L’or invisible : comment les terres rares redessinent l’ordre mondial   

10 avril 2025

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : (Xinhua/Lin Shanchuan) - Lin Shanchuan -//CHINENOUVELLE_18150004/Credit:CHINE NOUVELLE/SIPA/2408291826

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L’or invisible : comment les terres rares redessinent l’ordre mondial  

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En 1992, Deng Xiaoping prononçait une phrase prémonitoire : « Le Moyen-Orient a son pétrole, la Chine a ses terres rares[1] ». Cette affirmation, qui pouvait sembler anodine à l’époque, a pris aujourd’hui une dimension prophétique. Car il ne s’agit plus simplement de ressources ordinaires, mais de véritables leviers géopolitiques qui redéfinissent les équilibres mondiaux.

La puissance d’un État ne se mesure plus uniquement à l’aune de sa force militaire ou de ses réserves énergétiques traditionnelles. Elle dépend désormais de sa capacité à contrôler les chaînes d’approvisionnement de minerais stratégiques, au premier rang desquels figurent les terres rares. Ces matériaux, aussi discrets qu’essentiels, constituent la colonne vertébrale des technologies de pointe qui façonnent notre monde : véhicules électriques, énergies renouvelables, équipements militaires sophistiqués, intelligence artificielle.

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Le secteur de la défense tout particulièrement s’appuie plus que jamais sur ces ressources critiques. Les systèmes d’armement modernes, des avions de chasse de dernière génération aux sous-marins nucléaires, dépendent massivement de ces matériaux pour leurs composants électroniques avancés, leurs systèmes de guidage et leurs capteurs de haute précision. Dans un contexte de tensions internationales croissantes, l’accès à ces ressources devient un axe crucial de projection de puissance et un élément déterminant pour l’autonomie stratégique des États.

Qu’entend-on réellement par « terres rares » ?

Néanmoins, une clarification s’impose tant la confusion autour des terres rares est telle qu’elle égare même les décideurs politiques. Ces éléments précieux forment un groupe spécifique de 17 métaux : les 15 lanthanides (du lanthane au lutécium), plus le scandium et l’yttrium. Malgré leur appellation, ces métaux sont loin d’être rares dans la croûte terrestre – le cérium est aussi abondant que le cuivre. Leur véritable « rareté » réside dans les défis techniques considérables que posent leur extraction et leur raffinage. Ces métaux possèdent des propriétés électromagnétiques et catalytiques exceptionnelles – conducteurs puissants, magnétisme remarquable, résistance aux températures extrêmes – qui les rendent incontournables dans les technologies de pointe.

Ces métaux, dispersés dans des minerais complexes, exigent des procédés de séparation chimique coûteux, énergivores et hautement polluants. C’est précisément cette complexité de traitement qui leur confère une dimension stratégique, bien plus que leur disponibilité géologique. Ne confondons pas les terres rares avec d’autres métaux critiques, comme le lithium ou le cobalt. Si tous sont indispensables à la transition énergétique et numérique, leurs enjeux géopolitiques diffèrent radicalement.

Le monopole chinois, fruit d’une stratégie de long terme

La mainmise chinoise sur le marché des terres rares n’est pas le fruit du hasard, mais l’aboutissement d’une vision stratégique déployée dès les années 1980. Le chimiste Xu Guangxian, « père des terres rares chinoises », joua un rôle déterminant dans cette prise de conscience nationale. C’est lui qui inspira Deng Xiaoping pour l’adoption en 1986 du « programme 863 », véritable manifeste d’ambition technologique chinoise.

Pendant que l’Occident, États-Unis en tête, délaissait ce secteur jugé peu rentable et trop polluant, Pékin investissait massivement dans l’exploration, l’exploitation et surtout le raffinage. L’abandon de la mine de Mountain Pass en Californie en 2002 – jadis responsable de 60% de la production mondiale – symbolise parfaitement ce désengagement occidental.

La Chine a bâti sa domination en maîtrisant l’ensemble de la chaîne de valeur, de l’extraction au produit fini. Résultat : elle contrôle aujourd’hui plus de 60% de la production mondiale de terres rares brutes et surtout 90% des capacités mondiales de raffinage[2]. Ce quasi-monopole lui confère un levier d’influence déterminant sur l’économie mondiale.

L’arme des quotas : quand Pékin muscle son jeu

L’Empire du Milieu n’a pas hésité à transformer cette position dominante en véritable arme diplomatique. L’épisode de 2010 en est l’illustration parfaite : à la suite de l’arraisonnement d’un chalutier chinois par les garde-côtes japonais près des îles disputées de Senkaku/Diaoyu, Pékin a brutalement réduit ses exportations de terres rares vers le Japon. L’archipel nippon, dépendant à 90% des approvisionnements chinois pour son industrie électronique, s’est retrouvé acculé.[3]

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Cette stratégie se poursuit aujourd’hui. Début 2024, ce sont les exportations de terres rares liées aux technologies de défense qui ont fait l’objet de nouvelles restrictions. Ces décisions s’inscrivent dans une démarche délibérée de pression sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, démontrant la capacité de Pékin à instrumentaliser sa position dominante pour servir ses objectifs géopolitiques.

La prise de conscience américaine et la nouvelle course aux terres rares

Face à cette dépendance critique, les États-Unis ont enfin pris la mesure de leur vulnérabilité. L’administration Trump a placé les terres rares au cœur de sa politique de sécurité nationale en 2017, les qualifiant “d’essentielles à la défense et à la prospérité économique”. Cette prise de conscience tardive a déclenché plusieurs initiatives pour desserrer l’étau chinois.

La relance de la mine de Mountain Pass en 2017 marque un premier pas, quoiqu’insuffisant. L’absence d’infrastructures de raffinage sur le sol américain oblige toujours les exploitants à exporter leur minerai brut vers la Chine, perpétuant ainsi une dépendance structurelle.

Washington cherche désormais activement des sources d’approvisionnement alternatives. La tentative de Donald Trump d’acquérir le Groenland – territoire recelant d’immenses gisements de terres rares, notamment à Kvanefjeld – en est une manifestation éclatante. De même, l’intérêt américain pour les richesses minérales ukrainiennes, estimées à 500 milliards de dollars avant le conflit avec la Russie, a probablement pesé dans le positionnement de Washington face à cette crise.

Perspectives : diversification et innovations

La course mondiale aux terres rares ne fait que s’intensifier. Avec une demande qui devrait être multipliée par 3 à 7 d’ici 2040 selon les éléments, les tensions sur les approvisionnements vont s’exacerber. Cette pression impose de repenser entièrement les stratégies d’accès à ces ressources vitales.

Le recyclage représente une voie prometteuse, mais largement sous-exploitée. Actuellement, moins de 1% des terres rares sont recyclées. Des avancées technologiques dans ce domaine pourraient réduire drastiquement la dépendance aux extractions primaires.

La recherche de substituts constitue un autre axe d’affranchissement. Des chercheurs s’attellent à développer des matériaux alternatifs aux propriétés similaires, mais sans les contraintes géopolitiques qui caractérisent les terres rares. Ces innovations, si elles aboutissent, redessineront la carte des dépendances mondiales.

La diversification géographique s’impose comme troisième pilier. Des projets d’extraction émergent en Australie, au Canada, au Brésil et en Afrique du Sud. Le Japon, depuis la crise de 2010, a intensifié ses efforts et découvert d’importants gisements sous-marins dans sa zone économique exclusive – potentiellement suffisants pour couvrir ses besoins pendant plusieurs siècles.

Le mirage des réserves inexploitées

Dans cette course mondiale aux approvisionnements alternatifs, un phénomène inédit se dessine désormais dans la géopolitique des terres rares : certains États, en Afrique et en Amérique latine, notamment, se positionnent soudainement comme détenteurs de « trésors minéraux », avec des estimations souvent spectaculaires, mais peu fondées. Ces annonces relèvent davantage d’un opportunisme diplomatique que d’une véritable stratégie industrielle. Elles visent avant tout à attirer l’attention des puissances occidentales en quête d’alternatives à la domination chinoise.

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Des chiffres vertigineux – certains évoquant jusqu’à 20% des réserves mondiales – circulent dans les médias internationaux sans qu’aucune étude scientifique crédible ne vienne les confirmer. Les géologues spécialistes sont formels : ces estimations ambitieuses ne s’appuient sur aucune donnée technique fiable ni déclaration officielle des instances compétentes.

La réalité est bien plus nuancée : les travaux d’exploration dans ces régions n’en sont qu’à leurs balbutiements. Il serait donc hasardeux de parler de gisements exploitables ou de réserves quantifiables. Cette confusion délibérée entre potentiel théorique et réserves prouvées illustre la dimension informationnelle qui entoure désormais ces ressources, devenues une véritable carte maîtresse dans le jeu diplomatique mondial.

Vers une nouvelle géopolitique des ressources naturelles

Les terres rares incarnent les fondements mêmes de la puissance au XXIe siècle. Leur maîtrise est devenue l’épicentre de la compétition entre grandes puissances, cristallisant particulièrement la rivalité sino-américaine pour la suprématie technologique mondiale.

Cette question transcende largement la simple dimension économique pour s’inscrire dans une vision plus large de souveraineté nationale. Les États qui parviendront à sécuriser leurs approvisionnements – que ce soit par l’exploitation directe, les partenariats ou l’innovation de rupture – se positionneront comme les acteurs incontournables de l’ordre mondial émergent.

Dans ce grand échiquier, l’Europe cherche encore sa voie. Privée de gisements significatifs et de capacités de raffinage, l’Union européenne demeure tributaire des importations chinoises pour près de 98% de ses besoins. Le Critical Raw Materials Act de 2023 marque une prise de conscience tardive, mais nécessaire de cet enjeu vital.

La géopolitique des terres rares nous révèle une vérité fondamentale : le contrôle des ressources critiques façonnera les rapports de force internationaux bien davantage que les arsenaux militaires conventionnels. Dans ce nouveau « Grand Jeu » planétaire, les cartes sont en train d’être redistribuées – et l’issue de cette partie redéfinira l’ordre international pour les décennies à venir.

Ali Moutaïb est analyste en intelligence stratégique et diplomatie d’affaires, directeur associé au sein du cabinet Hyperborée Advisors et président de la Global Governance and Sovereignty Foundation.

SOURCES

Boruta, R. (2025). Rare earths. “Seeking west’s strategic responses to China’s dominance”.

Disponible à l’adresse suivante : https://www.gssc.lt/wp-content/uploads/2025/02/v02_Boruta_Rare-earths_A4_EN.pdf

Pictoris, A. (2024, October 23).” Les terres rares, nouvel enjeu de puissance et terrain d’affrontement stratégique ? Carte commentée”.
Disponible à l’adresse suivante : https://www.diploweb.com/Carte-commentee-Les-terres-rares-nouvel-enjeu-de-puissance-et-terrain-d-affrontement-strategique.html

Valori, G. (2025). “Rare Earths’ global geopolitical and economic importance”. World Geostrategic Insights.

Disponible à l’adresse suivante : https://www.wgi.world/wp-content/uploads/2025/03/WGI-Rare-Earths-Global-Geopolitical-and-Economic-Importance.pdf

[1] (Pictoris, 2024)

[2](Valori, 2025)

[3](Boruta, 2025)

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À propos de l’auteur
Ali Moutaib

Ali Moutaib

Ali Moutaïb est formateur, éditeur et expert en intelligence stratégique. Il est directeur des programmes de l’Ecole de Guerre Economique au Maroc et dirigeant du cabinet d’intelligence stratégique Hyperboree Advisors.

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