<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Europe au chevet de l’Ukraine : du maintien de la paix à la réassurance dissuasive ?   

8 juin 2025

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : UNIFIL, Daman Camp, South Lebanon, Deir Kifa, on November 2, 2023 FINUL, Camp Daman, Sud Liban, Deir Kifa, 2 novembre 2023 //CHAIRAPATRICIA_1.0088/Credit:Patricia CHAIRA/SIPA/2311030739

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L’Europe au chevet de l’Ukraine : du maintien de la paix à la réassurance dissuasive ?  

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Le sommet sur l’Ukraine qui s’est tenu à Paris le 27 mars dernier, a évoqué le déploiement d’une « force de réassurance » européenne au lieu d’une force de « maintien de la paix » comme envisagé initialement. Un changement de sémantique qui est loin d’être cosmétique.

Article paru dans le N57 : Ukraine Le monde d’après

Colonel (er), ancien responsable des études doctrinales du Commandement du combat futur de l’armée de Terre. Professeur de géopolitique à Rennes School of business. Auteur de Si tu veux la paix, prépare la guerre, Via Romana, 2018.

Alors que la Russie et l’Ukraine s’acheminent vers un cessez-le-feu sous l’égide des États-Unis et de l’Arabie saoudite, la France planifie le déploiement d’une « force de réassurance » européenne dans la partie du territoire ukrainien contrôlé par Kiev après avoir envisagé le déploiement d’une opération de maintien de la paix (OMP).

Ce changement de sémantique permet de clarifier le positionnement stratégique de la France et de ses partenaires européens. En effet, si le maintien de la paix est un concept ONU avec ce qu’il suppose d’impartialité et de non recours à la force, la réassurance appartient au vocabulaire OTAN et renvoie à une logique dissuasive. Cette force de réassurance est-elle acceptable par la partie russe dont l’un des buts de guerre est le refus de forces étrangères sur le territoire ukrainien ? La suite des négociations nous le dira mais il est permis d’émettre quelques réserves.

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Cet article se propose d’examiner ce qu’est une opération de maintien de la paix et quels en sont les principaux écueils avant de porter un éclairage sur le concept de réassurance appliqué au cas ukrainien.

Opérations de maintien de la paix : de quoi s’agit-il ?

Les OMP sont le fruit d’une « idéologie pacifico-dissuasive[1] » propre à l’ONU consistant à utiliser la force militaire sans l’usage de la force. Il s’agit des fameux soldats de la paix ou Casques bleus. Certes, il existe de rares OMP sans mandat ONU, telles que la Force multinationale d’observateurs (FMO) au Sinaï, créée en 1982[2], mais c’est l’exception qui confirme la règle. En effet, les OMP sont le plus souvent directement pilotée par le département des opérations de maintien de la paix (DOMP) de l’ONU, ou parfois confiée à une organisation  internationale. Ce fut le cas, par exemple, de la Force de stabilisation (SFOR) de l’OTAN déployée en Bosnie-Herzégovine en 1996 pour faire respecter les accords de Dayton suivie en 2004 de l’opération Althea menée par l’Union européenne[3].

Si les premières OMP débutent juste après la Seconde Guerre mondiale[4], il faut attendre la nomination de Boutros Boutros-Ghali comme secrétaire général des Nations unies en 1992 pour voir la création d’un département dédié : le département des opérations de maintien de la paix (DOMP). La fin de la guerre froide voit le nombre d’OMP augmenter de façon significative, avant de diminuer à compter de 2014 et se stabiliser à 11 aujourd’hui[5].

Les bases juridiques et doctrinales des OMP

La charte des Nations unies ne fait pas mention des opérations de maintien de la paix, mais celles-ci sont devenues au fil des ans l’un des principaux instruments utilisés par l’ONU dans la prévention et le règlement des conflits[6] en se référant au chapitre VI ou au chapitre VII de la Charte lequel stipule que le Conseil de sécurité peut : « entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationale ». En 2008, le DOMP s’est doté d’une doctrine [7] intitulée « Opérations de maintien de la paix des Nations unies, principes et orientations ». Ce document doctrinal de référence précise, dans son chapitre II, l’éventail des activités, les fonctions essentielles et les grands principes des OMP.

L’éventail des activités est bien connu : cela va des actions diplomatiques nécessaires à la prévention des conflits et le rétablissement de la paix aux opérations militaires de maintien de la paix et d’imposition de la paix (impliquant l’emploi de mesures coercitives) sans oublier les actions plus globales de consolidation de la paix. Une OMP consiste donc à déployer une force militaire d’interposition ayant pour but d’observer et de contrôler la mise en application des mesures de cessez-le-feu pour « s’assurer que l’autre partie ne cherchera pas à l’exploiter pour son propre gain militaire »

Le succès d’une OMP repose sur trois grands principes : le consentement des parties pour garantir « la liberté d’action politique et physique » de la force, l’impartialité, gage de crédibilité et de légitimité et le non recours à la force sauf en cas de légitime défense ou de défense du mandat[8]. Cette doctrine, si elle a sa cohérence interne, se heurte néanmoins à bien des obstacles liés à la nature même de ce type d’opérations.

Les écueils liés à la nature des OMP

Les OMP ont souvent été critiquées – à juste titre – pour leur inefficacité. Soulignons qu’il ne s’agit pas de remettre en cause la bonne volonté et le courage des acteurs de terrain qui, dans l’immense majorité des cas, font ce qu’ils peuvent, mais de souligner les principaux écueils inhérents à ce type de déploiement.

Des opérations interminables, devenues des OPEX pour pays en voie de développement

Le premier écueil est celui de la longévité. La MINURSO[9] en charge de l’organisation d’un référendum au Sahara occidental dure depuis plus de trente ans ; la FINUL au Liban est déployée depuis 1978 ; L’UNMOGIP, groupe d’observateurs militaires de l’ONU en Inde et au Pakistan, contrôle le cessez-le-feu dans l’État de Jammu-et-Cachemire depuis 1949.

Par ailleurs, on a assisté au désengagement militaire des puissances occidentales et un engouement des pays en voie de développement qui y voient un bon moyen d’équiper leur armée au frais des Nations unies.

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L’exemple français est emblématique : en 1992, la France, 11e contributeur militaire des OMP avec près de 700 militaires, passe au 1er rang avec plus de 9 000 hommes pour redescendre au 25e rang, place qu’elle occupe encore aujourd’hui[10]. Actuellement, les quatre principaux contributeurs militaires sont le Népal, le Rwanda, le Bangladesh et l’Inde (environ 5 000 hommes chacun).

Le « piège » de l’interposition : exemples de la FORPRONU et de la FINUL

La FORPRONU a laissé un souvenir particulièrement amer[11]. Dans son rapport du 30 mai 1995, M. Boutros-Ghali a écrit : « Dès le début de son déploiement en Bosnie-Herzégovine, le mandat de la FORPRONU a été frappé par le fléau des ambiguïtés qui ont affecté la capacité de la force aussi bien que sa crédibilité vis-à-vis des parties, des membres du Conseil de sécurité, et de l’opinion publique au sens large. » L’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées de 1991 à 1995, le reconnaîtra lui-même dans un constat qui laisse perplexe : « L’interposition est bien un piège. Elle est malheureusement, au moment où nous nous engageons, le seul mode d’action possible[12]. »

Effectivement, la FORPRONU est devenue un piège pour deux raisons. 1) Initialement destinée à surveiller le cessez-le-feu en Croatie, elle a vu son mandat élargi à la Bosnie-Herzégovine au cours de l’année 1992 pour soutenir le déploiement de l’aide humanitaire de l’UNHCR dans un pays en guerre. 2) Deux logiques antinomiques ont été mises en œuvre : celle de l’ONU avec une force d’interposition et celle de l’OTAN basée sur l’imposition de la force à base de frappes aériennes. Cette double logique a eu pour conséquence de mettre en grande difficulté les contingents de casques bleus et a nécessité, en 1995, le déploiement d’une Force de réaction rapide (FRR) franco-britannique équipée d’artillerie lourde pour mettre fin à une situation devenue intenable.

D’une certaine manière, la FINUL[13] déployée au Liban connaît également le piège de l’interposition. Mandatée pour contrôler la cessation des hostilités, appuyer le déploiement de l’armée libanaise dans le Sud-Liban et fournir une aide humanitaire, elle n’a pas été en mesure d’empêcher la montée en puissance du Hezbollah, mouvement terroriste devenu au fil des ans une véritable organisation politico-militaire faisant peser une menace militaire forte sur Israël et justifiant – dans leur principe – les opérations conduites à plusieurs reprises au Liban, dont la dernière en 2024.

L’introuvable impartialité

Principe de base des OMP, l’impartialité est, le plus souvent, une vue de l’esprit. André Thiéblemont[14], auteur de Cultures et logiques militaires[15], et expert du sujet, a bien montré dans ses travaux que, d’une part les militaires déployés en opération de maintien de la paix avaient tendance à s’identifier au bout de quelques mois à la population qu’ils étaient censés protéger avec des risques importants d’instrumentalisation, et que, d’autre part, les parties en présence n’avaient aucun scrupule à s’en prendre à la force de maintien de la paix à des fins d’intimidation, voire de neutralisation.

Ukraine : une force de réassurance est-elle vraiment un gage de paix ?

En 2024, la France avait déjà annoncé son intention de déployer des soldats français en Ukraine sans pour autant préciser le cadre d’une éventuelle intervention. Début 2025, à la suite du revirement de la politique américaine, la France s’est dite prête à prendre la tête d’une force multinationale de maintien de la paix avec le Royaume-Uni. Les critiques n’ont pas manqué : comment surveiller plus de 1 000 kilomètres de front ? La Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, va-t-elle autoriser une force multinationale à se déployer ? Sans doute ont-elles été jugées pertinentes puisque le principe d’une OMP est abandonné au profit de celui de force de réassurance. En effet, au regard des principes évoqués supra, les conditions ne semblaient guère réunies : cette force n’était pas destinée à s’interposer ; le consentement des deux parties était loin d’être acquis ainsi que l’impartialité de la force au regard de l’ implication massive des pays de l’UE dans l’aide militaire à l’Ukraine via l’OTAN ou la Facilité européenne pour la paix (FEP) de l’UE.

C’est la raison pour laquelle l’expression force de réassurance exprime mieux l’intention stratégique correspondant au déploiement d’une force en arrière de la ligne de front sur des sites stratégiques à des fins de dissuasion.

La réassurance relève de la sémantique OTAN. L’expression trouve son origine dans le plan « Réactivité » visant à renforcer la « posture de dissuasion et de défense[16]de l’Alliance » en Europe centrale et orientale en 2014, à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie. La réassurance est d’abord un signalement stratégique à l’attention des pays membres de l’OTAN sur le flanc est de l’Europe pour les rassurer et de leur voisin, la Russie, pour la dissuader. Ce qui signifie que l’aspect dissuasif réside moins dans le volume de moyens déployés que dans l’intention de montrer la solidarité de l’OTAN et sa détermination à s’engager davantage si les circonstances l’exigeaient.

Les missions de réassurance comprennent un renforcement de troupes terrestres de l’OTAN dans les pays concernés, des activités aériennes (police du ciel) et maritimes et des exercices conjoints. Environ 2000 militaires français sont déployés dans ces missions de réassurance en Estonie (mission Lynx) et en Roumanie (mission Aigle).

La future force de réassurance européenne prévue de se déployer en Ukraine relève donc de la même logique de dissuasion même si l’Alliance n’est pas officiellement impliquée. Mais cette option stratégique appelle deux questions : 1) La Russie va-t-elle consentir à la présence de forces étrangères sur le territoire ukrainien ? et 2) La France et ses partenaires européens ont-ils les moyens d’être dissuasif ?

La Russie va-t-elle accepter la présence de forces étrangères en Ukraine ?

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La logique qui consiste à dire que l’Ukraine est un pays souverain et que l’accord de la Russie n’est pas nécessaire pour y déployer des troupes étrangères, vrai dans son principe, se heurte au mur de la réalité d’un pays dévasté par la guerre dont la souveraineté repose sur le bon vouloir de Washington. La présence de troupes étrangères était déjà un casus belli avant la guerre, il est donc peu probable que cette option très otanienne dans son principe, trouve un écho favorable à Moscou et Washington sauf à vider la force de son caractère vraiment dissuasif[17] pour en faire un objet de communication destiné à sauver la face ou bien, à obtenir des contreparties substantielles pour la partie russe.

La France et ses partenaires européens ont-ils les moyens d’être dissuasifs ?

La dissuasion, qu’elle soit nucléaire ou conventionnelle, repose sur la crédibilité. Il ne suffit pas de dire qu’une force est dissuasive ; encore faut-il que notre adversaire le croie. La dissuasion nucléaire française jouit de cette crédibilité en raison de son excellence technologique et militaire, de sa cohérence doctrinale et de l’unicité de décision politique. La réassurance de l’OTAN a un caractère dissuasif car elle est – encore pour le moment – adossée au complexe militaro-industriel américain. Pour qu’une force européenne de réassurance soit véritablement dissuasive, il faudrait a minima que des pays clés tels que la Pologne et l’Allemagne soient associés ce qui ne semble pas être le cas.

En ce qui concerne la France, très allante sur ce dossier, il convient de rappeler qu’en dépit des efforts réalisés depuis la dernière LPM[18], nos moyens conventionnels, marqués par quarante années de réduction budgétaire, souffrent d’un manque de masse et présentent des faiblesses capacitaires dans des domaines aussi essentiels que la défense sol-air, la guerre électronique, l’artillerie et le génie pour ne parler que de l’armée de Terre. Nos partenaires de l’Europe de l’Ouest, notamment le Royaume-Uni, souffrent peu ou prou des mêmes lacunes.

Après avoir « chanté » pendant 40 ans, la cigale Europe se trouve maintenant « fort dépourvue ». Elle se dépense en sommets et en embrassades aux allures pyrrhiques[19] alors que la puissance se construit dans la discrétion et le temps long. Elle risque bien de « danser » pendant quelque temps.

[1] L’expression est d’André Thiéblemont dans un article intitulé « Culture de paix et emploi de la force armée » publié en mai 2006 dans Le Débat n° 142.

[2] Force voulue et acceptée par les deux parties au conflit, Israël et l’Égypte, et qui comprend encore aujourd’hui plus de 1 000 observateurs militaires d’une quinzaine de pays.

[3] Notons que L’UE, via son département des affaires politiques et de la consolidation de la paix (DPPA), a d’ailleurs un partenariat stratégique avec l’ONU dans le domaine du maintien de la paix et de la gestion des crises.

[4] L’une en 1948 destinée à faire respecter le cessez-le-feu et les accords d’armistice entre Israël et les pays arabes ; l’autre en 1951 pour surveiller l’application du cessez-le-feu entre l’Inde et le Pakistan.

[5] Le lecteur désireux d’approfondir le sujet pourra se reporter utilement aux travaux de Ronald Hatto, docteur en sciences politiques et auteur du Maintien de la paix : l’ONU en action, Armand Colin, 2015.

[6] Source : https://peacekeeping.un.org/fr/mandates-and-legal-basis-peacekeeping

[7] Appelée également la Capstone Doctrine.

[8] C’est la raison pour laquelle une force de maintien de la paix ne possède en général que des moyens défensifs lui permettant de s’imposer au niveau tactique face à des éléments armés de type milices ou bandes. Il s’agit en réalité d’influencer ou de dissuader ceux qui chercheraient à profiter de la situation pour s’en prendre à la population civile ou chercher à faire échouer un processus de paix qui contrevient à leurs intérêts sur le plan local.

[9] Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental.

[10] Au 31 janvier 2025, la France est au 26e rang des pays contributeurs avec 659 soldats sous casque bleu, principalement au sein de la FINUL. Source : https://peacekeeping.un.org/fr/troop-and-police-contributors

[11] L’auteur de l’article a consacré son mémoire de l’école de guerre à la FORPRONU : « Considérations stratégiques et tactiques sur l’engagement militaire français au sein de la FORPRONU en Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995 », disponible au centre de documentation de l’École militaire.

[12] Jacques Lanxade, Quand le monde a basculé, NIL, 2001, p. 118.

[13] Force intérimaire des Nations unies au Liban.

[14] Colonel à la retraite, André Thiéblemont est un contributeur régulier de la revue de l’armée de terre Inflexions.

[15] André Thiéblemont, Cultures et logiques militaires, PUF, 1999.

[16] Le concept Dissuasion et défense de la zone euro-atlantique est l’un des deux grands concepts militaires de l’Alliance avec celui sur la capacité à combattre qui traite du renforcement des capacités militaires de l’Alliance sur le long terme.

[17] Masse, blindés, frappes dans la profondeur, guerre électronique, drones, etc.

[18] Loi de programmation militaire.

[19] Danse guerrière sous l’Antiquité.

À propos de l’auteur
Revue Conflits

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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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