L’espace est devenu un milieu stratégique essentiel, dont dépendent désormais la dissuasion nucléaire, le renseignement et la conduite des opérations militaires. Face à la domination américaine, la Chine et la Russie investissent massivement ce domaine afin de renforcer leur souveraineté et contester l’équilibre stratégique existant. Si leurs trajectoires diffèrent parfois, leurs objectifs convergent : réduire leur dépendance aux technologies occidentales et remettre en question la supériorité américaine.
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Bastien Soler. Officier supérieur dans l’armée de Terre et lauréat du concours 2025 de l’École de guerre.
Domaine de prestige lors de la guerre froide, puis de recherche scientifique, l’espace s’est progressivement changé en théâtre de confrontations à part entière. La multiplication des démonstrations antisatellite, les manœuvres orbitales hostiles, le brouillage systématique des signaux GNSS¹, les cyberattaques ciblant les satellites et l’intégration croissante du spatial aux opérations militaires en témoignent : la conflictualité s’étend, pour la première fois, au-delà de l’atmosphère.
La Russie et la Chine, décrites comme des « compétiteurs stratégiques » par la France, cherchent à faire de l’espace un pilier de leur puissance. Leur objectif n’est pas seulement technologique. Il est politique, militaire et géopolitique : réduire l’avance américaine, limiter la dépendance aux technologies occidentales et imposer leurs propres normes dans un domaine devenu essentiel à la souveraineté.
L’espace, pilier de la crédibilité stratégique russe et chinoise
L’espace est d’abord au cœur du fonctionnement de la dissuasion moderne. Les missiles balistiques constituent aujourd’hui le principal vecteur des forces nucléaires stratégiques et sont difficiles à intercepter en raison de leur vélocité. Leur temps de vol réduit (quelques dizaines de minutes) implique de pouvoir les détecter au plus tôt pour les intercepter. Les systèmes d’alerte avancée (ou systèmes d’ « early warning ») ont alors pour rôle de détecter les lancements de missiles balistiques afin de pouvoir s’en prémunir. Sans capacité d’« early warning » un État devient vulnérable : il ne peut ni anticiper une frappe nucléaire ni répondre de manière crédible.
La Russie dispose d’une constellation de satellites qui détecte les tirs de missiles par l’utilisation de l’infrarouge². Cette constellation, baptisée Toundra et déployée depuis 2015, est destinée à remplacer les anciens satellites Oko. Moscou disposerait d’environ six satellites opérationnels (ou partiellement opérationnels), lui permettant de maintenir une capacité minimale d’alerte malgré des difficultés industrielles.
La Chine consolide son architecture d’alerte avancée : elle dispose déjà de satellites infrarouges qui complètent ses radars au sol, mais doit encore optimiser la fiabilité de ses systèmes³. Son architecture reste moins complète que celle des États-Unis ou de la Russie, mais progresse rapidement⁴.
Cette consolidation des capacités d’alerte avancée traduit une volonté claire de Moscou et de Pékin de sanctuariser leurs architectures de dissuasion nucléaire pour être pleinement crédibles dans l’environnement stratégique actuel. En investissant dans l’espace comme maillon de leurs stratégies de dissuasion, la Russie et la Chine réduisent leur vulnérabilité à une frappe de décapitation et s’inscrivent dans une logique de parité avec les États-Unis.
Ensuite, outre les dispositifs d’alerte avancée, l’espace est plus largement un milieu privilégié pour la captation du renseignement. À ce titre il permet, par le renseignement d’origine image et le renseignement d’origine électromagnétique, de suivre les déploiements occidentaux, notamment ceux des capacités de frappes nucléaires.
Les deux puissances disposent de satellites optiques et d’écoutes : la Chine disposerait de plusieurs centaines de satellites militaires ou duaux, dont une part significative dédiée au renseignement⁵, tandis que la Russie exploite des satellites comme Lotos-S, Olymp et Pion pour le renseignement d’origine électromagnétique. Ces vecteurs sont utilisés pour le suivi des forces de l’OTAN, des SNLE, des bases avancées, et garantissent par là une veille stratégique globale.
Les constellations de satellites de renseignements montrent que l’espace est un outil central dans la planification opérationnelle et la conduite des conflits. En disposant d’une capacité persistante d’observation et d’écoute, la Chine et la Russie cherchent à réduire l’asymétrie informationnelle qui les oppose aux États-Unis et à leurs alliés, condition indispensable à toute stratégie de déni ou d’interdiction.
Construire une souveraineté spatiale complète : un objectif partagé
L’espace est devenu un milieu incontournable aux multiples applications civiles et militaires. S’il est admis que les États-Unis dominent l’espace extra-atmosphérique depuis la fin de la guerre froide, le tandem sino-russe cherche à s’affranchir de cette hégémonie en développant ses propres capacités.
Pionnière de l’exploration spatiale, la Russie dispose encore d’une gamme vaste et complète de capacités spatiales qu’elle a héritées de l’URSS et qu’elle a continué à développer, mais cette base capacitaire demeure fragilisée par les sanctions, la perte de débouchés commerciaux et le vieillissement de l’outil industriel⁶. Le préside Vladimir Poutine a relancé l’industrie spatiale russe en 2010 avec la création de la société d’État Roscosmos, même si l’industrie russe souffre encore de fragilités structurelles.
Outre les capacités de renseignement et d’alerte avancée qui ont été renouvelées, la Russie a aussi mis en place son propre réseau de navigation GLONASS qui vise à concurrencer le système GPS. Exploité par les forces armées russes depuis 1995, il offre une couverture mondiale souveraine et indépendante des constellations occidentales, comme GPS ou Galileo⁷.
Arrivée plus tardivement sur la scène spatiale, la Chine investit massivement dans ce secteur. Ses constellations Yaogan, Gaofen et Ziyuan lui fournissent du renseignement dans les domaines optiques, radar et de l’imagerie multispectrale, tandis que BeiDou est son propre système de navigation et de positionnement par satellites, devenu pleinement opérationnel en 2020⁸. La Chine construit ainsi à une vitesse remarquable un système spatial dual conçu pour garantir son autonomie stratégique.
De plus, la Chine est probablement le pays le plus avancé au monde dans le domaine des communications quantiques, qui promet des transmissions théoriquement inviolables dans certaines configurations par l’utilisation du principe quantique d’intrication. En effet, la Chine a lancé des satellites quantiques, comme Mozi et Jinan-1, pour construire un réseau de sécurité recourant à la distribution quantique de clefs (QKD⁹). Même si les performances sont encore limitées, l’avance chinoise dans ce domaine est réelle. La maîtrise de cette technologie conférerait à Pékin une avance phénoménale et une maîtrise accrue de la sécurité de ses communications stratégiques.
Cette quête de souveraineté spatiale révèle deux trajectoires distinctes, mais convergentes. Là où la Russie cherche à préserver un héritage stratégique fragilisé par les sanctions et l’érosion industrielle, la Chine construit méthodiquement un écosystème spatial intégré, dual et résilient. Dans les deux cas, l’objectif est identique : se prémunir contre toute dépendance critique vis-à-vis des technologies occidentales et garantir la continuité des fonctions spatiales en situation de conflit majeur.

MOSCOU, RUSSIE – 10 AVRIL 2020 : Figurines en porcelaine sur le thème de l’espace, issues de la collection de Marsel Gubaidullin, ancien instructeur au Centre d’entraînement des cosmonautes soviétiques. © Sergeï Karpukhin/TASS/Sipa USA
Contester la supériorité américaine, une stratégie assumée
Ces efforts pour obtenir un spectre capacitaire complet ont également pour ambition de concurrencer les États-Unis, leaders du secteur spatial, et de les empêcher de conserver une position dominante.
Pour ce qui est de l’accès à l’espace, les lanceurs moyens Soyouz sont utilisés par d’autres pays que la Russie, même si la filière est vieillissante et fragilisée. La Chine a développé ses propres lanceurs (gamme « Longue marche ») qui lui permettent de mener son programme spatial en toute autonomie. Son système de navigation et de positionnement BeiDou est ouvert à d’autres pays, ce qui en fait un concurrent du GPS et un instrument d’influence dans le cadre des nouvelles routes de la soie¹⁰.
En matière de recherche scientifique et d’exploration spatiale, la Russie poursuit un programme lunaire (programme Luna, officiellement « reporté » depuis l’invasion en Ukraine, mais profondément fragilisé après l’échec de Luna-25 en 2023), et participait au programme martien ExoMars avant de s’en retirer en 2022. La Chine a construit sa propre station spatiale, qui est déjà opérationnelle, alors que la mise hors service de la station spatiale internationale (ISS) est prévue pour la décennie 2030. Pékin projette également de mener des missions habitées sur Mars et y a déjà placé un rover avec succès en 2021. Même si le contexte géopolitique a ralenti certains aspects des programmes spatiaux russes et chinois, Pékin et Moscou se positionnent assurément comme des concurrents sérieux des États-Unis.
Le couple sino-russe a d’ailleurs annoncé en 2021 un projet de base lunaire commune, marquant ainsi une volonté de rivaliser avec le programme américain Artemis.
Conscient du caractère vital du secteur spatial pour les opérations militaires et du facteur de supériorité que la maîtrise de cet espace représente, le tandem sino-russe se prépare à lutter par tous les moyens pour en conquérir la supériorité. Les deux puissances ont montré leur capacité à détruire à distance des satellites grâce à des tirs de missiles en 2007 (destruction par Pékin du satellite Fengyun-1C) et 2021 (destruction du satellite Cosmos-1408 par Moscou), mais développent également d’autres armes antisatellite (ASAT). La Chine dispose ainsi d’une infrastructure laser militaire à Bohu¹¹. La Russie a déjà mis en œuvre des satellites d’approche et posséderait également un système laser aveuglant : le Peresvet, bien que sa capacité à neutraliser des satellites ne soit pas prouvée¹².
De manière similaire, les cyberattaques sont utilisées pour nuire aux capacités spatiales occidentales. Le 24 février 2022, jour de l’invasion russe en Ukraine, une cyberattaque aurait ciblé le segment sol d’un réseau de satellites de télécommunications, rendant inopérants une partie de leurs systèmes. Cette attaque a été attribuée à la Russie¹³. À cela s’ajoute l’activité de brouillage des signaux GPS¹⁴, également imputée à la Russie. La Chine aurait de même, plusieurs programmes de guerre électronique aux implications spatiales¹⁵.
Les capacités antisatellite russes et chinoises ne visent vraisemblablement pas à militariser l’espace de manière ouverte et permanente, mais plutôt à instaurer d’une part une incertitude stratégique durable en rendant possible la neutralisation ponctuelle des architectures spatiales adverses ; et, d’autre part, à se garder la possibilité de compenser un rapport de force défavorable en neutralisant des capacités dont l’Occident est très dépendant.
Vers une confrontation durable dans l’espace : quelles pistes pour la France ?
Il est désormais indéniable que la Chine et la Russie considèrent l’espace comme un domaine stratégique similaire aux océans ou au cyberespace. Elles y poursuivent trois objectifs : garantir la robustesse de leur architecture de renseignement, assurer leur indépendance technologique, et contester la présence des autres puissances, en particulier des États-Unis.
Ces ambitions ne sont pas conjoncturelles : la maîtrise de l’espace est un critère essentiel de la stratégie de Moscou et de Pékin. Alors que cette montée en puissance spatiale du tandem sino-russe modifie durablement l’équilibre de puissance global, il importe pour la France de tirer les leçons des stratégies spatiales russes et chinoises pour se préparer aux conflits futurs. L’espace constituant désormais un milieu contesté, Paris doit consolider sa capacité de surveillance de l’espace, garantir un accès souverain aux différentes orbites, assurer la résilience de ses constellations et s’habituer à agir dans un environnement conflictuel où l’appui du secteur spatial n’est plus garanti.
Les programmes récents, comme Ariane 6, le démonstrateur Vortex¹⁶, le marché RIVESALT (Reconnaissance et Identification pour la Vigilance de l’Environnement Spatial à toutes les ALTtitudes¹⁷) et IRIS² (Infrastructure de Résilience, d’Interconnectivité et de Sécurité par Satellite¹⁸) sont prometteurs et traduisent une prise de conscience réelle. Toutefois, l’accélération de la compétition spatiale impose de dépasser une logique de simple adaptation pour entrer dans une stratégie de haute intensité, où la continuité des fonctions spatiales devient un enjeu central de crédibilité militaire. La compétition spatiale n’est pas un horizon lointain : elle est déjà là.
¹ Un système de positionnement par satellites également désigné sous le sigle GNSS est un ensemble de composants reposant sur une constellation de satellites artificiels permettant de fournir à un utilisateur par l’intermédiaire d’un récepteur portable de petite taille sa position 3D, sa vitesse 3D et l’heure.
² Hendrickx, Bart, « EKS: Russia’s space-based missile early warning system », The space review, 8 février 2021, https://www.thespacereview.com/article/4121/1
³ Jones, Andrew, « China is building on-orbit space situational awareness capabilities to navigate crowded orbits », Spacenews, 9 décembre 2024, https://spacenews.com/china-is-building-on-orbit-space-situational-awareness-capabilities-to-navigate-crowded-orbits/
⁴ Office of the US secretary of Defense « Military and security developments involving the people’s republic of China », Annual report to Congress, 2020, https://media.defense.gov/2020/Sep/01/2002488689/-1/-1/1/2020-DOD-CHINA-MILITARY-POWER-REPORT-FINAL.PDF
⁵ Jacob, Jeffy, « China’s Looming Ascendancy In Near Space & Beyond », Geospatial World, 18 avril 2024, https://geospatialworld.net/prime/business-and-industry-trends/chinas-near-space-beyond/
⁶ Maurin, Anne, « Quelle est la place du spatial dans la stratégie militaire russe ? », Diploweb, 23 août 2023, https://www.diploweb.com/Quelle-est-la-place-du-spatial-dans-la-strategie-militaire-russe.html
⁷ « Normes GPS (NAVSTAR vs GLONASS) », EGE, 18 janvier 2012, https://www.ege.fr/infoguerre/2012/01/normes-gps-navstar-vs-glonass
⁸ Raju, Nivedita, Erästö, Tytti, « The role of space systems in nuclear deterrence », SIPRI, Septembre 2023.
⁹ Julienne, Marc, « La Chine en quête d’un saut quantique », IFRI, 22 octobre 2024, https://www.ifri.org/fr/articles/la-chine-en-quete-dun-saut-quantique
¹⁰ Regan, Marie, « La Chine tisse sa « route de la soie » spatiale », Ouest-France, 26 juin 2020, https://www.ouest-france.fr/monde/chine/la-chine-tisse-sa-route-de-la-soie-spatiale-6884622
¹¹ Chang, John, « Site secret de Korla: des lasers chinois contre les satellites espions américains », Air&Cosmos, 23 mai 2023, https://air-cosmos.com/article/site-secret-de-korla-des-lasers-chinois-contre-les-satellites-espions-americains-65049
¹² Maire, Christian, « La place de l’ASAT à ascension directe dans la posture de dissuasion stratégique russe », Fondation pour la recherche stratégique, 15 décembre 2022, https://frstrategie.org/publications/notes/place-asat-ascension-directe-dans-posture-dissuasion-strategique-russe-2022
¹³ « L’UE accuse la Russie d’avoir paralysé des satellites pour préparer l’invasion de l’Ukraine », Challenge, 10 mai 2022, https://www.challenges.fr/monde/l-ue-accuse-la-russie-d-avoir-paralyse-des-satellites-pour-preparer-l-invasion-de-l-ukraine_812682
¹⁴ Lagneau, Laurent, « La DGA a mis à l’épreuve OMÉGA, un système capable de contrer le brouillage des signaux GPS », Opex360, 13 décembre 2024, https://www.opex360.com/2024/12/13/la-dga-a-mis-a-lepreuve-omega-un-systeme-capable-de-contrer-le-brouillage-des-signaux-gps/
¹⁵ Sheu, Jyh-Shyang, « Space Warfare: From Hybrid Operations to a First Strike », Institut Montaigne, Février 2022, https://www.institutmontaigne.org/ressources/pdfs/publications/china-trends-22-chinas-dream-space-no-end.pdf#page=17
¹⁶ Lagneaux, Laurent, « M. Macron a annoncé le lancement du projet d’avion spatial VORTEX pour la défense [MàJ] », Opex360, 20 juin 2025, https://www.opex360.com/2025/06/20/m-macron-a-annonce-le-lancement-du-projet-davion-spatial-vortex-pour-la-defense/
¹⁷ Aldoria, « Le ministère des Armées choisit Aldoria pour fournir des données souveraines sur les objets spatiaux via le marché RIVESALT », Communiqué de presse, 19 juin 2025, https://www.aldoria.com/wp-content/uploads/2025/06/CP_ALDORIA_MINAR.pdf
¹⁸ Diris, Jean-Pierre, « IRIS2 : tout savoir sur cette nouvelle constellation européenne », Polytechnique insights, 11 mars 2025, https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/industrie/iris2-tout-savoir-sur-cette-nouvelle-constellation-europeenne/








