La Russie : ambitions, dépendances et fragilités. Entretien avec Asle Toje

29 janvier 2025

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : 8791243 24.10.2024 President of Russia Vladimir Putin and President of China Xi Jinping, left, during the plenary session of the Outreach/BRICS Plus meeting. Images can be used on the condition that the photographerâ??s name and source are mentioned in the following order: â??name of the photographer / brics-russia2024.ru host photo agency.â? Ramil Sitdikov / Photohost agency brics-russia2024.ru//SPUTNIK_8791243_671a1af077d80/Credit:Ramil Sitdikov/SPUTNIK/SIPA/2410241245

Abonnement Conflits

La Russie : ambitions, dépendances et fragilités. Entretien avec Asle Toje

par

La Russie tente de maintenir son statut de grande puissance dans un contexte de défis démographiques, économiques et géopolitiques. Entre pertes d’influence dans son ancien espace soviétique et dépendance accrue envers la Chine, son avenir paraît incertain. Asle Toje examine les forces et limites de la stratégie russe sous Vladimir Poutine.

Asle Toje est professeur de géopolitique à l’Université de Cambridge et membre du comité norvégien du prix Nobel de paix.

Propos recueillis par Henrik Werenskiold. Deuxième partie de l’entretien. Retrouver la partie 1 ici. 

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie a beaucoup perdu de sa puissance et de son influence. Sa démographie est très défavorable, avec des minorités qui connaissent une croissance plus rapide que la population majoritaire. Elle perd de l’influence en Arménie, la Géorgie est instable même si un parti la soutient, et Bachar el-Assad a été récemment renversé en Syrie. Parallèlement, les pays d’Asie centrale prennent leurs distances. Les ambitions de la Russie en tant que grande puissance correspondent-elles à ses capacités réelles ?

Absolument pas, absolument pas. Vous avez tout à fait raison. Vous soulignez l’un des plus grands drames de la politique des grandes puissances. Rudolf Kjellén, un penseur souvent oublié, mais extrêmement important dans le domaine de la politique des grandes puissances – c’est lui qui a forgé le mot « géopolitique » – fait remarquer, dans son œuvre en quatre volumes Les Grandes Puissances, que le plus grand défi en politique internationale n’est pas l’émergence de nouvelles grandes puissances.

Le problème, ce sont les grandes puissances en déclin qui s’accrochent à un statut révolu pour lequel elles n’ont plus les ressources nécessaires. Même si la Russie devait survivre et finalement l’emporter dans la guerre en Ukraine, elle n’a nullement démontré une puissance impressionnante. Une grande puissance devrait être capable de vaincre résolument un pays de taille moyenne comme l’Ukraine.

Or, les Russes n’y sont pas parvenus, loin de là. Pour reprendre une analogie footballistique, ils tentent laborieusement d’arracher une « victoire laide » ou une victoire à la Pyrrhus. C’est « gagner laid, à la russe ». Malgré d’immenses investissements militaires, leurs résultats se limitent à ne pas paraître complètement incompétents.

De plus, l’énorme investissement en Syrie est en train de partir en fumée. Le problème de la Russie en Syrie n’est pas tant territorial que financier : l’argent prêté au régime d’Assad – des fonds qu’elle ne reverra probablement jamais. La même chose s’est produite avec Saddam Hussein en Irak, dont la Russie était l’un des plus importants soutiens. La quasi-totalité de l’argent a été perdu. Aujourd’hui, elle fait face à une perte similaire en Syrie, et ce sont des sommes que la Russie ne peut pas se permettre de voir disparaître, surtout avec les sanctions et les avoirs gelés ou saisis de sa banque centrale en Europe.

Tout cela affaiblit les capacités économiques de la Russie. Elle est désormais réduite à une « économie de troc », où elle livre du blé et reçoit des marchandises en échange. On le voit dans ses relations avec l’Éthiopie, l’Égypte et l’Iran, où les échanges sont très basiques – un modèle économique qui aurait semblé familier à Richelieu ou à d’autres figures du XVIIe siècle. Par exemple, elle peut livrer 300 carcasses de porc en échange d’une tonne de cuivre. La Russie est contrainte à ce type d’échanges parce qu’elle manque d’une base de ressources suffisante.

L’armée russe a également subi de lourdes pertes en Ukraine, avec environ 3000 chars détruits. Bon nombre étaient des chars « jetables », prévus pour un usage unique sur le front, mais la guerre a malgré tout fortement affaibli les forces russes. Il leur faudra probablement au moins dix ans pour se reconstituer et être à nouveau capables de lancer une opération militaire de grande envergure.

Dans le même temps, l’économie russe s’est recentrée sur la production de guerre, créant une situation de marché artificielle. Cela a entraîné une forte augmentation des salaires dans les villes dédiées à l’industrie de l’armement dans l’Oural, tandis que certains secteurs clés de l’économie sont confrontés à une pénurie aiguë de main-d’œuvre. Les secteurs d’avenir sont les plus touchés, en raison du manque de capitaux pour des projets civils et de l’exode des cerveaux.

Une grande partie du secteur technologique russe s’est exilée. De nombreux talents se trouvent aujourd’hui à Berlin ou à Istanbul. Il est difficile de les faire revenir dans un État semi-autoritaire, car cela exigerait qu’ils ferment les yeux sur bien des aspects. Souvent, il s’agit de personnes polyglottes, à l’aise dans différents milieux. La question est de savoir si le patriotisme sera une motivation suffisante pour les faire rentrer.

À lire également : Comment la Chine maintient la Russie en activité

À propos de patriotisme : la Fédération de Russie compte de nombreuses minorités, comme au Daghestan et en Tchétchénie, où la croissance démographique est très élevée. Ces groupes sont d’abord et avant tout patriotes d’eux-mêmes, et la dernière guerre que le Kremlin y a menée ne date pas de si longtemps. Sans oublier l’évolution en Asie de l’Est et en Sibérie, où la présence chinoise se fait de plus en plus visible, notamment à Vladivostok et dans d’autres régions frontalières. La Russie peut-elle, à long terme, maintenir l’ordre sur son immense territoire si elle poursuit la guerre en Ukraine ?

Je crois que vous posez la question de manière un peu biaisée, car je soupçonne que vous abordez cela avec une vision européenne de la nationalité. Vous partez peut-être de l’idée que les groupes ethniques et nationaux sont avant tout loyaux envers leur propre ethnie, et que l’État russe constitue un cadre restrictif pour la vie au Daghestan ou en Tchétchénie. C’est en partie vrai.

Mais il faut savoir – et c’est ce qu’expliquait Hélène Carrère d’Encausse, une grande historienne française, dans son essai « L’Union soviétique et la question nationale » de 1990 – que la politique soviétique a créé une double identité. En URSS, on pouvait à la fois être russe et arménien, russe et géorgien, ou russe et ukrainien. Dans ce système, on était libre de célébrer sa propre culture, de parler sa langue et de maintenir ses traditions, tandis que l’identité politique devait être soviéto-russe.

D’Encausse soutient que l’Union soviétique a en fait affaibli l’identité nationale russe en la réduisant à une sorte de dénominateur commun minimal – une identité à laquelle un Kazakh des steppes pouvait accéder tout autant qu’un Moscovite. C’est un équilibre délicat, que Poutine a tenté de corriger. La langue russe sert de pont entre l’identité culturelle et l’identité politique, et la plupart des minorités de Russie sont désormais si intégrées dans l’empire russe qu’elles ne peuvent pas imaginer d’autre mode de vie.

Prenez l’exemple du Kazakhstan. C’est un État indépendant, mais quelle langue y parle-t-on ? On enseigne le kazakh à l’école et on le parle à la télévision, mais lorsque deux Kazakhs se rencontrent dans la steppe, ils s’expriment en russe. L’identité russe est très profondément ancrée. Vous avez cependant raison de relever que les plus grandes minorités, comme celles du Daghestan et de la Tchétchénie, avec un autre arrière-plan religieux, ont toujours constitué un défi pour la Russie. C’est un talon d’Achille depuis l’époque des tsars, où les troubles dans les provinces suscitaient déjà l’inquiétude.

Vous avez aussi raison de dire que la plus grande menace pour la Russie se situe à l’est. Non pas à cause de minorités qui voudraient leur indépendance – elles en sont incapables – mais à cause de la démographie sibérienne. C’est une question que Poutine essaie de prendre à bras-le-corps.

Nous verrons ce qui va se passer. La Russie a une politique de natalité très proactive, mais qui jusqu’à présent n’a guère porté ses fruits. Mais souvenons-nous de ce qui s’est passé en Europe : beaucoup d’entre nous ont des parents conçus pendant ou juste après la Seconde Guerre mondiale. Pour une raison ou une autre, rien ne favorise davantage les naissances qu’une guerre qui vient de se terminer. Peut-être que la Russie connaîtra un sursaut démographique lorsque la guerre en Ukraine prendra fin un jour.

Donc, si je comprends bien, vous dites que la Russie dépend d’une meilleure démographie pour maintenir sa position géopolitique ?

Ils ont besoin d’une démographie bien meilleure, tout comme nous en Occident. N’oublions pas que la Norvège, par exemple, a désormais un taux de natalité inférieur à 1,4, tout comme la plupart des pays européens. Nous ne savons pas quoi faire de cela, alors qu’il n’a jamais été aussi confortable ni aussi sûr d’avoir des enfants dans l’histoire de l’humanité qu’en Europe aujourd’hui. Pourtant, les Européens ne veulent pas avoir plus d’enfants.

C’est très intéressant de comparer les politiques européennes et russes pour améliorer la démographie. Les approches sont très différentes. Les pays européens se sont beaucoup focalisés sur l’aspect économique et l’aspect des droits, élargissant les droits des femmes, leur donnant plus de contrôle sur leur corps, construisant des crèches et des écoles, et rendant le fait d’avoir des enfants économiquement viables. Mais, objectivement, le succès est très limité.

La Russie, de son côté, a misé davantage sur la dimension culturelle. Cela m’a frappé lorsque j’ai traversé l’Ukraine en voiture avec mon chauffeur il y a quelques années. Il écoutait en boucle une chanson pop européenne typique. Je lui ai demandé : « Qu’est-ce que tu écoutes sans arrêt ? » Il m’a expliqué que le refrain disait : « Un fils, un fils, je veux un fils. Je veux un beau petit garçon qui deviendra un grand homme fort. » Ce message passait alors même que des femmes légèrement vêtues dansaient en mini-jupes en chantant.

Cela ne se verrait pas aux États-Unis, où la culture pop célèbre avant tout l’acte sexuel lui-même. En Russie, en revanche, c’est plus ciblé, axé sur le résultat : avoir des enfants. Nous verrons si cela portera ses fruits et si ma petite théorie sur la corrélation entre guerre et taux de natalité se vérifiera. Quoi qu’il en soit, la démographie de la Russie est meilleure que celle de la plupart des pays européens.

À écouter également : Podcast – La Russie s’appuie sur la Chine

La Russie est aussi devenue très dépendante économiquement de la Chine, ce qui n’est pas une bonne chose pour elle à long terme et la rend vulnérable. Qu’en pensez-vous ?

Dans la situation actuelle, la Russie ne peut pas s’en sortir sans la Chine. Et il ne s’agit pas seulement de ce dont on parle le plus, comme les puces électroniques pour les missiles et d’autres biens à usage militaire. C’est aussi vrai pour les biens de consommation. Je l’ai constaté moi-même lors d’un séjour au Kazakhstan, où j’ai vu un train rempli de voitures électriques chinoises en route pour la Russie. C’était le train le plus long que j’aie jamais vu, avec des milliers de voitures. Pour les Russes, c’est simple : s’ils ne peuvent pas acheter une Peugeot, ils doivent acheter autre chose. C’est regrettable, sachant que les industries automobiles française et allemande avaient beaucoup investi en Russie pour construire des voitures localement – des investissements désormais perdus.

La Chine permet à la population russe de vivre dans une relative normalité. D’après mes amis russes, rien ne manque vraiment. C’est la Chine qui rend cela possible et qui contribue à la stabilité du régime. Les Chinois livrent également certains équipements militaires qui facilitent la vie de la Russie dans la guerre. En revanche, la Russie risque de devenir totalement dépendante de la Chine et de se retrouver dans une position très subordonnée à long terme, ce qu’elle ne souhaite évidemment pas.

Mais il y a un autre élément important. Sans que nous, en Occident, y ayons prêté beaucoup d’attention, cette guerre s’est accompagnée d’une intense activité diplomatique russe. Cela se produit en parallèle des revers subis en Syrie. La Russie entretient d’excellentes relations avec des pays comme l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran. Ce sont des puissances régionales, mais certaines seront bientôt du même poids que la France ou le Royaume-Uni, qui ne sont plus de vraies grandes puissances, mais des puissances moyennes dotées de l’arme nucléaire.

La Russie a beaucoup investi dans ces pays, mais la relation la plus importante ici est avec l’Inde, avec qui elle conserve de bonnes relations. Le Premier ministre Narendra Modi s’est récemment rendu à Moscou pour négocier le mode de paiement du pétrole russe, étant donné que les transactions ne peuvent plus se faire en dollars. Poutine s’est montré très conciliant.

Lorsque j’en ai discuté avec mes contacts indiens, ils m’ont expliqué que la Russie et l’Inde s’accordent sur un point : ils ne veulent pas que la Russie se rapproche trop de la Chine. C’est quelque chose d’important pour les deux parties. Même si l’Inde n’est pas encore du même gabarit que la Chine, elle le deviendra.

C’est pourquoi la Russie adopte une approche de long terme et tente de nouer des liens bilatéraux avec des puissances émergentes. Je pense qu’elle espère, à terme, que ces relations l’aideront à équilibrer sa dépendance envers la Chine pour l’accès aux ressources. L’Inde est un pays qui pourrait potentiellement compenser, sur la durée, la perte des exportations chinoises, mais cela prendra du temps.

Pour l’instant, la Russie est sans doute bien plus proche de la Chine qu’elle ne le souhaiterait. Un signe éloquent est que Poutine, qui, comme moi, ne boit jamais d’alcool, boit pourtant de l’alcool avec Xi. Cela montre à quel point il tient à la réussite de ces rencontres – il va même jusqu’à trinquer, alors qu’il ne boit pas d’habitude. Mais il boit avec Xi.

À lire également : Voyage de Vladimir Poutine à Pékin, pied de nez aux Occidentaux ?

Poutine dit que son « tsar préféré » de tous les temps est Pierre le Grand, connu pour son ouverture sur l’Europe. Vous imaginez que Poutine va continuer à coopérer avec Xi et la Chine pour longtemps ?

La politique internationale n’est pas aussi émotionnelle qu’on le croit souvent. Prenez par exemple la Grande-Bretagne conservatrice et royaliste sous le Premier ministre Winston Churchill, qui s’est alliée avec la Russie communiste de Staline pendant la Seconde Guerre mondiale – deux opposés idéologiques.

Les émotions comptent donc peu en politique internationale, et c’est vrai aussi pour les relations entre la Russie et la Chine. Ils ne sont pas « faits l’un pour l’autre ». Les deux partenaires ont tendance à être très racistes et à mépriser autrui, voire à se mépriser mutuellement.

Cela étant dit, on sait que Moscou s’agite lorsque la Chine publie des cartes représentant certaines provinces sibériennes avec des noms de lieux chinois. Les Russes détestent cela, mais ils ne peuvent pas faire grand-chose. À court ou moyen terme, la question est de savoir si une administration Trump pourrait trouver une nouvelle normalité dans sa relation avec Pékin.

La Russie devient de plus en plus dépendante des systèmes informatiques chinois, tant pour le matériel que pour les logiciels. Si elle s’enfonce trop profondément dans la sphère technologique chinoise – ce qui paraît inévitable dans la conjoncture géopolitique actuelle – elle se retrouvera très vulnérable à l’espionnage industriel et à d’autres types de renseignement.

L’Europe, elle, a choisi de s’aligner sur les États-Unis dans ce domaine. C’était un choix politique. Mais la Russie fera-t-elle de même et se soumettra-t-elle à la Chine ? Pour l’heure, elle n’a guère le choix. Avant l’invasion de l’Ukraine, la Russie consacrait d’importantes ressources à vérifier que les systèmes chinois qu’elle achetait ne l’espionnaient pas. Mais de ce que j’en sais, elle n’a plus la capacité de procéder à ces vérifications dans le contexte actuel.

Peut-être que la Russie se trouve aujourd’hui dans une situation analogue à celle de la France dans les années 1970-1980. À l’époque, la France cherchait à développer son propre internet et une alternative au GPS pour ne pas dépendre des États-Unis. Mais ça n’a pas duré. Aujourd’hui, même la France s’est ralliée à la technologie américaine – ce qui revient en pratique à renoncer à une partie de sa souveraineté.

Tout le monde sait que ce que nous écrivons sur WhatsApp n’est pas privé. Tout le monde sait que Facebook espionne ses utilisateurs. Et tout le monde sait que les agences de renseignement américaines utilisent les Big Tech pour obtenir des informations, y compris sur leurs alliés. Ils ont même espionné le téléphone d’Angela Merkel sous l’administration Obama.

Mais tout cela s’est transformé en un « ne posez pas de questions, n’en parlez pas » implicite. Tout le monde sait qu’il est espionné, mais on estime malvenu de le souligner. Peut-être que la Russie en est rendue là avec la Chine. Est-ce que la Chine et la Russie sont « faites l’une pour l’autre » ? Absolument pas. Mais elles y sont contraintes. La géopolitique a tendance à produire de « drôles de couples ».

Mots-clefs :

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !
À propos de l’auteur
Henrik Werenskiold

Henrik Werenskiold

Voir aussi

Élimination du général Igor Kirillov : quel intérêt stratégique ?

Le général Igor Kirillov, responsable russe de la défense contre les armes chimiques, a été tué par une trottinette piégée le mardi 17 décembre 2024 à Moscou. Cette élimination revendiquée comme une action de représailles par les services de renseignement ukrainiens pose plusieurs...

La guerre russe. Constantes et nouveautés

Pour tenter de comprendre ce que représente la guerre dans les mentalités russes, l’historien doit remonter à la formation de l’empire et au couronnement d’Ivan le Terrible (1547). La question n’est pas purement académique. Presque trois ans après le début du conflit en Ukraine, on...