<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La tentation de la sécession

17 décembre 2020

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Boris Johnson, grand artisan du Brexit, rencontre Emmanuel Macron à l'occasion des 80 ans de l'appel du 18 juin 1940 - Photo : Ray Tang/REX/SIPA 40772630_000008
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La tentation de la sécession

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Après La France périphérique, Christophe Guilluy dresse le procès de la métropolisation dans Le Crépuscule de la France d’en haut, ou plutôt de la représentation des métropoles que diffusent les classes dirigeantes politiques, économiques et plus encore intellectuelles. Dans cet article, nous poussons jusqu’à l’extrême les analyses du géographe : la sécession est-elle possible ?


 

Selon Richard Florida, les métropoles modernes sont le lieu où se concentre la « classe créative » qui se vante de son ouverture d’esprit – d’où la trilogie qui la caractérise : talent, technologie et tolérance. Elle est attirée par ces villes dont beaucoup sont des villes mondiales et où règne le dynamisme artistique et culturel. « Ces travailleurs talentueux qui dirigent la nouvelle économie veulent de la diversité non par sens de la justice, mais parce que la diversité rend la vie plus amusante. [1]»

 

Intelligentes et riches

L’INSEE confirme. Elle distingue cinq types d’activités caractéristiques des métropoles françaises : gestion, conception et recherche, prestations intellectuelles, commerce interentreprises, culture et loisirs. Ces professions représentent 37 % de l’emploi dans l’aire métropolitaine de Paris, 28,4 % dans les autres aires métropolitaines de plus de 200 000 habitants et seulement 14 % dans les zones rurales. Le même phénomène se retrouve aux États-Unis où les grandes MSA (metropolitan statistical areas) concentrent les emplois du « tertiaire supérieur ». Dans celle de New York les seules activités financières, de management et d’information représentent plus de 30 % de l’emploi privé et le pourcentage monte à 35 % à San Francisco-Oakland. Le phénomène de concentration, bien connu dans l’industrie, existe aussi dans le tertiaire supérieur.

La richesse va de pair avec les activités à forte valeur ajoutée. Aux États-Unis, les salaires annuels dépassent 50 000 $ par an dans quatre MSA seulement, San José où ils atteignent 187 % de la moyenne nationale, puis New York, San Francisco et Boston[2]. Washington, Seattle, Los Angeles ou Philadelphie suivent de peu. Toutes ces villes ont massivement voté pour Hillary Clinton lors des dernières élections présidentielles.

Christophe Guilluy[3] a étudié le phénomène pour la France. Pour comprendre son analyse, il faut intégrer la différence qu’il établit entre métropoles et villes. Les métropoles sont des villes bien sûr, mais de grande taille ; leurs moyens leur permettent de se doter des infrastructures et des services qui réjouissent la classe créative. Leur nom et leur nombre sont d’ailleurs fournis dans les classifications officielles, elles sont 15 et pourraient devenir rapidement 22 (voir carte). Elles s’opposent à la France périphérique, celle des campagnes mais aussi des petites villes ou des villes moyennes : cette dernière se caractérise par des emplois de production banalisée (agriculture, industrie) moins bien payés, par des services publics (en réduction pour cause d’économies) et bien sûr par des chômeurs. En un mot le périphérique n’est pas le périurbain assimilé aux banlieues pavillonnaires et petites-bourgeoises (voir définitions page 13).

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Fractures spatiales et sociales

Cette situation provoque une double coupure spatiale qui est aussi une coupure sociale. Il s’agit d’abord de la coupure entre métropoles et périphéries. Les premières sont plus riches, plus modernes, plus dynamiques. Elles regardent de haut les campagnes et les petites villes volontiers qualifiées de « frileuses » et de « repliées sur elles-mêmes » alors que la métropole représente l’avenir et l’ouverture. Comme toujours la classe dirigeante justifie sa domination par sa supériorité morale, intellectuelle ou technique dans le cadre d’une véritable « guerre des représentations ».

Une autre fracture s’ajoute à la première, celle qui oppose les urbains aisés et les travailleurs de l’ombre qui, habitant la métropole, la font fonctionner. Ils sont souvent immigrés[4] ou descendants d’immigrés, ils assurent les services essentiels d’entretien et de nettoyage, de sécurité et de santé, de restauration et de distraction. La force de la classe dirigeante est de séduire ces populations par son discours sur la diversité, la mobilité et l’opportunité : l’air de la ville rend libre, dit le proverbe, chacun peut y saisir sa chance et progresser. Et d’ajouter que l’air de la ville enrichit aussi chacun des diversités de tous les autres.

Le World Economic Forum compte sur elle pour lutter contre le populisme et le nationalisme. Dans un article de janvier 2017[5], Misha Glenny et Robert Muggah en font « l’avant-garde du cosmopolitisme mondial » – en fait ils veulent parler des métropoles et non des petites villes auxquelles ils reprochent d’avoir voté pour Donald Trump et pour le Brexit lors des dernières élections. Ils citent également Ivo Daadler : « Nous vivons dans un monde qui n’est plus divisé entre gauche et droite, libéraux et conservateurs, mais entre ouverture et fermeture. Les villes, et plus particulièrement les grandes villes globales, sont à l’avant-garde de l’ouverture, elles poussent à l’ouverture des frontières, des marchés, des sociétés et des esprits. Ces villes sont notre meilleure défense contre le nationalisme fermé et le populisme qui infectent nos sociétés. » À l’inverse des nations « à l’esprit étroit », elles sont le conservatoire « du multiculturalisme, de la tolérance et de la société ouverte ». Quitte à provoquer le scepticisme, les auteurs affirment que les villes globales et cosmopolites connaissent moins de délinquance que le reste du territoire. Et de conclure : « L’avenir appartient aux villes et non aux États-nations. »

Telle est la légende dorée des métropoles et de leurs succès à venir. En attendant, leur ouverture reste partielle et partiale. La classe dirigeante ne semble guère convaincue et préfère s’isoler du reste de l’agglomération. Elle préfère pratiquer l’« entre-soi » et se séparer des classes laborieuses. Elle habite d’autres quartiers, elle envoie ses enfants dans d’autres écoles, elle pratique d’autres loisirs. Au risque de faire parler d’un « apartheid social » et géographique, pour reprendre une formule provocatrice et approximative de Manuel Valls. Tout se passe comme si elle aspirait à une forme de sécession.

Bernard Attali, que l’on peut difficilement qualifier de populiste ou de révolutionnaire, trace un bilan sans nuances : « D’un côté quelques quartiers où se rassemble une classe qui vit en vase clos, qui se dit ouverte au monde mais qui est fermée à son voisin ; de l’autre les oubliés du système en périphérie urbaine ou dans un monde rural paupérisé… Étrange paradoxe : cette ségrégation, faite à bas bruit, se pare d’un discours moralisateur sur la modernité. Il y aurait ceux qui acceptent la mondialisation et ceux qui bloquent le progrès.[6] »

 

Les sécessionnistes

Robert Reich avait décrit la nouvelle classe supérieure dès 1992 dans The Work of Nations. Reliée à la planète entière elle ignorait ceux qui vivaient à quelques centaines de mètres d’elle. Elle réclamait l’ouverture des frontières mais limitait l’accès à ses appartements par des digicodes. Elle vivait dans l’archipel métropolitain mondial qu’elle parcourait grâce à Internet et à l’avion mais ignorait son voisinage. « La nationalité, c’est le code postal » affirmait Reich, 92 200 et 93 500 désignent deux univers qui ne se fréquentent pas. Il qualifiait ces élites de « sécessionnistes », nous ajouterons doublement sécessionnistes, face aux quartiers qu’ils craignent et à la périphérie qu’ils méprisent – que l’on pense à la formule d’Hillary Clinton sur les « déplorables », ces habitants des marges qui ont accordé massivement leurs voix à Donald Trump. Rien de fondamental n’a changé, on le voit.

Au sein des métropoles le zonage permet de créer des espaces spécialisés : zones résidentielles des beaux quartiers, banlieues proches du centre où se concentrent les immigrés, périurbain où s’installent les travailleurs « indigènes »… L’important est d’éviter que les uns débordent trop sur les autres. Les transports peuvent y contribuer : Paris bride l’automobile, seul moyen d’accès pour beaucoup de banlieusards. La lutte contre la pollution est sans aucun doute justifiée, mais elle est utilisée comme une arme contre la venue des indésirables. Dans un esprit comparable, le tracé du tramway parisien entoure la ville comme un fossé. Guilluy est en droit de parler d’un « mensonge » de la société ouverte : « Dans la réalité, l’entre-soi et le réseautage n’ont jamais été aussi pratiqués […] Les élites et les classes supérieures ont compris que la société mondialisée et multiculturelle n’est viable qu’à la condition de se protéger des tensions qu’elle génère mécaniquement.[7] » Et d’ironiser sur « la ville ouverte à 15 000 euros le m² [8]».

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Un cran de plus et voilà aux États-Unis les « Common Interest Developments » (CID) où les résidents, généralement aisés, établissent des règles de vie commune dans leur immeuble ou leur quartier. Ils concerneraient actuellement plus de 10 % de la population des États-Unis. La forme la plus radicale de ces CID s’incarne dans les gated communities (communautés fermées) qui constituent le moyen ultime de s’isoler de son voisinage. Leur fermeture est plus ou moins nette, avec des haies, des barrières, des grillages, des vigiles. Ici comme dans les CID, les résidants disposent d’une certaine autonomie et s’auto-administrent. Certaines de ces communautés s’efforcent même de se détacher de la ville où elles sont implantées principalement pour ne pas lui payer des impôts que l’on préfère garder pour soi. Les métropoles peuvent réclamer leur séparation de l’État-nation, les quartiers riches sont tentés de faire de même avec les métropoles ; elles mettent à mal l’idée de solidarité nationale ; dès lors, pourquoi les beaux quartiers se soumettraient-ils à un principe de solidarité métropolitaine ?

On ne s’étonnera pas que les CID soient particulièrement développés en Californie, l’État moderne, progressiste et ouvert sur le monde par excellence !

 

Vers l’indépendance ?

Peut-on faire mieux et enclencher un mouvement de rupture avec le reste du territoire ? La tentation existe, on l’a vu à l’œuvre après le Brexit. Londres avait voté pour le maintien dans l’Union européenne à l’inverse du reste de l’Angleterre ; une pétition pour Londpendance a recueilli 200 000 signatures. Lors de l’élection de Donald Trump la même revendication est apparue en Californie sous le signe « Calexit » ou plus exactement dans les grandes villes de Californie, l’intérieur de l’État ayant préféré le républicain (au moins sa moitié nord). « Progressistes de tous les pays, faisons sécession » s’exclame Gaspard Koenig[9] en précisant que ces progressistes sont les plus jeunes et les plus éduqués, opposés aux « nostalgiques des vieux États homogènes ».

C’est une faiblesse des métropoles : plus riches, elles comptent souvent moins d’habitants que le reste du pays ; de plus, les milieux populaires qu’elles abritent, immigrés ou non, sont loin d’être acquis aux représentations que forge la classe créative et éclairée. Craignant d’être minoritaire, cette dernière ne peut que se méfier de la démocratie à l’échelle de l’État-nation et de la prise de conscience de soi qu’a opérée la périphérie – France périphérique, Angleterre périphérique, États-Unis périphériques… D’autant plus que, contrairement à ce que semble croire le World Economic Forum, les évolutions démographiques ne sont pas favorables aux métropoles : elles attirent, mais repoussent aussi à cause du prix des logements, de l’insécurité, de la pollution… En France, selon l’INSEE, la part des plus grandes villes dans la population régresse : Paris est tombée de 5,9 à 3,4 % du total entre 1960 et 2014, les neuf suivantes de 6,6 à 5,2. Ce sont les villes moyennes et petites qui progressent le plus.

Faire sécession, voici l’idéal. Les experts croient ce phénomène possible. Les métropoles auraient de moins en moins besoin des ressources de la périphérie : elles se lancent dans l’agriculture (voir page 31), elles recyclent leurs déchets pour se procurer les matières premières dont elles ont besoin, elles font des économies d’énergie, leurs taux de fécondité sont souvent supérieurs à ceux des campagnes et elles attirent des migrants qui leur permettent de se passer de la main-d’œuvre que fournissait autrefois l’exode rural de proximité. Elles n’auraient plus besoin de la périphérie qui au contraire devient une charge.

C’est ce qu’a expliqué Ohmae dès 1996[10]. Les très grandes métropoles ont tout intérêt à se détacher des États-nations dont elles sont membres. Ces derniers ne leur fournissent plus les éléments essentiels pour leur croissance qu’elles vont chercher dans d’autres métropoles – main-d’œuvre, technologies, capitaux… Au contraire, les États-nations imposent à ces métropoles des transferts de richesse vers la périphérie pour entretenir ses infrastructures et pour y lutter contre la pauvreté. À terme, les États-nations dépériront et les États-régions s’en sépareront, tel est l’espoir d’Ohmae comme du World Economic Forum.

 

L’impossible sécession

Le phénomène ne s’est pas produit, du moins pour l’instant. Au contraire, une cité-État exemplaire, celle de Hong Kong, a été récupérée par la Chine qui resserre peu à peu le collet sur la ville. D’autres vivent dans la crainte de puissantes nations proches comme Bahreïn face à l’Iran. L’analyse d’Ohmae, purement économique, fait l’impasse sur la géopolitique. La puissance dépend de nombreux critères dont la superficie, la profondeur, les ressources, la population… qui tous pèsent en faveur des nations. Imaginer que les métropoles pourraient se débarrasser de leur hinterland relève d’un processus de science-fiction que de nombreux romans et films ont envisagé et qu’ils ont dépeint de façon catastrophique – le règne du chaos ou les menaces d’invasion aux portes de la cité.

Dès lors, les métropoles ne sont pas aussi autonomes qu’il semble. Comme l’a bien montré Gérard-François Dumont, elles font financer leur administration et leurs infrastructures coûteuses par les impôts de l’ensemble du territoire, y compris de la périphérie (voir page 31). Elles restent dépendantes de cette dernière pour de nombreux produits. Si l’on peut envisager de produire en ville légumes ou fruits sous serre, les grandes cultures comme les céréales réclament de vastes espaces. Et, en dépit de leur discours écologiste, elles ont terriblement besoin d’énergie pour le fonctionnement de leurs infrastructures, pour le confort de leurs habitants et pour leur connexion avec le reste du monde ; les économies qu’elles réalisent et les innovations qu’elles envisagent ne suffisent pas, en tout cas pour l’instant ; il faut donc faire venir cette énergie de l’extérieur.

La moindre rupture dans ces approvisionnements provoque de graves difficultés, comme cela a été le cas pour les villes du Nord-Est américain lors des différentes coupures d’électricité qui les ont affectées. C’est que les métropoles sont des mécaniques fragiles. L’idée à la mode selon laquelle elles pourraient se passer du reste du monde est peu crédible. Peuvent-elles même continuer à vivre sur le grand train qui est le leur ? Elles sont menacées par la dégradation de leur environnement et par la fracture sociale qui les traverse et entretient l’insécurité.

 

Aussi la classe aisée des États-Unis est-elle tentée de s’installer dans des banlieues lointaines, quitte à gagner le centre en hélicoptère : elle évite ainsi la pollution (mais la provoque) et se rend de sa résidence sécurisée vers son lieu de travail sécurisé comme elle va d’un aéroport international à un hôtel international. Une façon moderne et originale de faire sécession et de se préserver tout en aggravant les problèmes des autres.

 

  1. Selon le gouverneur du Rhode Island Lincoln Chafee passé des républicains aux démocrates et connu pour ses positions très progressistes sur de nombreux sujets ; preuve que cela ne suffisait pas, il ne put se présenter pour sa réélection en 2014.
  2. 143 % de la moyenne nationale pour les deux premières, 132 pour la troisième. Les chiffres concernent l’année 2005. Source : calculs de l’auteur à partir de l’American Census. En ce qui concerne les activités, les sources viennent du BLS : https://data.bls.gov/cew/apps/data_views/data_views.htm#tab=Tables
  3. Christophe Guilluy, Le Crépuscule de la France d’en haut, Flammarion 2016.
  4. Selon Guilluy, 60 % des immigrés en France sont installés dans les métropoles.
  5. https://www.weforum.org/agenda/2017/01/populism-is-poison-plural-cities-are-the-antidot
  6. Les Échos, 4 janvier 2017.
  7. Op. cit. pages 17 et 23.
  8. Idem page 38.
  9. Les Échos, 15/11/2016.
  10. De l’État-nation aux États-régions, Dunod 1996.
À propos de l’auteur
Pascal Gauchon

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