Trump impose une nouvelle grammaire au monde. Entretien avec Peer de Jong

7 juillet 2025

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : President Donald Trump arrives with Saudi Crown Prince Mohammed bin Salman (AP Photo/Alex Brandon)/HAS106/25134294426199//2505141100

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Trump impose une nouvelle grammaire au monde. Entretien avec Peer de Jong

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Le conflit entre Israël et l’Iran a marqué les esprits par sa violence, ses retournements chocs et sa durée. Douze jours. Un conflit bref, mais riche en enseignements, où le président des États-Unis, Donald Trump s’est imposé en chef d’orchestre des rapports de force. Pour Peer de Jong, ce conflit incarne bien plus qu’un épisode régional : il révèle une recomposition mondiale à l’œuvre, par laquelle Trump veut se placer en architecte d’un nouvel ordre international.

Propos recueillis par François-Xavier Sanzey. Le colonel (er) Peer de Jong est cofondateur et vice-président de l’institut Themiis et professeur associé à l’École de Guerre économique.

Quel enseignement principal tirez-vous de cette guerre de douze jours entre lIran et Israël ?

Ce conflit a été aussi rapide qu’inédit. En apparence, on pourrait croire à une énième montée de tensions entre Téhéran et Tel-Aviv. Mais en réalité, l’acteur décisif, c’est bien Washington, ou plus exactement, Donald Trump, revenu au centre du jeu et qui s’impose comme l’acteur principal au Moyen-Orient. Ce qui frappe, c’est la manière dont il a géré la crise : une frappe américaine en réponse immédiate aux actions israéliennes, puis un arrêt net. Pas d’enlisement, pas de prolongement. Juste une démonstration de force calibrée. Ce modèle n’a rien de conventionnel. Il s’agit d’un usage stratégique de sa puissance, non pour gagner la guerre selon les critères traditionnels, mais pour imposer un rapport de force. Trump agit comme un négociateur. Il pose les conditions d’un futur accord en créant un déséquilibre maîtrisé. Il ne cherche pas la guerre totale. Ce qu’il veut, c’est faire monter les enchères pour mieux en tirer parti par la suite.

Peut-on parler dune victoire en trompe-l’œil  pour Israël ?

Sur le plan militaire immédiat, Israël a atteint ses objectifs.

Il a infligé des pertes à son adversaire, neutralisé des capacités offensives, marqué un premier point dans cet affrontement. Mais c’est en réalité une victoire éphémère. Elle ne règle rien sur le fond. L’Iran, affaibli, se repliera : le régime des mollahs refermera les frontières, musellera l’opposition, achèvera sa chasse aux traîtres, et poursuivra discrètement son programme nucléaire dans lequel il a tant investi symboliquement, technologiquement, idéologiquement, car le nucléaire reste son assurance-vie. Les mollahs savent que s’ils deviennent une puissance nucléaire, ils franchissent un seuil stratégique irréversible.

Certes, les sanctions sont lourdes, et l’économie iranienne souffre, mais le régime reste debout. On gesticulera, condamnera, sanctionnera encore, mais, tant que ce pouvoir reste, la menace est structurelle. L’Iran trouvera les moyens de contourner les obstacles : via la Corée du Nord, le Pakistan, ou d’autres partenaires de l’ombre. Le jour où l’Iran disposera de l’arme atomique, la menace deviendra existentielle et tout l’équilibre de la région basculera. Ce conflit de douze jours, au fond, n’a été qu’un avertissement. Donc ce n’est pas une victoire durable, c’est un sursis.

Quelle est, selon vous, la logique stratégique de Donald Trump dans ce conflit ? Rompt-il avec la tradition américaine au Moyen-Orient ou sinscrit-il dans une continuité ?

Trump ne fait pas que rompre avec la tradition américaine : il invente une nouvelle grammaire stratégique, sous les bons conseils du think tank américain Heritage. L’Europe fonctionne encore selon le modèle clausewitzien, selon lequel la guerre est soit totale, soit absolue.

Ici c’est différent, personne ne peut prévoir Trump, qui reprend la « posture du fou » de Nixon. Cependant, pour le comprendre, il faut voir sa grammaire selon un schéma en trois cercles, trois zones d’intérêt. Ces cercles ne sont pas simplement des axes d’analyse : ce sont les piliers de sa vision du monde.

La grammaire de la puissance de Trump est un schéma en trois cercles

Le premier cercle est géographique. Trump revient à une logique inspirée de la doctrine Monroe : il raisonne en zones d’influence. Son discours inaugural, lorsqu’il évoque le Groenland, le Canada, le Mexique ou le Panama, en témoigne. Il voit les États-Unis comme une puissance enracinée dans un espace, non comme le leader d’un ordre multilatéral abstrait, d’où sa politique isolationniste. Il suit une logique territoriale, très XIXe siècle, ce qui le rapproche, paradoxalement, de Poutine ou de Xi Jinping qu’il comprend : eux aussi raisonnent en sphères géographiques. Néanmoins, il admet les politiques régionales de certains, comme l’Italie, la Turquie, l’Afrique du Sud, qui ont leur propre logique stratégique.

Le deuxième cercle, où side l’essentiel de sa vision, est économique. Trump veut instaurer ce qu’il appelle une « aire de coprospérité ». Il suffit d’écouter son discours lors de sa rencontre à Riyad avec le prince d’Arabie saoudite Mohamed Ben Salmane. Ce n’est pas simplement un slogan marketing, c’est une doctrine : elle repose sur l’idée que la paix ne s’obtient pas par des traités ou des concessions, mais par la prospérité économique partagée, à condition, bien sûr, que cette prospérité soit orchestrée par les États-Unis. Il faut comprendre ce que cela signifie : Gaza, par exemple, pourrait selon lui devenir une sorte de hub économique, une « riviera ».

Il ne propose pas la paix contre la reconnaissance d’Israël, comme l’ont fait ses prédécesseurs, mais contre des investissements, des infrastructures, des emplois. Il considère que si les Palestiniens, ou même les Iraniens peuvent intégrer une dynamique de croissance, ils abandonneront leurs velléités destructrices. Ce n’est pas un raisonnement moral : c’est un calcul d’ingénieur, de businessman. Pour lui, l’Iran devrait rejoindre ce cercle. Ce qui le dérange, ce n’est pas leur régime religieux, c’est leur refus d’intégrer cette logique d’ouverture économique.

Enfin, le troisième cercle, c’est celui de l’influence et de la communication. Trump est un maître en la matière. Il scénarise chaque geste, la veille d’une opération militaire, il joue au golf, prie en Conseil de sécurité, comme pour renforcer sa dimension messianique auprès de son électorat. Il sait que dans notre monde actuel, l’image prime sur l’action, et il n’hésite pas à l’utiliser.

Donald Trump a occupé lespace médiatique à la suite du cessez-le-feu au sujet du prix Nobel de la Paix. Est-ce une obsession sérieuse ou une posture de communication ?

C’est une fixette presque infantile. Trump ne comprend pas pourquoi Barack Obama a obtenu le Nobel en 2009, dès le début de son premier mandat, sans avoir encore rien accompli de concret. Il en ressent une forme d’injustice personnelle. Cette quête du prix Nobel n’est donc pas seulement symbolique : elle devient un objectif stratégique. Il veut être reconnu comme un homme de paix, mais, selon ses propres termes, c’est-à-dire imposer la paix par la force, désamorcer les conflits par le rapport de puissance. C’est l’illustration même de son modèle : dominer pour stabiliser.

Comment expliquer labsence de réaction des pays arabes et de la Turquie face à cette crise ?

Tout était parfaitement maîtrisé. Les grandes puissances sunnites, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ont été consultées. Trump les a appelées, s’est assuré de leur soutien implicite, et ils ont acquiescé, parce que l’affaiblissement de l’Iran est pour eux un objectif partagé. L’Iran a profondément déstabilisé la région au cours des quarante dernières années, via ses réseaux de proxys, que ce soient le Hezbollah au Liban, les Houthis au Yémen ou encore les milices chiites en Irak.

Ces forces chiites ont pesé sur les équilibres sunnites, ont parfois humilié militairement les régimes arabes. Le fait qu’Israël fasse aujourd’hui « le ménage » est vu, par ces pays, comme un soulagement. Quant à la Turquie, elle poursuit ses propres ambitions, elle est déjà implantée en Syrie, elle observe, attend, profite des vides stratégiques. Le Moyen-Orient est une mosaïque de puissances en compétition. Un affaiblissement iranien, c’est une ouverture pour les autres.

Peut-on dire que cette guerre ouvre une nouvelle ère au Moyen-Orient ?

Oui, mais c’est une ère instable. Nous sommes entrés dans une phase de recomposition. Notre modèle multilatéral est à l’agonie, l’ONU est marginalisée, l’OTAN contestée, tandis que l’Union européenne est spectatrice. Un monde de puissances souveraines émerge, avec des zones d’influence, des droits de conquête, des équilibres de force bruts. Trump incarne cette mutation. Il ne croit pas au droit international comme outil de régulation. Il raisonne en termes de puissance. Ce n’est pas une nostalgie impériale : c’est un réalisme brut. Le monde, dont le Moyen-Orient, se réorganise autour de pôles, à savoir les États-Unis, la Russie, la Chine, et chacun entend maîtriser sa sphère d’influence.

Dans cette logique, quel avenir pour Israël et la région ?

Israël reste une puissance militaire régionale de premier plan, mais on ne se rend pas compte en Europe du traumatisme du 7 octobre 2023. Israël est une société blessée, humiliée.

La réponse militaire à Gaza comme l’opération Rising Lion s’inscrit dans cette logique de restauration. Le problème aujourd’hui est tout sauf réglé, car la menace iranienne reste entière. Tant que le régime des mollahs poursuivra sa politique régionale agressive et son programme nucléaire, Israël frappera à nouveau. Au milieu de ce désordre, Trump peut jouer un rôle de régulateur par la force. Clinton a essayé avec les accords d’Oslo, mais sans résultat ; peut-être que cela passera par l’élargissement des accords d’Abraham. Quoi qu’il en soit, Trump est le seul, aujourd’hui, à pouvoir imposer des lignes rouges crédibles dans la région.

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