<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Gettysburg, des chaussures hors de prix

12 décembre 2020

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Photo : Reconstitution d'un épisode de la guerre civile américaine. Photo : Rick Lobs/unsplash
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Gettysburg, des chaussures hors de prix

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Gettysburg est une des plus célèbres batailles de l’histoire, et réputée la plus importante de la guerre de Sécession bien qu’elle ne mette pas fin au conflit. Elle est présentée comme l’ultime occasion pour le Sud de prendre l’ascendant – et l’échec l’aurait condamné, compte tenu de la disparité des forces en présence.

Rien ne prédisposait la petite ville de Pennsylvanie à devenir le théâtre de l’affrontement majeur marquant presque l’exacte bissectrice de la « Guerre civile », dont la première grande bataille eut lieu en juillet 1861 et qui s’acheva en avril 1865. Rien… si ce n’est un stock de chaussures (1), cible de choix pour les armées sudistes, tellement mal équipées qu’elles avaient bien du mal à arborer l’uniforme gris réglementaire. Et le fait qu’y convergeaient les routes reliant les principales villes du Sud de la Pennsylvanie – la ville était en revanche un cul-de-sac ferroviaire.

Bataille de rencontre

De fait, Gettysburg relève des batailles de rencontre, improvisées sur un terrain imprévu. Son scénario est bien connu (voir carte) ; le bilan aussi : les trois jours d’affrontement firent autant de victimes de part et d’autre (23 000 tués, blessés et prisonniers) mais la perte était plus lourde pour les Confédérés – elle représentait un tiers de leurs forces initiales, contre un quart pour l’Union qui pouvait de surcroît compter sur un vivier de recrues potentiellement deux fois plus large. Gettysburg fut une des batailles les plus acharnées de la guerre, certaines unités, tant du Nord que du Sud, ayant subi des taux de pertes inouïs de plus de 80 %, parfois en quelques minutes – notamment celles participant à la « charge de Pickett ».

Cet acharnement exprime la conviction des deux armées que la bataille pouvait changer le cours de la guerre. Est-ce si sûr ? C’était la deuxième incursion en territoire nordiste de l’armée de Virginie du Nord, commandée par le Virginien Robert E. Lee. Lee voulait exploiter sa victoire défensive à Chancellorsville, en avril, remportée à 1 contre 2. Au lieu d’un assaut frontal contre Washington, solidement retranchée, il voulait pousser au nord jusqu’en Pennsylvanie pour menacer des centres urbains moins protégés (comme Philadelphie) et provoquer les Nordistes, en espérant qu’une nouvelle défaite amène Lincoln à ouvrir une négociation.

L’idée d’une « guerre éclair » semblait pourtant aux antipodes de la logique de guerre totale alors suivie par le Nord, qui avait lancé en 1862 l’Acte d’émancipation libérant les esclaves du Sud et incitant leurs propriétaires à se rallier à l’Union, accentuant la dimension idéologique du conflit. Une défaite à Gettysburg n’aurait sans doute pas suffi à faire triompher les « copperheads (2) », d’autant que le 4 juillet Grant prenait Vicksburg, donc le contrôle total de la vallée du Mississippi, coupant en deux la Confédération.

Alors, quand il devint clair, au soir du 2 juillet, que la position nordiste était inexpugnable, pourquoi Lee s’entêta-t-il, malgré l’avis de Longstreet, à lancer les troupes fraîches qui lui restaient dans un assaut « napoléonien » (la « charge de Pickett »), en ayant clairement conscience – ses commentaires en témoignent – qu’il jouait le sort de la guerre à quitte ou double ? Avait-il fini par croire au mythe de son invincibilité et de celle de ses chers Virginiens, comme Napoléon et ses grognards faisaient trembler l’Europe à leur seule apparition ? Au final, il gaspilla une bonne partie de ses meilleures troupes – des vétérans dont les rangs s’étaient déjà clairsemés depuis deux années – et contribua tout au contraire à galvaniser le Nord, dont la presse titra sur la fin de son invincibilité ; avec la victoire de Grant et la mort, à Chancellorsville, de l’autre grand chef sudiste, « Stonewall » Jackson, l’Union put fêter l’Independance Day (3) avec la conviction que la victoire ne pouvait plus lui échapper.

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Occasions manquées

Elle serait peut-être survenue plus tôt si les Nordistes avaient tenté de gêner sa retraite. Mais le général nordiste Meade ne poursuivit pas l’armée de Virginie du Nord « l’épée dans les reins », lui laissant tout loisir de repasser le Potomac pour se réinstaller en position défensive pour couvrir Richmond, la capitale confédérée. Ainsi le tempérament offensif de Lee et son obsession de la « bataille décisive » mit la principale armée de la Confédération en grand péril d’être anéantie. Après Gettysburg, il offrit d’ailleurs sa démission au président Jefferson Davis, qui la refusa – qui mettre à sa place ? Pourtant, Lee était-il un si bon général ou a-t-il bénéficié de la pusillanimité de ses adversaires jusqu’à la nomination de Grant ?

Habile tacticien dans la défensive, Lee s’est révélé un médiocre stratège offensif, incapable surtout d’imposer son plan d’opération à ses subordonnés. En 1863, il laisse Jeb Stuart, le brillant chef de sa cavalerie, caracoler à sa guise en territoire ennemi, se privant d’informations précieuses sur l’ennemi et d’une force mobile aux premières heures, cruciales, de la bataille ; il prévoit une concentration pour livrer bataille à Cashtown, mais soutient finalement la reconnaissance de Hill et Heth sur Gettysburg, 13 km plus à l’est, le 1er ; le même jour, il demande à Ewell de prendre les collines au sud de la ville, tout en lui laissant une marge d’appréciation qui justifiera l’inaction de son subordonné, permettant au général Hancock, qui a immédiatement perçu la force « naturelle » de la position nordiste, de s’accrocher au terrain en attendant des renforts qui mettront en échec les offensives sudistes le lendemain (au plus fort de la bataille, ce sont 90 000 Fédéraux qui s’opposent à 75 000 Sudistes, au mieux) ; il laisse également ses chefs de corps organiser les attaques du 2, qui seront déclenchées bien tard – pas avant 16 heures – et insuffisamment coordonnées, permettant aux Nordistes d’envoyer des renforts pour contrer l’attaque principale, au sud, depuis des points moins exposés de leur ligne.

Que pouvait espérer le Sud si Lee avait davantage préservé ses forces ? Le déséquilibre des forces économiques et démographiques semblait condamner la Confédération, pourtant quelques jours après Gettysburg, l’Union imposa le service militaire obligatoire avec tirage au sort pour étoffer ses armées désormais engagées sur au moins trois fronts. À New York, le premier tirage au sort provoqua des émeutes (Draft riots, 13-16 juillet) ; des Noirs furent lynchés par la foule qui pendit aussi l’effigie de Lincoln. L’armée du Potomac intervint brutalement – 1 000 morts en une semaine de répression. Combien de temps l’opinion nordiste aurait-elle supporté une guerre si le Sud avait continué à mettre en échec ses armées ? Lincoln sera réélu en 1864 (4) parce qu’après la chute d’Atlanta en septembre, la guerre touchait manifestement à sa fin ; en aurait-il été de même sans l’usure prématurée de ces « batailles décisives » tentées en 1862 et 1863 ?

Évidemment, on sait depuis l’Antiquité que la stratégie d’un Fabius Cunctator (5) est toujours plus difficile à faire accepter que la promesse d’une victoire glorieuse… qui se termine pourtant, pour au moins un des camps, en désastre de Cannes ou en victoire « à la Pyrrhus ».

  1. C’est en tout cas l’objectif assigné par le général Heth, à en croire ses Mémoires, à la brigade Pettigrew envoyée le 30 juin vers Gettysburg.
  2. Surnom donné par les républicains aux partisans d’une négociation avec le Sud par analogie avec la vipère cuivrée.
  3. Le 4 juillet est la fête nationale américaine, commémorant la proclamation de l’indépendance, en 1776.
  4. Il l’emporte dans 22 des 25 États faisant alors partie de l’Union, mais avec 55 % du vote populaire.
  5. Consul romain nommé dictateur en 217 av. J.-C. et pratiquant contre Hannibal une stratégie d’attrition qui lui valut le surnom de « cunctator» (temporisateur).
À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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