<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Que faire des déchets de la mondialisation ?

14 février 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : La décharge, l'envers du recyclage. (c) pixabay
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Que faire des déchets de la mondialisation ?

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La production de déchets est inhérente à l’existence des sociétés humaines puisque, dès l’Antiquité, une « huitième colline de Rome[1] » a été formée avec des débris d’amphores usagées. Toutefois, avec les différentes révolutions industrielles, la mondialisation et les problèmes environnementaux posés par les déchets créés par les nouveaux modes de consommation qui en découlent, le sujet devient de plus en plus complexe à traiter, au point de s’inviter dans les relations internationales et d’intéresser le crime organisé.

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

À l’heure actuelle, le monde produit 2 milliards de tonnes de déchets ménagers par an, chiffre qui pourrait augmenter à 3,4 milliards en 2050. Dans nos sociétés industrielles, la quantité et la variété de déchets ont fortement augmenté, rendant leur élimination d’autant plus complexe. Pour citer quelques exemples, l’apparition du plastique a révolutionné nos sociétés étant donné sa facilité d’utilisation et son faible coût, mais son retraitement constitue souvent un casse-tête. Plus récemment, ce sont les DEEE[2] qui ont vu leur nombre exploser avec le développement de l’électronique et la révolution numérique.

L’Occident invente la société de consommation, et les déchets qui vont avec

En Occident, l’entrée dans les Trente Glorieuses (1945-1975) a marqué une rupture dans la gestion des déchets. D’une part, la fin progressive des pénuries générées par la Seconde Guerre mondiale a fait cesser la nécessité du recyclage des matières premières et provoqué l’évolution vers le tout-jetable. D’autre part, ces années ont engendré une augmentation de la quantité et de la variété des déchets avec l’émergence de la société de consommation.

Cette période d’insouciance prend fin dans les années 1970. Les deux chocs pétroliers font tout d’abord réaliser que les pénuries n’appartiennent pas forcément au passé et remettent le recyclage au goût du jour. Puis la prise de conscience vis-à-vis de la protection de l’environnement, conséquence d’un progrès technique parfois brutal pour nos sociétés, amène les citoyens à souhaiter d’autres perspectives pour nos poubelles que la mise en décharge, avec les incidences qui en découlent.

L’apparition de règles plus strictes sur la gestion des déchets dans les pays développés a accru son coût, ce qui a conduit à l’apparition de l’export de déchets pour contourner ces nouvelles contraintes. Des pratiques mises en lumière par des scandales tels que celui du navire Khian Sea. En 1986, il déchargea à Haïti 4 000 tonnes de cendres toxiques provenant des incinérateurs de la ville de Philadelphie, avant d’océaniser[3] le reste de sa cargaison, au bout d’un périple de deux ans au cours duquel elle fut refusée par plusieurs pays.

La convention de Bâle, entrée en vigueur en 1992, est destinée à limiter les mouvements de déchets dangereux et à éviter leur exportation des pays riches vers les pays pauvres. Ironie du sort : les deux principaux protagonistes de l’affaire du Khian Sea, les États-Unis et Haïti, ne l’ont pas ratifiée. D’autres conventions ont été signées pour éviter le contournement des règles environnementales : la convention de Londres, entrée en vigueur en 1975, et complétée par le protocole de 1996, a permis de restreindre l’océanisation des déchets. Plus récemment, la convention de Hong Kong, qui doit entrer en vigueur en 2025, a été mise en place pour encadrer la démolition des navires en fin de vie et limiter le dumping environnemental et social qui avait cours dans les chantiers du sous-continent indien.

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Des progrès en Occident, qui ont leur revers en Orient

Les efforts des pays occidentaux leur permirent de fermer une partie de leurs décharges. L’un des exemples les plus emblématiques est celui de Fresh Kills, située près de New York, qui a stoppé son activité dans les années 2000 et est devenue un parc public en 2013. Mais ces progrès eurent leur revers ailleurs dans le monde. Ce fut notamment le cas en Chine, qui est rapidement devenue l’un des principaux pays d’export pour les déchets : en même temps qu’elle devenait l’usine du monde, elle se transformait aussi en décharge. Il existe d’ailleurs un lien de causalité direct entre les deux. En effet, elle exportait des biens manufacturés en masse par porte-conteneurs vers les pays occidentaux, qui faisaient le voyage retour à vide, ou presque, ce qui conduisait les armateurs à offrir des chargements à prix cassés en direction de l’empire du Milieu.

La principale décharge du pays, qui était le symbole de ce phénomène, se situait à Guiyu dans le Guangdong. Apparue dans les années 1990, elle aurait fait travailler 150 000 personnes à l’apogée de son activité, sur une surface de plus de 50 km², soit la moitié de la ville de Paris. Elle accueillait des déchets électroniques issus de nombreux pays, avec d’autant plus de facilité qu’elle se situait à proximité des grands ports du delta de la rivière des Perles. Toutefois, depuis la fin des années 2000, les autorités cherchent à reprendre le contrôle de la situation, ayant notamment interdit des pratiques comme le brûlage des éléments plastiques, ce qui a permis de rendre les environs de nouveau habitables, même si la pollution reste importante.

En effet, cette reprise en main de la décharge de Guiyu fait partie d’un processus global à l’échelle du pays de lutte contre la pollution, qui constitue le revers de la médaille de la croissance économique qu’a connue la Chine durant ces dernières décennies. En avril 2017, le président Xi Jinping annonça le lancement de l’opération National Sword, destinée à mettre fin à l’import de déchets. Ce plan prend effet en mars 2018, avec l’interdiction de 24 catégories de déchets, dont plusieurs types de plastiques, que les pays d’Europe et d’Amérique du Nord exportaient en abondance vers la Chine.

Des décisions chinoises aux répercussions planétaires

C’est aussi l’occasion pour la Chine de préserver sa capacité à traiter ses propres déchets, puisque désormais il est le plus gros producteur du monde en valeur absolue de déchets ménagers, avec 400 millions de tonnes environ, loin devant les États-Unis, deuxièmes avec 265 millions de tonnes. Par ailleurs, dans les mois qui suivirent ce grand bond en avant écologique de la Chine, des pays d’Asie du Sud-Est tels que les Philippines, l’Indonésie et la Malaisie se mirent également à refuser les déchets occidentaux. L’élément déclencheur a été le report des flux destinés à l’origine à la Chine vers ces pays-là, qui surpassait leurs capacités d’accueil. Mais sur le fond, ces pays ne souhaitaient plus, à l’instar de leur puissant voisin, s’occuper de ces déchets.

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Sur le continent asiatique, d’autres pays sont toujours destinataires des déchets venus d’ailleurs, comme la Thaïlande ou l’Inde. Sa capitale, New Delhi, recevait 55 000 tonnes de déchets au milieu des années 2010. Ceux-ci proviennent des États-Unis, d’Europe, mais aussi de la Chine voisine, un état de fait qui est sans doute la démonstration ultime que l’empire du Milieu a rejoint le monde des pays développés. L’Inde s’est notamment spécialisée dans la déconstruction des DEEE, qui se fait souvent de façon informelle, les entreprises qualifiées étant trop peu nombreuses pour assurer le traitement du flux.

L’Afrique subsaharienne est également devenue destinataire des déchets des pays développés. Ainsi, la décharge d’Agbogbloshie, située au Ghana, était devenue célèbre pour son paysage qui rappelait celui de Guiyu quinze ans plus tôt, lequel lui avait valu le surnom de Sodome et Gomorrhe. Spécialisée dans les DEEE, elle était apparue avec le développement de dons de matériel électronique de seconde main, dont une grande partie se révélait inutilisable et finissait rapidement en décharge. En 2021, le gouvernement ghanéen a décidé de fermer le site et de le faire raser, même si d’autres décharges subsistent dans le pays, comme celle de Old Fadama, spécialisée dans les vêtements usagés.

Par ailleurs, des initiatives émergent pour faire face à l’enjeu majeur que constitue le traitement des déchets sur le continent africain, d’autant qu’il est lui-même producteur. Du reste, sa croissance démographique entraînera avec elle une hausse des volumes, qui pourraient être multipliés par trois d’ici 2050. Des entreprises produisant du plastique à partir de bouteilles ou de sacs recyclés sont ainsi apparues au Nigéria et le Rwanda a interdit les sacs plastiques à usage unique dès 2008, entraînant dans son sillage de nombreux autres pays du continent, même si l’application y est souvent imparfaite. Dans tous les cas, si les déchets sont un problème pour l’Afrique, ils sont d’abord un effet secondaire de son développement économique et de son intégration dans la mondialisation.

Les organisations criminelles en embuscade

Pour les déchets plastiques, la fermeture des frontières d’une partie des pays asiatiques a conduit à des pratiques un peu plus vertueuses. Ainsi, en 2019, ils ont été inclus dans le périmètre de la convention de Bâle. Avec des limites puisque, par exemple, le flux d’exportation du plastique vers la Turquie a explosé, augmentant de 450 % entre 2016 et 2020, le pays étant devenu le premier destinataire des déchets plastiques de l’Union européenne. L’Europe de l’Est et le Maghreb sont également devenus des destinations prisées pour ces déchets, qui sont censés y être recyclés mais finissent en réalité en décharge dans la plupart des cas. Cependant, tous n’acceptent pas cette situation, à l’exemple de la Turquie qui compte bien stopper l’import de déchets européens sur son territoire. De façon similaire, en 2022, la Tunisie a signé un accord avec l’Italie pour rapatrier 280 conteneurs de déchets exportés illégalement.

C’est précisément dans la péninsule italienne que la mafia napolitaine, plus connue sous le nom de Camorra, a profité des difficultés de traitement des déchets pour organiser une filière de traitement illégal. Elle utilise un réseau de sociétés-écrans pour assurer l’enlèvement des déchets, avant de les enfouir ou de les exporter illégalement, sous couvert de faux documents certifiant un retraitement dans les règles. Cette filière est si efficace que les prix cassés qu’elle pratique sont un obstacle à l’émergence d’une filière légale. Même si le traitement des déchets en France est plus efficace, des pratiques illégales peuvent aussi exister. Ainsi, en février 2023, un reportage a révélé que des déchets de la métropole de Nice-Côte d’Azur, censés être valorisés, étaient en fait expédiés dans des décharges espagnoles par le titulaire du marché.

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Ce secteur est dans tous les cas très attractif pour le crime organisé. Non seulement il est extrêmement profitable, à des niveaux qui égalent le trafic de drogue[4], mais en plus le risque pénal encouru est très faible, une situation qui se rapproche de celle du marché de la contrefaçon. Pour les trafiquants de déchets, le risque d’aller en prison est réduit, l’amende étant la sanction la plus probable lorsque l’on est pris la main dans le sac poubelle. Une probabilité elle-même réduite, les flagrants délits étant d’autant plus rares que l’effort de contrôle dans les ports occidentaux est généralement accaparé par la lutte contre les trafics entrants, à commencer par la drogue.

Toutefois, nos sociétés industrielles ne sont plus complètement démunies face à la problématique des déchets, qui s’est révélée être pendant longtemps un impensé du progrès technique. Par exemple, le recyclage, d’abord éclipsé par l’abondance des Trente Glorieuses, a fait de gros progrès pendant les dernières décennies. La réduction à la source et l’écoconception devraient également contribuer à soulager les filières de traitement et d’élimination. En revanche, l’export des déchets ne devrait probablement pas disparaître car il semble consubstantiel à la mondialisation du commerce des biens, lesquels alimentent d’ailleurs ce marché lorsqu’ils arrivent en fin de vie. Toutefois, le développement des solutions pour les recycler en matière première pourrait faire évoluer le commerce des déchets de celui d’un produit dont on cherche à se débarrasser à celui d’un produit à valeur ajoutée, même si ce cheminement sera long et difficile et nécessitera probablement plusieurs décennies.

[1] Il s’agit du mont Testaccio.

[2] Déchets d’équipements électriques et électroniques.

[3] Océaniser : acte qui consiste à jeter les déchets dans la mer.

[4] En 2015, les profits liés à cette activité représentaient 17 milliards d’euros selon un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement.

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Bouffet

Jean-Yves Bouffet

Officier de la marine marchande.
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