<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Russie en Méditerranée : une stratégie défensive

27 janvier 2021

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Photo : La marine russe, outil de défense des intérêts de cet Etat en Méditerranée. (c) Sipa SIPAUSA30244944_000031
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La Russie en Méditerranée : une stratégie défensive

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L’intervention russe en Syrie à l’automne 2015 a surpris les Occidentaux. Ceux-ci, accoutumés à considérer le Moyen-Orient comme leur chasse gardée, n’imaginaient pas que Moscou oserait y défendre par les armes ses intérêts et s’opposer à leur volonté d’évincer Bashar al-Assad. Cette offensive russe en Méditerranée orientale, pourtant, ne constitue en rien une intrusion inédite de la part du Kremlin, qui y combat depuis le XVIIIe siècle.

 

Les tsars ont toujours considéré qu’espace pontique et Méditerranée formaient un seul ensemble au sein duquel la Russie avait, légitimement, toute sa place. Dès ses débuts, la Rus’ de Kiev se constitue en contrôlant la « route des Varègues aux Grecs », c’est-à-dire les voies fluviales et maritimes conduisant de la Baltique à Constantinople. Longtemps, la mer Noire est appelée Mer Russe, « parce que seuls les Rouss y naviguent[1] ». C’est là que la Russie reçoit le baptême chrétien en 988, à Chersonèse, l’actuelle Sébastopol, concrétisant l’alliance avec l’Empire byzantin. Héritiers du monde grec, les Russes se sont toujours rendus en pèlerinage au mont Athos, l’un de leurs principaux lieux saints. Se voulant les protecteurs des chrétiens d’Orient, dans les Balkans hier, dans tout le Moyen-Orient aujourd’hui, ils ont livré plus de 12 guerres à l’Empire ottoman et à ses vassaux, les Tatars de Crimée, entre le XVIe et le XXe siècle.

 

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Le rêve de Constantinople

 

Bien entendu, la réelle motivation de ces guerres est essentiellement géopolitique. En Méditerranée comme en Baltique, la Russie a toujours souhaité disposer d’un libre accès aux mers libres de glaces et au grand commerce international. À la guerre du Nord, de Pierre le Grand, offrant à la Russie un débouché balte, répond donc le « rêve grec » de Catherine II, qui livre à la Russie la Crimée et le sud de l’actuelle Ukraine, précédemment ottomane. Tchesmé, Patras, Navarin : c’est en Méditerranée, contre les Turcs, que la flotte russe a remporté ses plus belles victoires. Des succès qui, d’entrée, suscitent les inquiétudes. Associé aux Britanniques contre la République française, l’amiral Ouchakov s’empare de Corfou en 1799, chasse les Français des îles ioniennes, propose à Nelson son assistance lors d’une rencontre à Malte. Mais ce dernier met en garde Londres vis-à-vis de la Russie, dont il redoute qu’elle ne s’installe durablement en Méditerranée, sur la route des Indes. Et ses craintes sont fondées : de 1770 à 1900, la flotte russe dispose d’un point d’appui à Poros, dans le Péloponnèse. Un atout précieux contre l’Empire ottoman que la Russie entend bien vaincre afin de s’emparer de Constantinople, ville sainte de l’orthodoxie, clé surtout des détroits turcs qui lui assureraient un accès direct en mer Égée. C’est l’objectif de la guerre de Crimée, livrée officiellement pour le primat orthodoxe sur les lieux saints de Jérusalem. L’objectif de la campagne de 1878, au cours de laquelle l’armée russe est contrainte de stopper son offensive sous pression de l’Angleterre, alors que l’armée ottomane est vaincue et la route de Constantinople ouverte. L’objectif de l’accord de Racconigi (1909), par lequel Saint-Pétersbourg s’engage à soutenir les prétentions italiennes sur Tripoli si Rome soutient les siennes sur les détroits. Le rêve de Constantinople durera jusqu’à la Première Guerre mondiale, concrétisé par un accord avec Paris et Londres, promettant la ville à la Russie si celle-ci ne concluait pas de paix séparée avec l’Allemagne. Il ne prend fin qu’avec la révolution de 1917 et la capitulation russe.

 

La crainte du containement de l’OTAN

 

Cet affrontement russo-turc, multiséculaire, doit être gardé en mémoire alors que Moscou et Ankara oscillent entre coopération de circonstance et fortes tensions, même si les objectifs russes en Méditerranée ont changé. Cette dernière ne constitue plus, pour la Russie, une route commerciale d’importance stratégique. Si Novorossiïsk est le premier port russe pour le trafic containers, l’essentiel des échanges russes transite par la Baltique. Quant aux autres ports russes en mer Noire, leur activité est faible et leurs capacités d’accueil limitées. Ce ne sont donc pas les facteurs économiques qui déterminent la stratégie russe en Méditerranée orientale, mais la problématique du terrorisme d’une part, celle du containment de l’OTAN de l’autre.

Vladimir Poutine s’est décidé à intervenir en Syrie parce que la Russie ne peut tolérer la constitution d’État islamique au Machrek. Car il n’y a que 800 km à vol d’oiseau de la frontière nord-syrienne aux crêtes du Caucase. Moscou, conscient du soutien turc aux islamistes, savait pertinemment que la prochaine étape de ces fanatiques, contrairement à leurs déclarations, n’aurait certainement pas été Jérusalem, mais Grozny. Quatre à sept mille citoyens russes, ou d’ex-États soviétiques, servaient en 2015 dans les rangs de l’État islamique et d’Al-Nosra, à laquelle ils apportaient fréquemment leur expérience du combat acquise contre les Russes en Tchétchénie. Ils n’auraient pas manqué de prendre la route vers celle-ci, avec la bénédiction d’Erdogan, utilisant cette chair à canon pour assoir son influence en Transcaucasie aujourd’hui, en Ciscaucasie, peut-être, demain. Les frappes russes de l’automne 2015, visant prioritairement les forces d’Al-Nosra, intégrant la majorité des islamistes originaires de l’espace postsoviétique, étaient donc logiques. Elles relevaient d’une stratégie classique de défense de l’avant visant à détruire l’adversaire à distance du territoire national.

Suivant le même principe, l’annexion de la Crimée permet aujourd’hui au Kremlin de tenir les forces de l’OTAN à distance respectable de son littoral sud. Celle-ci, avec le retour de la péninsule en son sein, dispose d’un porte-avions insubmersible permettant de contrôler tout le bassin pontique. Au-delà des infrastructures navales de Sébastopol, la flotte de la mer Noire peut désormais compter sur les bases et les chantiers navals d’Eupatoria, Féodosia et Kertch, associés à la base de Novorossiïsk. Disposant aujourd’hui de l’escadre la plus puissante de la région, avec un croiseur, cinq frégates, quatre corvettes, sept sous-marins Kilo, dont six de dernière génération, navires recevant une dotation progressive en missiles 3M54 et 3M14-Kalibr, la Russie est en mesure de vaincre toute force navale au nord du Bosphore. D’autant qu’à cette flotte, il faut adjoindre les systèmes Bastion-P antinavires basés à terre, d’une portée de 300 km, et les avions de combat stationnés notamment en Crimée et au Kouban, équipés de missiles analogues…

Interdite aux navires adverses, la mer Noire est aussi bordée d’un ensemble de bulles A2/AD d’un rayon d’action variant de 300 à 400 km, en fonction des matériels utilisés, dispositifs complémentaires et redondants, faisant de l’espace pontique une zone d’exclusion pour les aéronefs ennemis en cas de crise majeure. Moscou a déployé des systèmes de défense antiaérienne élargie S-400 en Crimée, qui commencent à être équipés de missiles 40N6 portant à 400 km, soit la distance séparant Sébastopol du goulet du Bosphore. À ces systèmes, s’adjoignent les S-300 des bases de Goudaouta (en Abkhazie), de Gyumri (Arménie) et les S-400 de Hmeimim (Syrie), couvrant la mer Noire et la majeure partie de l’espace aérien turc. Au total, un rempart difficilement franchissable.

Mais au-delà des détroits turcs, le rapport de force s’inverse. Bloquée par ces derniers, qui lui seraient fermés en cas d’hostilités, la flotte russe ne dispose en Méditerranée que du point d’appui de Tartous qui, quoique renforcé et en cours d’agrandissement, ne sera jamais Gibraltar. Elle ne peut durablement défier la supériorité aérienne et navale de l’OTAN dans la zone. Certes Moscou est de plus en plus présent en Afrique du Nord. Mais ni l’Égypte ni l’Algérie, fidèles clients de son industrie de défense, ne sont des alliés lui permettant de faire jeu égal en cas de conflit majeur. Si la Russie ne peut plus être tenue pour quantité négligeable dans la région, sa stratégie demeure essentiellement défensive.

 

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[1] Vilhelm Thomsen, The relations between ancient Russia and Scandinavia and the origin of the Russian state, Cambridge University Press, 2010.

 

 

À propos de l’auteur
Philippe Migault

Philippe Migault

Directeur du centre européen d'analyses stratégiques, Philippe Migault est auditeur de l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHDN) et du centre des hautes études de l'armement (CHEAr). Analyste, enseignant, il est spécialiste des questions stratégiques.
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