’y a pas si longtemps que les deux pays se voyaient quasiment en ennemis, mais les revendications territoriales de Pékin sont en veilleuse depuis que Moscou n’est plus une rivale pour donner le ton en matière de communisme et la menace que les États-Unis font peser sur les deux pays les ont rapprochés sans toutefois les obliger à s’allier. 

La récente réélection de Xi Jiping à la tête de l’État signale la poursuite d’un processus de renforcement de son pouvoir personnel, mais aussi une confirmation de la rupture avec l’alliance libérale dominée par l’Amérique. La Chine fait acte de sa volonté de construire un bloc rival, en naviguant de conserve avec la Russie et ledit ‘axe de résistance’ (Corée du Nord, Iran, Syrie, Venezuela, Cuba et les nations du ‘tiers-monde’ qui trouvent leur intérêt dans ce nouveau système post-américain). Le gouvernement de Xi Jinping préconise officiellement un ‘grand partenariat mondial eurasiatique axé sur la ‘Belt and Road Initiative’, sur le RCEP déjà décrit et sur une ‘grande renaissance nationale chinoise’. Avec la Russie, Pékin propose une ‘Nouvelle Initiative de sécurité mondiale’ qui entend succéder au système d’alliances inter-continentales (OTAN, OAS, UKUSA, ANZUS, G-7, pactes bilatéraux) régi par les États-Unis depuis les années 50. Les deux pays promoteurs se défendent de vouloir créer de nouveaux accords militaires, car ils dénoncent le principe de ces alliances potentiellement offensives et ils déclarent vouloir revenir aux mécanismes mis en place au sein des Nations Unies dès sa fondation.

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En matière économique, Russie et Chine concordent aussi, au moins en théorie sur la nécessité de parvenir à une autosuffisance domestique pour ce qui est de l’économie (produits et denrées essentielles), des industries stratégiques et de la recherche scientifique et technique. Par sa stratégie de développement d’une économie circulaire et d’une ‘circulation commerciale duelle’ la République populaire espère devenir autarcique tout en restant la première puissance commerciale au monde, ce qui est certes paradoxal.  

Dans un article publié dans First Post le 4 novembre 2022, Sreemoy Talukdar analyse la tendance politique de Xi Jin Ping après sa réélection qui lui confère un pouvoir quasi absolu sur cet immense pays. Il n’est pas un deuxième Mao dit l’auteur, mais il a entrepris un nouveau ‘grand bond en avant’, peut-être aussi hasardeux que celui tenté par son prédécesseur, mais tout à fait différent dans sa nature et encore plus mal vu par les puissances occidentales. Il traite d’ailleurs leurs hommes d’État en visite (notoirement en novembre le chancelier allemand Scholz) avec une hauteur distante qui rappelle le dédain que les empereurs chinois démontraient vis-à-vis des ambassadeurs étrangers. Il est moins désireux que ses prédécesseurs de rassurer les investisseurs et partenaires de l’extérieur sur ses intentions et donne la priorité à une politique de puissance technologique et militaire qui menace implicitement tous ceux qui entraveraient la réalisation de ses desseins.  Ainsi, au dernier congrès du parti ont été écartés du Politburo plusieurs économistes favorables à l’économie de marché et à l’ouverture aux capitaux, dont le chef de l’agence de contrôle des banques Guo Chouqing, le Gouverneur de la banque de Chine Yi Gong, le ministre des Finances Liu Koun et le directeur de la politique économique Liu He tandis que leur patron le Premier ministre Li Ke Jiang et son second Wang Yang ne font plus partie du  comité permanent et perdent leurs portefeuilles. À la place de Li Ke Jiang, que beaucoup dans les États libéraux voyaient comme un allié, le président chinois pourrait placer Li Qiang, jusqu’à présent secrétaire du Parti à Shanghai connu pour son autoritarisme et sa soumission inconditionnelle à Xi Jinping. L’ingénieur de formation Ding Xuexiang a été promu au premier plan de l’administration, indiquant une fois de plus la préférence donnée aux technocrates par rapport aux politiques et aux experts de la finance. 

Dans son allocution au 20e congrès, Xi Jinping a constamment mis l’accent sur la rigueur, la discipline, l’autorité du parti sur l’État et de ce dernier sur l’économie au moyen d’un capitalisme étatique. La centralisation du pouvoir va de pair avec les préparatifs militaires pour faire face aux menaces intérieures et extérieures. Xi met explicitement la sécurité au premier rang de ses préoccupations et renforce les mesures de contrôle et de coercition instaurées durant la crise sanitaire du COVID-19. 

La Chine semble bien s’attendre à une guerre prochaine dans sa zone d’influence. Sans surprise, les paroles et les décisions du Président et les changements au sein de son administration ont conduit sur le champ à une chute massive des cours des actions chinoises en bourse et celle de Hong Kong a connu son plus mauvais jour depuis la crise de 2008, ce à quoi l’équipe dirigeante s’attendait certainement. Des 2020, le Président chinois s’était attaqué sans merci aux géants de l’informatique et de la télécommunication, privés en théorie, en les accusant à juste titre de pratiquer une politique de monopole et de dépenser leurs immenses ressources financières pour produire des services et applis superflus pour attirer le consommateur au lieu de les consacrer à la recherche et au développement de technologies critiques pour la puissance et la prospérité du pays. Xi Jinping avait ainsi réaffirmé le rôle de l’État à la tête de l’économie et mis au pas les hommes d’affaires libéraux comme Jack Ma, le patron d’Alibaba, partisans de la réduction du rôle du parti et du gouvernement et émules du modèle américain. Le Président chinois avait compris que la montée en puissance de ces sociétés géantes, copiées sur les GAFAM d’outre-Pacifique constituait un risque existentiel pour la suprématie du parti communiste en répandant des idées et des habitudes incompatibles avec l’ordre établi. Il a exprimé clairement que le régime ne voulait pas d’une jeunesse vouée aux jeux vidéo et aux modes américaines, à l’image de la jeune génération japonaise. On peut cependant douter du succès de cette répression tardive alors que le mal est déjà fait, du point de vue des idéologues ‘nationaux-marxistes’ qui conseillent le chef de l’État.

Ayant soumis ou écarté tous les rivaux potentiels au sein du comité central, en particulier les membres de ladite ‘clique de Shanghai’ et de la Ligue des jeunesses communistes, réputés pour être plutôt affairistes, libéraux et tournés vers l’Occident, comme l’était l’ex-président Hu Jin Tao, Xi peut exécuter un tournant radical en défiant ouvertement la prépondérance américaine toujours plus agressive à l’égard de Pékin, sans plus chercher à rassurer les États-Uniens  par des paroles ou démarches conciliantes. Le ton a changé entre les deux rivaux qui se comportent en adversaires. En Amérique, les milieux conservateurs réclament un ‘découplage’ entre leur pays et la République communiste qui, selon eux, se livre à une ‘guerre sans restriction’ contre la société et l’économie états-unienne par l’infiltration, l’espionnage, le sabotage et la désinformation (voir le documentaire The Final War réalisé par le général Robert Spalding et le journaliste Joshua Philipp). Sans aller aussi loin, et malgré les liens financiers publics et privés qu’ils ont de longue date avec la Chine, le président Biden et les chefs de file de son gouvernement reconnaissent la République populaire comme un ‘concurrent’ stratégique qui doit être freiné, mais rechignent à appliquer la recette des Républicains radicaux qui consiste à ‘interdire aux Chinois l’accès aux marchés, aux media, au monde universitaire’ et à la recherche scientifique et technique américaine. En pratique, il semble être trop tard pour mettre en œuvre un tel embargo au vu de l’échec relatif de tous les régimes de sanctions que Washington s’obstine à imposer à divers États depuis des décennies et, en outre, le coût de telles mesures contre Pékin serait considérable, voire insupportable pour l’économie américaine dans son ensemble.

Une alliance Russie / Chine ? 

Il est évident qu’au-delà de leur pacte actuel, la Chine et la Russie poursuivent des objectifs différents. Pékin se voit déjà en puissance hégémonique de notre siècle, tout au moins en égal des États-Unis pendant encore une vingtaine d’années, avant de les dépasser, tandis que le déclin américain suit son cours. Le Kremlin pour sa part souhaite intégrer la Chine dans un système international panasiatique puis eurasiatique qui limiterait sa prépondérance unilatérale en permettant ainsi à la Russie de préserver son autonomie et sa ceinture de sécurité frontalière en Asie centrale, en Europe orientale et en Extrême-Orient. Ainsi, dans l’optique de Moscou, les grands pays voisins, Inde, Iran, Arabie Seoudite, Turquie, Indonésie, Vietnam, voire Pakistan joue un rôle critique dans la construction de la communauté des États non-otaniens et non-alignés. Il est clair que chacun des États susnommés, ainsi que tous les autres appelés, à participer à ce processus de réorganisation mondiale, ont des objectifs et des intérêts propres qui dépassent et parfois divergent du dénominateur commun russo-chinois.

Le Jeu de l’Allemagne et la mission du chancelier Scholz

Il est utile dans ce contexte d’évoquer la visite du chef du gouvernement allemand à Pékin en novembre 2022 pour tenter de renforcer les liens économiques avec la République populaire après la rupture quasi totale entre Berlin et Moscou. La Chine est un partenaire économique essentiel pour la RFA qui lui vend annuellement des produits manufacturés pour une valeur de plus de cent milliards d’Euros et importe à peu près autant de la RPC. Cette démarche met en lumière le conflit qui fait rage dans la coalition au pouvoir en Allemagne entre d’un côté les Verts et les Libéraux, foncièrement liés aux intérêts politiques et financiers américains et de l’autre la Social-Démocratie, la mouvance du chancelier traditionnellement tournée vers l’est depuis les origines de la RFA. Privée de ses sources de ravitaillement en énergie d’origine russe par les actions américano-britanniques, la République fédérale redoute l’effondrement de son économie et doit à tout prix recevoir des investissements pour faire face à la crise. Scholz a donc décidé de se passer de l’accord de ses partenaires en faisant fi de la sacro-sainte règle d’unanimité de l’Union européenne. Il n’a d’ailleurs inclus dans la délégation qu’il dirigeait aucun représentant de la Commission et plusieurs grands chefs d’entreprises germaniques n’ont pas voulu l’accompagner dans ce voyage qui constituait une entorse aux us et coutumes nationaux et communautaires. Considérant que nécessité fait loi, Scholz avait accepté, avant son départ pour Pékin de donner le feu vert à l’achat d’une importante participation dans la gestion du port de Hambourg par la société chinoise Cosco malgré l’avis contraire du service de sécurité allemand et de la ministre des affaires étrangères ‘écolo’ Baerbock. Le chancelier approuva également la vente de la fabrique de semi-conducteurs ELMOS au géant chinois de ce secteur, la SMCI, ce qui est vu aux États-Unis comme un pied de nez à la consigne de bloquer toute acquisition chinoise dans le domaine de l’électronique de pointe et des autres technologies d’avant-garde. Scholz s’est défendue en déclarant qu’il avait souhaité convaincre le gouvernement chinois de ne plus soutenir la Russie et de se démocratiser, mais son plaidoyer n’a convaincu personne. Son gouvernement, affaibli et impopulaire, pourra-t-il résister aux pressions d’outre-Manche et d’outre-Atlantique ? Le fait est que l’Allemagne et l’Europe tout entières s’appauvrissent de jour en jour et se voient condamnées par leur soumission au pacte transatlantique à la désindustrialisation et à la perte de leur influence si elles se coupent des marchés et de ressources eurasiatiques qui sont en partie sous le contrôle de la Chine et de la Russie, surtout dans la mesure où celles-ci forment des accords avec les autres principaux producteurs de pétrole et détenteurs de devises. L’Iran est un autre acteur incontournable où l’Occident a bel et bien été évincé, à la suite de l’imposition de sanctions voulues et imposées essentiellement par Israël et les États-Unis. 

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Les Priorités de l’Iran 

Soumise à de multiples sanctions par les États-Unis et ses alliés depuis des décennies, la République islamique mise de plus en plus sur son grand voisin russe et sur la Chine avec laquelle elle a signé plusieurs accords de coopération économique et industrielle axée sur les immenses réserves de gaz et de pétrole de l’Iran. Le régime de Téhéran a conclu cette année que les Américains ne voudraient ou ne pourraient pas revenir au JCPOA, l’accord signé et entériné par cinq autres pays en 2015 (13) sous la présidence d’Obama que Trump dénonça sous pression israélienne. Biden souhaitait ressusciter ce pacte, mais dut y renoncer quand Tel-Aviv mit son veto et le secrétaire d’État Blinken est un agent efficace du lobby sioniste. Le projet d’Obama était pourtant judicieux, car il était conscient de l’éloignement croissant entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, échaudée par le soutien américain aux radicaux islamistes, tels les Frères musulmans, grands bénéficiaires du ‘printemps arabe’ et ennemis jurés des monarchies. L’idée des Démocrates était de rallier l’Iran pour faire pièce aux Séoudiens qui se rapprochaient graduellement de Pékin. L’Iran sait qu’Israël milite pour le renversement du régime des Mollahs et n’acceptera aucun compromis avec l’État qui représente la principale menace à l’hégémonie de Tsahal dans la région et exerce une influence considérable sur l’Irak, la Syrie et les mouvements palestiniens radicaux. Téhéran est donc en contrepartie un partenaire naturel du projet de ‘décrochage’ eurasiatique qui lui permettra de s’affranchir du carcan des sanctions occidentales. Après avoir activement soutenu avec la Russie le gouvernement syrien dans le violent conflit domestique qui déchire toujours ce pays, l’Iran a récemment resserré sa coopération militaire et sécuritaire avec le Kremlin durant la guerre en Ukraine au grand dam du gouvernement américain. Selon certaines rumeurs, les services de renseignement russes auraient efficacement aidé Téhéran à déjouer l’opération clandestine anglo-américaine visant à renverser le régime islamique à la faveur d’émeutes populaires durant l’automne 2022.

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L’ancienne nation perse est à la charnière du monde arabe et de la sphère turcophone et son importance géoéconomique sera multipliée par deux projets majeurs déjà amorcés, d’une part ses accords économiques et militaires avec la Chine signés en 2021 portant sur un volume d’investissements estimé a quatre cents milliards (en dollars ou euros, mais payés en pétrole et en gaz) sur vingt-cinq ans et de l’autre, selon un protocole signé en 2002 par l’Iran, l’Inde et la Russie, le corridor nord-sud (INSTC) long de 7200 kilomètres,  cité précédemment. Qui reliera les ports de Russie et d’Europe à ceux de l’océan Indien (Mumbai-Saint-Pétersbourg) en des temps plus courts de moitié à des coûts moindres de 30% par rapport à ceux qu’implique la traversée de la mer Rouge et du canal de Suez, sans parler de celle qui contourne l’Afrique. Ce plan a été entériné depuis par neuf autres États de la région et permettra de transporter entre 20 et 30 millions de tonnes de fret. Une extension vers l’ouest et l’est (EWE) de ce corridor lui permettra de desservir un périmètre très vaste, englobant l’Asie centrale, la Russie occidentale, le Moyen-Orient et l’Europe méridionale.

 L’avantage que doit tirer l’Iran de sa situation géographique n’a pas échappé au gouvernement séoudien qui à son tour veut faire partie du BRICS et de la SCO pour ne plus dépendre pour sa sécurité des États-Unis et d’un dollar américain volatile et soumit aux aléas de la politique de la FED. Ce renversement de polarité entraînera le ralliement des États du Golfe à leurs grands voisins régionaux en les éloignant de l’Occident et il n’est donc pas étonnant de voir l’Égypte et l’Algérie, les deux principales Nations d’Afrique du Nord leur emboîter le pas dans ce sens.

L’Arabie saoudite : La vengeance de MBS et la logique du marché.

Le royaume séoudien a démontré une nouvelle fois son insoumission aux États-Unis en rejetant sans compromis la demande d’augmenter sa production pétrolière reçue de l’administration Biden. Quelques semaines après l’accueil cavalier, voire méprisant, que Riyad réserva au vieux Président américain et à sa délégation, cette décision reflète la convergence des intérêts séoudiens et russes. Le prince héritier, en fait le régent du royaume, n’a pas pardonné les injures et les menaces que les politiciens du parti démocrate ont prononcées à son égard suite à l’assassinat de Djemal Khashoggi dans l’enceinte du consulat séoudien à Istamboul, mais, outre les facteurs d’animosité personnels et la conviction dans son cercle rapproché que Biden est sénile et que les États-Unis sont en déliquescence, la conjoncture géopolitique rapproche le gouvernement séoudien de Moscou et de Pékin, la Chine étant son plus gros client et son premier investisseur. 

Pour l’Arabie saoudite, l’Amérique est avant tout désormais un fournisseur d’armes modernes onéreuses et d’utilité souvent fort discutable, mais la volonté de Washington de défendre le royaume en cas d’attaque extérieure ou de rébellion domestique est remise en doute et Mohammed bin Salman se cherche d’autres partenaires et protecteurs. Impressionné par le secours que Poutine a porté au régime de Bachar el Assad en Syrie, le potentat séoudien souhaite intéresser le Kremlin a son propre maintien au pouvoir, car il redoute les manipulations américaines qui pourraient le renverser pour mettre à sa place un monarque plus obéissant aux consignes venues de la Maison-Blanche. Devant le danger d’une rupture définitive avec son ancien protectorat, l’administration Biden a fait volte-face en novembre dernier en assurant l’immunité souveraine du prince héritier afin de le protéger des poursuites juridiques engagées contre lui aux États-Unis, mais cette reculade est trop tardive, car elle ne rassure pas l’intéressé, peu confiant dans les garanties américaines.  

Quant à la Chine, en 2021, elle comptait pour près de 90 milliards de Dollars en volume commercial avec le royaume et ses investissements et contrats entre 2005 et 2021 atteignaient presque les 50 milliards. Riyad a vendu des hydrocarbures à la République populaire pour plus de 35 milliards et les deux pays ont signé un accord stratégique multisectoriel alors qu’ARAMCO, le ‘navire amiral’ de l’économie séoudienne a conclu des accords avec le complexe pétrochimique chinois et peut désormais émettre des bons en yuans. Le projet pharaonique baptisé ‘Saudi Vision 2030’ est entré en synergie avec la BRI de Pékin et la première visite à l’étranger du président Xi Jinping après sa réélection en fin 2022 aura lieu a Riyad. 

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Si, dans le domaine civil, la Chine construit en bord de mer un parc industriel gigantesque, le ‘King Salman International Complex for Maritime Industries and Services’, elle aide aussi l’Arabie à extraire son uranium natif et à fabriquer ses propres missiles balistiques pour accroître son autonomie stratégique, ce qui éveille évidemment de grandes inquiétudes aussi bien à Washington qu’à Tel-Aviv malgré les assurances données par Riyad sur ses bonnes intentions envers l’État juif.

Dans la foulée de l’ambitieuse politique réformatrice que MbS a entrepris pour transformer un État à caractère encore tribal et sectaire en monarchie personnelle ou le politique doit primer sur le religieux, l’Arabie saoudite veut faire partie des grandes organisations eurasiatiques et a posé sa candidature au BRICS (dont elle est déjà une ‘partenaire de dialogue’, avec la Turquie et le Qatar) et à la SCO. Ainsi, au moins l’une de ces deux associations inclura bientôt, outre l’Iran, l’Arabie saoudite et la plupart des autres États du Golfe. On voit donc se former peu à peu ce bloc qu’entourent la mer Rouge, l’océan Indien, la mer de Chine, l’océan glacial Arctique et la Méditerranée.

La Turquie se cherche une place

Les vingt années écoulées depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyep Erdogan à la tête du parti AKP (Justice et Développement) sont contemporaines, entre parenthèses, avec l’ère poutinienne en Russie. Ces deux hommes d’État, tantôt partenaires tantôt antagonistes, ont transformé leurs pays respectifs de manière probablement irréversible en les conduisant sur la voie d’un nationalisme ardent et d’une renaissance de leurs respectives civilisations traditionnelles. Leur politique de grande puissance les a écartés de l’Occident néo-libéral à dominante anglo-saxonne, laïque et universaliste (au sens idéologique et pragmatique). Ils devaient donc se retrouver en chemin malgré les sujets de rivalité qui divisent les deux anciens empires depuis des siècles. Étant parvenus à des compromis ambigus en Syrie, sur la question ukrainienne et dans le Caucase (entre Arménie et Azerbaïdjan), Moscou et Ankara ont négocié plusieurs importants accords pour la vente de matériel défensif (le système antimissile S-400 russe) et pour la distribution d’énergie par gazoduc (le Turkstream) qui devrait assurer l’approvisionnement de la Turquie et en faire une plaque tournante pour ravitailler l’Europe, éventuellement en substitution de l’Ukraine et des autres pays d’Europe de l’Est. Cette importance stratégique accrue de son pays répond à l’ambition d’Erdogan tout en conférant à Moscou un atout dont elle pourra se servir au cas où Ankara créerait des difficultés dans les détroits au passage des bâtiments russes. 

Après s’être débarrassé de la tutelle des forces armées (les ‘généraux pachas’) qui pesait depuis près d’un siècle sur tous ses prédécesseurs, le ‘Sultan’ Erdogan prend ses distances avec l’OTAN en jouant sur la position critique de son pays sur l’échiquier régional. La République turque n’est plus le bastion oriental de l’Alliance euroaméricaine, mais elle est demeurée le pivot essentiel entre deux continents. Erdogan joue sur plusieurs tableaux, entre autres la Russie voisine, l’Afrique du Nord et les monarchies pétrolières arabes. L’Iran et la Chine sont désormais plus importants à ses yeux sur le plan économique, voire diplomatique que la lointaine Amérique et même que l’Union européenne, divisée et idéologiquement hostile à son régime néo-ottoman proche des Frères musulmans. N’oublions pas qu’il suffit à Ankara d’ouvrir les vannes d’une immigration sauvage vers l’Espace de Schengen pour contraindre les dirigeants européens à lui faire des concessions.

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La Turquie a fait savoir qu’elle souhaite entrer dans le BRICS et dans la SCO. Ce serait une évolution logique dans le sillage de la politique tracée par le gouvernement actuel. Ce faisant, Ankara aurait un accès supplémentaire aux Nations turcophones d’Asie centrale qui occupent une place privilégiée dans la tradition géopolitique turque. Les relations avec l’Iran limitrophe pourraient aussi se renforcer en facilitant le passage des nouvelles routes de la Soie (BRI et embranchements du Corridor nord-sud) sur le sol turc pour rejoindre la Méditerranée et l’Europe orientale. La principale objection à cette intégration géoéconomique de l’Asie Mineure dans le réseau eurasien vient de l’OTAN, l’Union européenne ayant depuis longtemps renoncé a accueillir la Turquie en son sein, mais au vu de la politique étrangère qu’Erdogan pratique depuis plus de dix ans, peut-on conclure que les remontrances de Washington le dissuaderont de faire ce pas qui consoliderait sans doute son pouvoir ? 

Le ‘nouvel Atatürk’ est souvent décrit comme celui qui défait tout ce que Moustapha Kemal, père de la Turquie moderne avait construit, mais cette figure tutélaire dont le bilan est contesté de nos jours, voulait aussi une Turquie indépendante, souveraine, équidistante entre l’Union soviétique et l’Occident et soumise à un État fort et autoritaire et non point une démocratie parlementaire bavarde et inefficace. De ce point de vue, le nouveau Sultan peut dire qu’il reste fidèle dans son autoritarisme ‘non-aligné’ à l’idéal de celui qui abolit la décadente monarchie ottomane et dont, paradoxalement, il a combattu le patrimoine idéologique dans ces deux éléments essentiels : laïcité et primauté des forces armées sur les partis politiques.

Les États de l’ASEAN

L’association des nations du Sud-est asiatique qui compte actuellement dix pays membres a été créée sous l’égide américaine pour résister aux influences révolutionnaires communistes et contribuer au maintien de la prépondérance états-unienne dans la zone pacifique. Pourtant, depuis deux décennies, ayant admis deux États officiellement communistes (le Vietnam et le Laos), une dictature militaire à tendance socialiste (le Myanmar) et un royaume proche de la Chine (le Cambodge), l’ASEAN a pris une certaine indépendance bien que son orientation reste plutôt pro-occidentale en raison des liens étroits de plusieurs membres fondateurs (Thaïlande, Singapore, Malaisie, Brunei, Philippines) avec les puissances anglo-saxonnes. Pourtant, l’interdépendance croissante des économies régionales avec la Chine a conduit à leur adhésion au déjà cité RCEP qui consacre le rôle prééminent de la République populaire dans le Pacifique Ouest. Pour ne pas tomber sans partage dans la sphère d’influence stratégique de Pékin, l’ASEAN tend à favoriser la participation économique, culturelle, mais aussi militaire de l’Inde à la dynamique régionale. L’Indonésie qui craint particulièrement l’hégémonie chinoise et qui a des relations très anciennes et profondes avec le pays dont elle partage le nom a invité l’Inde à établir une base navale à la pointe occidentale de l’ile de Sumatra pour veiller à la sécurité du détroit de Malacca. La politique ‘Act East’ de Delhi s’est concrétisée par la formation du BIMSTEC (14) dont deux membres de l’ASEAN, Myanmar et Thaïlande, font déjà partie. D’autre part, l’Inde a des accords bilatéraux avec Singapour qui se traduisent par une symbiose entre les deux États. On assiste ainsi à l’imbrication et à la superposition progressive d’organisations régionales : SCO, BRICS, EURASEC, BIMSTEC, RCEP, ASEAN, APEC et même le QUAD que l’Inde refuse de considérer, en dépit des apparences, comme un pacte anti-chinois dirigé par Washington. Peu rassurés sur la solidité de cet accord en cas de conflit ouvert avec Pékin, les États-Unis ont d’ailleurs renforcé leurs vieilles alliances néo-coloniales héritées de la Guerre froide dans le Pacifique, l’ANZUS et les ‘Five Eyes’ en inaugurant l’AUKUS avec le Royaume-Uni et l’Australie en 2022.  

Conclusion : Quel est le sort du projet pour un ordre post-occidental ? 

Les transformations géopolitiques ne se font pas sans douleur et sans conflits majeurs, à de rares exceptions près. Beaucoup d’experts en relations internationales doutent du succès de l’ambitieuse entreprise principalement russo-chinoise qui vise à remplacer le statu quo souvent décrit comme une ‘pax americana’, héritière de la ‘pax britannica’ dès le lendemain de la deuxième guerre mondiale. On entend souvent dire que ni la Chine ni la Russie n’ont la capacité à jouer le rôle hégémonique de la ‘ligue anglophone’, ni sur le plan financier ni dans les domaines technologiques ou militaires. Ces constatations ne sont pas niables, pour ce qui est de la Russie en tout cas, et la Chine reste trop sociologiquement éloignée du reste du monde pour imposer son modèle de société technototalitaire qui fait peur par son totalitarisme collectiviste. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer la vitesse des transformations qui ont lieu à l’échelle planétaire. On ne peut ignorer le rapide déclin des sociétés occidentales, minées par l’invasion migratoire, les divisions idéologiques, le vieillissement démographique et la dégénérescence culturelle, pas plus qu’on ne saurait oublier le dynamisme et la volonté de puissance des grandes civilisations asiatiques dont l’Europe et ses anciennes colonies américaines sont en grande partie les héritières. 

Le sommet du G-20 tenu à Bali (île à majorité hindoue) en novembre 2022 a démontré une fois encore le déclin des pays du G-7 et de l’Union européenne qui n’ont pu imposer leur programme de mobilisation anti-russe aux puissances montantes de l’est et du sud (Chine, Inde, Indonésie, Arabie saoudite, Brésil, Nigéria, Afrique du Sud, Turquie, Égypte, Mexique et alia). Ce fut durant ce sommet, au terme duquel l’Inde a pris la présidence du G-20 pour l’année 2023, que le President Biden, au cours d’un entretien bilatéral avec son homologue chinois, fit de nombreuses concessions aux réclamations de Pékin, révélant la faiblesse des États-Unis face à la Republique Populaire. La décrépitude du chef de l’État américain poursuivi par de multiples affaires familiales et par la menace d’un « impeachment » l’an prochain par le Congre face à un autocrate chinois fraîchement élu sans contestation majeure n’a fait qu’illustrer le processus géopolitique actuel.

Certains philosophes et sociologues misent pourtant sur une renaissance de l’Occident, que ce soit en Amérique du Nord (où une forte réaction conservatrice se fait jour et inspire le renouveau du parti républicain aux États-Unis et conservateur au Canada) ou en Europe. Sur le vieux continent, les partis nationalistes et traditionalistes qui montent sont inspirés à la fois par le Poutinisme eurasiatique et chrétien en Russie et le ‘Trumpisme’ américain qui prônent tous les deux les valeurs de la religion, de la famille, de la patrie, ainsi que la liberté d’entreprendre et de résister aux pressions totalitaires technocratiques capitalistes supra-nationales. Les soucis bien réels et justifiés suscités par les graves perturbations écologiques que subit la planète ne sont pas toujours négligés par ces nouveaux ‘réactionnaires’, mais ils sont conscients que les partis verts occidentaux sont devenus des sectes bobo-gauchistes ‘woke’, souvent inféodées aux intérêts néo-libéraux américains, qui n’apportent pas de solutions viables à la crise de l’environnement. 

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Il est possible d’entrevoir une convergence progressive entre les réformateurs de la sphère atlantique et les cercles dirigeants des pays asiatiques et africains dans le but de sortir de l’impasse où nous ont conduits les élites financières mondialistes néolibérales. Les catastrophes à répétition de l’économie-casino américaine depuis la grande crise de 2008, tel le récent scandale de FTX qui a englouti des dizaines de milliards de dollars en quelques heures, lésant plus d’un million d’investisseurs, sont autant de signes de la nécrose du système financier de Wall Street et de la City qui use de tous les moyens pour retarder un inéluctable effondrement bancaire et boursier sous le poids de dettes et d’avoir virtuels spéculatifs chiffres en trillions, peut-être déjà en quadrillions. 

Sur les ruines du régime monétaire actuel, de nouvelles structures devront rapidement s’ériger et c’est dans cette perspective quasi certaine que l’entreprise de reconstruction conçue au sein du BRICS doit être comprise et évaluée.

Notes:

  1. La SCO (Organisation de Shanghaï pour la coopération réunit neuf pays asiatiques : Chine, Inde, Kazakhstan, Kirghizstan, Pakistan, Russie, Tajikistan, Ouzbékistan et depuis peu l’Iran.
  2. Le Quad ou Quadrangle est un pacte de coopération entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde pour assurer la libre navigation dans la zone indo-pacifique et contester les revendications territoriales chinoises en mer de Chine. L’AUKUS est une alliance militaire récemment conclue entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie.
  3. La BRI (Belt and Road Initiative) est le grand projet intercontinental et inter-océanique chinois pour créer de nouvelles ‘Routes de la soie’ et des infrastructures commerciales et technologiques entre tous les pays qui y adhèrent. La RCEP (partenariat commercial régional intégré) rassemble quinze pays de la zone pacifique : Australie, Brunei, Cambodge, Chine, Corée du Sud,  Indonésie, Japon, Laos, Malaisie, Myanmar, Nouvelle-Zélande, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam, soit les dix membres de l’ASEAN et cinq autres qui ont avec l’ASEAN des accords de libre-échange. 
  4. L’EAEU (union économique eurasiatique) comprend cinq membres : Russie, Belarus, Arménie, Kazakhstan, Kirgyszstan qui faisaient partie de son prédécesseur, l’EURASEC (communaute économique eurasiatique).
  5. La CSTO est un pacte défensif qui allie la Russie, le Kazakhstan, l’Arménie, le Belarus, la Kirghizstan et le Tajikistan.
  6. https://www.vijayvaani.com/ArticleDisplay.aspx?aid=2334 
  7. https://www.scmp.com/economy/china-economy/article/3198260/china-yuan-top-financial-regulators-raise-alarm-over-global-inflation-tightening-western-monetary?utm_source=Twitter&utm_medium=share_widget&utm
  8. https://www.youtube.com/watch?v=z2shV7lrk0I
  9. B.B. Mukherjee, Rising State Capitalism: Opportunities and Challenges for India, World Affairs, Vol. 26, No.3, (July-September 2022) pp. 10-26.
  10. CIS : Communaute des États indépendants (ex-Soviets): 9 membres. ESCAP : Commission économique et sociale pour l’Asie et le Pacifique. APEC : Coopération économique dans l’Asie et le Pacifique : 21 États membres.
  11. https://inctpped.ie.ufrj.br/spiderweb/pdf_4/Great_Transformation.pdf
  12. https://www.dukeupress.edu/world-systems-analysis
  13. La JCPOA en français : Plan d’Action global commun pour vérifier que l’Iran n’emploie pas son complexe atomique pour produire une arme thermonucléaire.
  14. BIMSTEC (Initiative des pays de la baie du Bengale pour la coopération économique et technique multi-sectorielle) rassemble l’Inde, le Bangladesh, le Népal, le Bhoutan, le Sri Lanka, le Myanmar et la Thaïlande.

 

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Côme Carpentier de Gourdon

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