Etude des actes terroristes et violents survenus en Ukraine et en Russie avant 2022. Si le nord Caucase et l’est de l’Ukraine sont les principales régions touchées, la violence est disséminée sur l’ensemble du territoire.
Article paru dans le N°57 de Conflits.
La carte (qui utilise la projection Craster Parabolic [Putnins P4] vu la forme des territoires concernés) et l’histogramme (qui représente les données disponibles sur diverses actions violentes en Russie et Ukraine avant le début de « l’opération militaire spéciale ») nécessitent quelques commentaires pour être correctement interprétés. En effet, tant l’origine (et la fiabilité) des données, s’agissant de la Global Terrorism Database (GTD, localisée aux États-Unis et financée par des fonds gouvernementaux), que la transparence toute relative des sources russes et ukrainiennes en la matière incitent à une certaine vigilance critique. Cela dit, au moins trois points méritent d’être soulevés concernant ces documents.
Concentration de la violence
D’abord, comme on pouvait s’y attendre, on constate une évidente concentration de la violence dans deux régions : le nord Caucase (surtout Tchétchénie) et les oblasts russophones de l’est de l’Ukraine, ainsi que dans les capitales des deux pays. Toutefois, on y remarque aussi une dissémination de la violence dans l’ensemble des territoires.
Deuxièmement, à cette information spatiale s’ajoute une donnée temporelle capitale qui se dégage de l’histogramme, à savoir que le début des hostilités en Ukraine se situe bien en 2014, et non pas en 2022[1].
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Troisièmement, pour commencer à comprendre les raisons de l’ample distribution des faits de violence dans ces deux pays, il est nécessaire de recourir aux rares études disponibles dans la littérature spécialisée sur le terrorisme traitant de la Russie (sur l’Ukraine les sources sont très rares). Et à cet égard, on dispose d’un article de D. Pluchinsky qui offre une utile analyse des diverses manifestations de la violence au cours de la première décennie de la Russie post-soviétique[2]. Il s’en dégage que, à la différence des configurations habituelles des complexes terroristes, on a ici affaire à trois sortes d’actes qui relèvent plus ou moins du terrorisme. Ainsi, et sans qu’il s’agisse de catégories étanches, tant les cas indécis sont nombreux, cet auteur distingue trois grandes variantes de terrorisme : a) un terrorisme de nature criminelle ; b) des actes qui relèvent de vendettas (associés à des dettes de sang) et c) le terrorisme politique proprement dit. Cette distinction nous aide à comprendre l’ample distribution spatiale des violences mentionnée plus haut.
Différents types de violence
La violence criminelle, qui emprunte ses modes opératoires aux pratiques terroristes ordinaires (bombes, enlèvements contre rançon, assassinats, incendies volontaires, etc.), n’est pas circonscrite aux régions en proie à des conflits ethnopolitique aigus, mais se manifeste avec une intensité variable tout au long des marges méridionales des territoires des deux pays.
Les violences liées à des vendettas, en revanche, trouvent leur origine, surtout dans le nord Caucase où la dette de sang fait partie de la culture dominante. Ce qui n’empêche pas que des actes comme la prise d’otages dans le théâtre Dubrovka à Moscou (23-26 octobre 2002, 130 morts) avec une forte présence de « veuves noires » tchétchènes participent sans doute au moins partiellement de cette catégorie. Ces femmes se distinguent en effet pour être les mères, sœurs, épouses ou filles de combattants morts lors d’affrontements avec les forces russes, ce qui enclenche la logique de vengeance culturellement prescrite. Ce facteur intervient donc notamment dans l’explication d’un certain nombre (difficile à déterminer) des actes localisés dans des villes ou dans des régions autour de la Tchétchénie.
Concernant le terrorisme proprement dit, qui est à distinguer – par exemple – des actes de violence ethnopolitique et étatique qui surgissent en 2014 à l’est de l’Ukraine et qui relèvent davantage de la guerre civile, on se trouve devant une série de difficultés qui rendent l’analyse malaisée. À commencer par le fait que bon nombre des actions ne sont pas revendiquées et/ou qu’il est pratiquement impossible de les attribuer à une quelconque entité connue. Ce problème, que l’on rencontre dans une plus ou moins grande mesure dans tout complexe terroriste, prend ici des proportions considérables, car 49 % des cas ukrainiens et 76 % des incidents russes répertoriés dans la GTD sont dans ce cas. Si l’on y ajoute les noms plus ou moins farfelus qui apparaissent une seule fois dans certaines revendications, on a de bonnes raisons de prendre ces chiffres comme des indications de la présence récurrente d’actions surtout criminelles vaguement déguisées en attentats politiques.
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De ce tableau préliminaire, il est cependant possible de dégager une vision d’ensemble de la situation d’avant 2022.
La zone de forte turbulence du nord Caucase clairement visible sur la carte, avec des ramifications islamistes dans plusieurs républiques d’Asie centrale (surtout Ouzbékistan et Tadjikistan), a fait encore parler d’elle au cours des années suivantes. Notamment lors de l’attentat au Crocus City Hall de Moscou (22 mars 2024, 145 morts)[3], action terroriste à laquelle ont probablement participé, dans une mesure encore pas totalement élucidée, des services ukrainiens et turcs ainsi que des ressortissants tadjiks, chargés de l’aspect pratique. Cette composante transnationale islamiste, couplée à des entreprises étatiques extérieures et pouvant trouver divers relais politiques et criminels locaux, constitue sans doute une particularité de nombreux complexes terroristes apparus en Russie et dont la carte et l’histogramme que nous présentons ici permet de commencer à saisir les caractéristiques spatio-temporelles.
Enfin, sur un plan plus général, concernant la recherche sur le terrorisme, le cas russe (et dans une moindre mesure l’ukrainien) oblige à considérer sérieusement la participation d’actions criminelles dans l’incidence des actes considérés comme terroristes. Enfin, à titre d’hypothèse, on peut penser que dans la phase actuelle de négociations en vue de la cessation des combats, divers acteurs puissent recourir à des actes terroristes divers pour entraver la marche vers la paix. On aura bientôt la réponse à cette interrogation.
[1] Fait documenté notamment par Anne-Laure Bonnel dans son film Donbass (2016), disponible sur YouTube.
[2] Dennis A. Pluchinsky, « Terrorism in the Former Soviet Union : A Primer, A Puzzle, A Prognosis », Studies in Conflict & Terrorism, vol. 21, n° 2, 1998, p. 119-147. Pour les années suivantes, voir : Ekaterina Stepanova, « Terrorism in Post-Soviet Russia. 1990s to 2010s », in : Richard English (Ed.), The Cambridge History of Terrorism, Cambridge University Press, Cambridge, 2021, p. 313-332.
[3] Voir : Conflits Web, « Sur l’attentat de Moscou : entretien avec Daniel Dory », 28 mars 2024, (en ligne).