L’Iran face à ses défis. Entretien avec Maître Ardavan Amir-Aslani

19 juin 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : An Iranian cleric chants slogans while attending an anti-Israeli gathering at the Felestin (Palestine) Square in Tehran, Iran, early Sunday, April 14, 2024. (AP Photo/Vahid Salemi)/VAH103/24104810138558//2404140038

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L’Iran face à ses défis. Entretien avec Maître Ardavan Amir-Aslani

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Changement possible de régime, accès au nucléaire civil, déstabilisation de la région, inquiétude des pays arabes : la guerre qui sévit en Iran menace de bouleverser tout le Moyen-Orient. Éclairage et analyse avec Maître Ardavan Amir-Aslani

Maître Ardavan Amir-Aslani est avocat et auteur de nombreux ouvrages consacrés aux sujets géopolitiques. Il est notamment l’auteur de De la Perse à l’Iran. 2500 ans d’histoire. Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé

Pourquoi l’Iran tient-il autant à disposer de l’arme nucléaire ? Est-ce pour se protéger des attaques extérieures ou pour en faire un usage offensif ?

Dans l’absolu, l’Iran ne cherche pas spécialement à se doter de la bombe nucléaire. En revanche, il a besoin d’une énergie nucléaire peu coûteuse. Dès les années 1950, le Shah lance le développement d’un programme nucléaire civil, avec l’appui des Occidentaux.

L’avènement de la révolution islamique en 1979 interrompt ce programme civil. Mais la guerre entre l’Iran et l’Irak, de 1980 à 1988, change la donne. Le régime iranien prend alors conscience que, malgré l’agression irakienne, les Occidentaux soutiennent Saddam Hussein.

L’Iran décide donc de relancer un programme nucléaire pour sanctuariser son territoire contre les attaques extérieures.

Ce programme a donné lieu, en 2015, à un accord entre les États-Unis et l’Iran qui limitait l’enrichissement de l’uranium à 3,67 %, uniquement pour ses besoins civils. L’Iran a respecté la totalité de ses engagements, comme l’ont attesté treize rapports successifs de l’AIEA, jusqu’au retrait des États-Unis en 2018. Depuis cette dénonciation, l’Iran a effectivement accéléré l’enrichissement de son uranium, dont le taux avoisine à présent les 60 %. Cependant, Israël fait semblant d’ignorer que, certes, seule une décision politique et quelques semaines suffiraient pour passer aux 90 % nécessaires à l’arme nucléaire, mais que la militarisation de ces armes prendrait plusieurs années.

Tous les rapports des renseignements occidentaux, y compris celui de la CIA, ont démenti que l’Iran cherchait à se doter de l’arme nucléaire. Le témoignage en mars dernier de Tulsi Gabbard, directrice du renseignement américain, le confirme.

Il faut aussi rappeler que Téhéran est signataire du TNP, contrairement à Tel-Aviv, qui n’accepte pas les vérifications de l’AIEA. Cependant, les frappes israéliennes risquent de bousculer les choses et de pousser l’Iran à accélérer son programme nucléaire clandestinement, en se retirant du TNP.

La situation actuelle prouve bien que les accusations de Tel-Aviv sont infondées et que l’Iran ne constitue pas une menace nucléaire imminente : l’armée israélienne contrôle l’espace aérien de Téhéran, la plupart des missiles iraniens lancés contre Tel-Aviv ont été interceptés, et les capacités balistiques iraniennes seront bientôt épuisées. Israël et les États-Unis veulent une reddition complète de l’Iran afin de le priver même de son droit au nucléaire civil, qui est pourtant prévu par le Traité de non-prolifération.

Lors des dernières grandes manifestations, notamment en 2022, le régime actuel a montré sa détermination et sa capacité à conserver le pouvoir. Est-ce que la guerre actuelle contre Israël pourrait aboutir à son renversement ?

Tout est possible, mais il ne faut pas tenir pour acquis les fantasmes de la diaspora. Certes, la grande majorité des Iraniens est opposée au régime. Cependant, le peuple iranien est attaché à sa souveraineté, et une intervention israélienne risque, au contraire, de provoquer un réflexe nationaliste et de renforcer temporairement le soutien au régime. Les Iraniens sont prudents : ils ont été témoins du chaos dans lequel l’Irak a été plongé à la suite de l’intervention américaine de 2003, et ne veulent surtout pas subir un scénario similaire. L’Iran est une mosaïque de cultures et d’ethnies, dont certaines ont des revendications politiques, faisant craindre un risque de démantèlement.

Si une révolution doit avoir lieu, elle doit être conduite par le peuple iranien lui-même, souverain sur son propre territoire, et surtout pas par des interventions extérieures, ordonnées par un État hors la loi, venues apporter la bonne parole à coups de bombardements.

Si le régime des mollahs devait tomber, qui pourrait le remplacer ? Peut-on assister à un retour du Shah ou bien à une prise de pouvoir par des éléments intérieurs au régime ?

Il est difficile de répondre précisément à cette question. À ce jour, aucune force politique nationale ni figure emblématique n’est en mesure de fédérer la population iranienne et d’incarner un projet alternatif. Par ailleurs, si la grande majorité des Iraniens rejette le régime au pouvoir, 20 % de la population le soutient encore, ce qui n’est pas négligeable, surtout que cette minorité est armée.

S’agissant de la hiérarchie : où ira-t-elle, s’il venait à y avoir un changement ? Depuis que la Syrie de Bachar al-Assad, leur allié historique, est tombée, ils n’ont plus d’endroit où fuir et veulent d’autant plus s’accrocher à leur pouvoir.

Qu’en est-il du positionnement des pays arabes ? Ils condamnent les bombardements mais ne soutiennent pas Téhéran. Sont-ils eux-aussi favorables à un changement de régime ?

Les pays arabes, en particulier ceux du golfe Persique, ont été émerveillés par les prouesses militaires d’Israël. Bien qu’ils aient tous condamné l’attaque israélienne, ils se réjouissent que l’Iran, leur concurrent historique, ne parvienne pas à obtenir l’arme nucléaire.
Cependant, l’interventionnisme décomplexé de Benjamin Netanyahou les inquiète pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ils craignent un embrasement qui serait terriblement préjudiciable à leur économie. Dubaï, poumon économique du golfe Persique, a une population composée à 90 % d’expatriés, qui ne se risqueraient pas sous les salves de missiles.
De son côté, l’Arabie saoudite a absolument besoin de stabilité pour mener sa transition économique post-pétrole et ses projets touristiques d’envergure dans le cadre de son projet Vision 2030. D’autant plus que le royaume saoudien a déjà fait les frais d’une escalade dans le passé et garde un souvenir amer des frappes de 2019, attribuées à l’Iran, contre ses installations pétrolières.
Enfin, les pays arabes et la communauté internationale craignent que l’Iran, en l’absence d’un cessez-le-feu, joue sa meilleure carte et bloque l’accès au détroit d’Ormuz, dont elle a la maîtrise. Alors que plus de 30 % des hydrocarbures transportés par voie maritime transitent par ce corridor, cette décision déboucherait sur une crise énergétique sans précédent, affecterait sensiblement les exportations des pays de la région, occasionnerait des pénuries mondiales et ferait grimper exponentiellement les prix du baril.

L’Iran est allié de la Russie mais Moscou n’aide pas son allié dans cette guerre. Est-ce dû à un manque de moyens de Moscou ou à un désintérêt pour cette région ?

La Russie est effectivement prudente, car elle doit ménager ses intérêts. Si Moscou et Téhéran ont renforcé leurs relations ces dernières années, la Russie n’est pas pour autant en faveur d’un Iran doté de l’arme nucléaire. Le Kremlin reconnaît à l’Iran son droit, en vertu du Traité de non-prolifération, au développement de son programme nucléaire civil et l’assiste dans ce projet. Selon l’agence de presse iranienne, les deux pays auraient signé un contrat pour la construction de huit centrales nucléaires, dont quatre dans la province iranienne de Bouchehr, dans le cadre de leur traité de partenariat stratégique du 17 janvier 2025.

Par ailleurs, Moscou a immédiatement condamné l’agression israélienne et a proposé ses bons offices pour des pourparlers en vue d’un cessez-le-feu. Toutefois, la Russie reste mesurée dans son soutien à l’Iran et ne veut surtout pas s’opposer frontalement aux États-Unis, dont elle a absolument besoin de l’appui sur le dossier ukrainien. L’Iran demeure un allié stratégique mais secondaire, compte tenu de la conjoncture géopolitique actuelle et des priorités russes en Ukraine.

Si le régime devait changer, comment un nouveau régime pourrait-il rétablir le système social et économique iranien ? Après plus de 40 années de régime des mollahs c’est une grande partie du tissu social qui doit être rebâti. On imagine que cela prendre de nombreuses années.

Absolument. L’économie iranienne est exsangue, asphyxiée par les sanctions économiques, rétablies à la suite de la dénonciation du JCPOA et renforcées depuis le second mandat de Donald Trump, notamment à l’encontre du secteur pétrolier. La population est confrontée à une inflation galopante, un chômage de masse qui frappe majoritairement les jeunes, et de fréquentes pénuries, qui vont sans doute s’aggraver si les frappes israéliennes contre les infrastructures civiles – raffineries, champs gaziers – se poursuivent.
De nombreuses réformes s’imposent, mais pour cela, un cessez-le-feu et la levée des sanctions économiques sont indispensables.

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À propos de l’auteur
Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Né en 1965 en Iran, Ardavan Amir-Aslani est docteur en droit et avocat. Il a cofondé le cabinet Cohen Amir-Aslani. Il est notamment l'auteur de De la Perse à l'Iran (L'Archipel, 2018) et Arabie Saoudite, de l'influence à la décadence (L'Archipel, 2016).

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