Illusion et désillusion d’une Grande Syrie arabe

1 juin 2021

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Illusion et désillusion d’une Grande Syrie arabe

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La Syrie et le Liban sont deux régions où la France dispose de liens historiques et culturels importants. Durant la Première Guerre mondiale, elle a tenté de faire valoir ses intérêts en permettant la création d’une Grande Syrie arabe. Une tentative qui a certes échoué, mais qui a malgré contribué à façonner le visage actuel de la région.  

 

Durant la Première Guerre mondiale, les Arabes rejoignent la Grande-Bretagne et la France contre l’Empire ottoman. En contrepartie, les Hachémites espèrent pouvoir obtenir l’autonomie voire l’indépendance d’une partie de la région. Ainsi, la correspondance MacMahon-Hussein puis les accords Sykes-Picot officialisent une nouvelle carte de l’Orient. Pourtant, lors de l’été 1920, la fin des espoirs hachémites et la chute de l’émir Fayçal sont confirmées, marquées par la bataille de Khan Mayssaloun. 

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Dans cette période, plusieurs acteurs se distinguent. Il existe une véritable opposition entre le général Henri Gouraud et l’Émir Fayçal. Le premier est un officier colonial français, envoyé en novembre 1919 en Syrie afin de permettre à la France de jouir de ses intérêts privilégiés. Or, l’Émir Fayçal, fils du chérif Hussein de la Mecque, a des desseins antinomiques dans la région. Ce dernier, particulièrement proche de T.E Lawrence, défend les territoires offerts aux Arabes après la Grande Guerre. De même, la diplomatie française est divisée elle-même sur la question des aspirations arabes et du soutien éventuel à leur apporter : Robert de Caix, journaliste et diplomate, s’oppose à l’Émir et ne peut prévoir un Levant français (territoire comprenant la Syrie, le Liban et la Palestine) avec une présence hachémite tandis que les colonels Édouard Cousse ou Antoine Toulat, officiers de liaison français auprès de Fayçal, défendent une Syrie chérifienne proche de la France. Georges Clemenceau, président du Conseil, est aussi en faveur d’une collaboration et négocie à deux reprises avec l’Émir. Les négociations mènent à un accord provisoire le 6 janvier 1920. Cette date marque le début de notre recherche où nous essayons d’expliquer pourquoi la diplomatie française abandonne le projet chérifien de Grande-Syrie au profit d’un Grand Liban et d’un territoire syrien morcelé. 

 

  • Comment les Français perdent-ils confiance dans l’émir Fayçal ?

  • Le retour de Fayçal en Syrie après l’accord du 6 janvier 1920

 

Le 6 janvier 1920, Georges Clemenceau signe un accord provisoire avec l’Émir Fayçal permettant la reconnaissance du pouvoir hachémite en Syrie. Cependant, l’accord ne prévoit ni frontière ni fonctionnement politique. Il est gardé secret le temps que Fayçal rentre en Syrie, afin d’exposer les conditions à son gouvernement. Gérard D. Khoury a longuement travaillé sur l’accord, qu’on peut retrouver dans Une Tutelle coloniale, et démontre bien que cet accord a été signé par les deux parties. Le gouvernement Clemenceau souhaite alors permettre un découpage en deux de la Syrie : une région réservée au Liban, à dominante maronite, et une seconde région hachémite où peut régner l’émir Fayçal. La France suit alors le dessin frontalier proposé par l’accord Sykes-Picot. De plus, Georges Clemenceau garantit que la France n’aurait qu’un rôle de conseiller et ne mettrait pas en place une administration directe. L’émir Fayçal est ainsi satisfait de cet accord lors de son retour en Syrie mi-janvier 1920. 

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Le 14 janvier, Fayçal, le fils du Chérif Hussein, débarque à Beyrouth où il est reçu par Henri Gouraud qui a une bonne opinion de lui. Pierre Lyautey rappelle alors que le Haut-Commissaire lui a remis la plaque de Grand Officier de la Légion d’Honneur en 1918 à Obernai . Cependant, depuis plusieurs semaines, les troupes françaises sont particulièrement attaquées dans la région de Saïda. Le Général Gouraud demande alors à Fayçal un retour à l’ordre rapide.  L’émir explique : « Cela va être fini tout de suite puisque tous les attentats ont été commis sur mon ordre. J’ai voulu montrer au Gouvernement français qu’il fallait composer avec moi. Mais maintenant j’arrêterai les troubles que j’ai provoqués ». Fayçal arrive le 18 janvier à Damas où il convoque son gouvernement, le 20 janvier, afin de partager les conditions de l’accord du 6 janvier. Souriya Wa Al Ahd Al Fayçali, proche de l’émir et participant aux voyages à Paris, décrit l’atmosphère après l’exposé de l’émir « Quand il eut terminé, il y eut un silence consterné de la part de l’assistance. L’émir se tut également. La séance fut levée sans qu’aucune décision ne fût prise ». Pour rassurer ses collaborateurs, Fayçal indique n’avoir signé aucun papier avant de leur avoir exposé les conditions. Il revient aussi sur les différents troubles, il demande leur arrêt selon le lieutenant Cousse. De même, l’émir souhaite dissoudre l’ensemble des comités politiques. Henri Gouraud dans un télégramme du 24 janvier 1920, affirme que l’émir n’est pas écouté par sa base : « Les dispositions de l’émir sont excellentes, sa loyauté ne fait de doute pour moi, mais il cherche toujours à faire plaisir, il est donc faible ». Ainsi, dès le 25 janvier, le Haut-Commissaire se demande si la France ne doit pas intervenir en Syrie pour récupérer les territoires promis. D’autant que de nouveaux troubles ont lieu à Antioche le 29 janvier. La France s’inquiète surtout d’une union de forces entre l’émir Fayçal et l’ennemi de la France au Levant : la Turquie kémaliste. Mustafa Kemal engage une riposte armée en Cilicie depuis 1919. Le général turc écrit notamment un appel au peuple syrien musulman indiquant que « les Français sont les microbes de l’humanité et de la civilisation musulmane » et appelle à la Guerre sainte. Le retour de l’émir en Syrie n’est donc pas conforme aux attentes françaises du 6 janvier 1920. 

 

  •  Fayçal perd le contrôle des Hachémites

 

Selon Fayçal, la France ne respecte pas ses engagements de janvier 1920. Depuis l’automne 1919, les troupes d’Henri Gouraud doivent évacuer la Bekaa. Chérif Djemil est envoyé à Beyrouth pour rencontrer le Haut-Commissariat français. Il rappelle qu’une commission mixte franco-chérifienne doit être mise en place dans la Bekaa pour permettre le départ des troupes, mais aussi empêcher les violences chérifiennes. Pour Henri Gouraud, cette commission est faible. D’autant que ni la Croix-Rouge américaine, présente sur place, ni les populations chrétiennes ne souhaitent une évacuation des Français. Afin de permettre une avancée des négociations, Fayçal cherche à montrer ses actions depuis son retour de France : il écrit ainsi une lettre à Clemenceau le 7 février 1920. L’émir rappelle sa loyauté à la France, mais il fait face à une volonté de la population de mettre en place une administration directe. Il souhaite ainsi que la France s’exprime clairement sur la place des conseillers dans l’administration syrienne, mais aussi sur les futures frontières de l’État du Liban. Or, Georges Clemenceau, allié de Fayçal, a perdu la présidentielle française le 17 janvier 1920 ce qui conduit à son départ du gouvernement. Le Bloc national, mené par Alexandre Millerand, devient majoritaire et gouverne le pays. Ce dernier est moins favorable à une entente avec les Hachémites : l’émir perd un nouveau partenaire et s’isole davantage. 

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On peut s’interroger au sujet de l’inaction d’Henri Gouraud et des troupes françaises en Syrie. Le Haut-Commissariat manque d’hommes. Théoriquement, depuis le 1er novembre 1919, les troupes britanniques, présentes depuis la fin des combats en octobre 1918, auraient dû être remplacées par des troupes françaises. Cependant, Henri Gouraud n’a pas reçu autant d’hommes que prévu. Selon le ministre de la Guerre, André Lefèvre, il dispose même d’un nombre de bataillons, d’escadrons et de batteries inférieurs à celui de son arrivée. Il n’aurait que 35.000 hommes contre 41.000 en novembre 1919. De plus, la France mène deux fronts : face à la Syrie hachémite, mais aussi en Cilicie face aux troupes kémalistes. Attaquer Fayçal pourrait conduire à une avancée des troupes kémalistes et à une défaite humiliante de la France. Pourtant, le 10 février, Alexandre Millerand déclare à Henri Gouraud vouloir répondre aux attaques kémalistes et chérifiennes. Il promet ainsi au Haut-Commissaire de lui envoyer rapidement davantage d’hommes. Dans le même temps, l’émir Fayçal continue à s’isoler de sa base puisque dans le numéro 304 du journal arabe le Moudif, organe de comité de la défense nationale hachémite, son père, le Chérif Hussein, indique ne reconnaître aucun traité, y compris ceux signé par Fayçal. L’émir est ainsi abandonné par son propre père

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Fayçal cherche toujours à présenter un bilan positif aux Français. Il décrit ainsi à Henri Gouraud, le 12 février 1920, ses efforts afin de contenir « l’effervescence politique ». L’émir indique aussi l’influence qu’il a sur les populations locales. Il cherche alors à montrer que si les Français souhaitent s’installer en Syrie, ils doivent collaborer avec lui. Fayçal leur demande de rassurer la population sur le rôle du mandataire dans l’administration. Le Haut-Commissariat devrait indiquer le rôle des conseillers, mais aussi les futures frontières du Liban. Pour Henri Gouraud, Fayçal renégocie seulement les clauses qui ne l’arrangent pas et joue un double jeu : « […] c’est toujours la même chose, il n’arrive pas à se faire obéir […]. D’ailleurs, il faut reconnaître que les discours guerriers prononcés par l’émir à son dernier voyage à Alep n’étaient pas faits pour calmer les esprits. » Le Haut-Commissariat commence donc à se fatiguer de courir après un partenaire qui ne cherche pas à faire des concessions. L’attitude de Fayçal est ambigüe. On pourrait croire qu’il souhaite une entente avec la France selon l’accord du 6 janvier 1920, tout en s’éloignant afin de renforcer sa légitimité auprès de la population syrienne. 

 

  • Pourquoi l’émir Fayçal se fait-il couronner roi de Syrie ?

  •  Le Congrès syrien de mars 1920 et le couronnement de Fayçal Ier

 

Le 8 mars 1920, à Damas, le congrès syrien a proclamé l’indépendance de la Grande-Syrie réunissant la Syrie, la Mésopotamie, la Palestine et le Liban. Fayçal devient roi de ce nouvel État. Les officiers de liaison français, pourtant censés être informés, ont également été surpris des conclusions du Congrès. Les deux lieutenants assistent au Congrès puis aux manifestations qui suivent. Ils décrivent à Henri Gouraud une manifestation d’enthousiasme où la France a également été célébrée par leur présence. Le Haut-Commissaire s’indigne en réponse à leur télégramme le 10 mars 1920 « Les événements ont marché plus vite que vous ne paraissiez le supposer à votre dernier voyage. Je ne vous cache pas que je suis fort mal impressionné de la façon dont les choses se sont passées ». Pour la France, le Congrès vient de confirmer la volonté de Fayçal de ne plus suivre les conditions de l’accord du 6 janvier. De plus, la Grande-Bretagne est également surprise des conclusions concernant la Palestine et la Mésopotamie dont les Britanniques ne souhaitent pas une intégration à la Grande-Syrie. L’intégration de la Palestine à celle-ci est contraire aux aspirations britanniques à la formation d’un foyer national juif.  

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Pourtant, Antoine Toulat affirme à Henri Gouraud que Fayçal veut diminuer les hostilités contre la France et indique que l’émir souhaite se rendre en France afin d’expliquer la volonté des Hachémites en Syrie. Pour l’officier, Fayçal pourrait jouer sur l’opposition des partis syriens afin de faire accepter l’accord du 6 janvier. L’émir cherche alors à montrer que le couronnement n’est qu’une étape dans l’acceptation de la politique de collaboration avec la France et non une rupture. Néanmoins, cette collaboration doit passer par une reconnaissance de son titre de roi de Syrie. Antoine Toulat affirme même que la France pourrait gagner en sympathie auprès des populations en le reconnaissant. Henri Gouraud ne peut accepter les conclusions du Congrès, en raison de la supériorité des sunnites sur les autres communautés religieuses (13 représentants sunnites pour 200 000 croyants, 1 représentant chiite pour 100 000 croyants, 2 représentants chrétiens pour 51 000 croyants. Les Druzes n’ayant aucun représentant). Dans ce cadre, Fayçal ne peut être reconnu en tant que roi qu’à travers une élection.

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Toutefois, les décisions du Congrès sont particulièrement célébrées dans la zone occupée par les Français. Les mosquées de Tripoli, Beyrouth ou Lattaquié affichent le drapeau du Hedjaz. A contrario, les chrétiens s’indignent du Congrès et le patriarche maronite Houayek appelle à ne pas en reconnaître les conclusions et souhaite une indépendance complète du Liban. Le Haut-Commissariat comprend alors que l’opposition aux chérifiens pourrait également devenir une opposition religieuse. Fayçal en est conscient. L’émir promet ainsi l’indépendance du Liban, mais estime surtout suivre la politique européenne. Il se réclame de la Déclaration des gouvernements français et britannique du 7 novembre 1918, permettant l’établissement d’un gouvernement et d’une administration indigènes. L’émir ne souhaite donc pas s’opposer aux Européens, mais permettre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans les zones qui leur étaient promises. Le haut-commissaire britannique en Égypte, Edmund Allenby, prie alors les Français de s’entendre rapidement avec Fayçal afin d’éviter des troubles dans la région. L’émir a pertinemment utilisé les manœuvres franco-britanniques pour défendre la cause hachémite. Cependant, il est facile d’imaginer que la réponse européenne est rapide. 

 

  •  La réponse franco-britannique aux Hachémites

 

Après le couronnement de Fayçal, Henri Gouraud félicite personnellement l’émir. L’Arabe, bon diplomate, remercie le Haut-Commissaire et affirme la possibilité d’une entente franco-hachémite : « Je suis très touché des félicitations personnelles que vous avez bien voulu me faire parvenir à l’occasion de l’indépendance de mon Pays et de mon avènement au trône de la Syrie. Les circonstances dans lesquelles nous nous sommes connus et la grande estime que j’ai pour le glorieux mutilé de Gallipoli me rendent ces félicitations aussi précieuses que si elles étaient officielles. Je suis toutefois convaincu, que, devant l’évidence de nos bonnes relations et de la sincérité de notre désir de nouer avec la France des attaches qui répondent à l’intérêt de nos deux Pays, le Gouvernement de la République, non seulement reconnaîtra sous peu l’indépendance qui vient d’être proclamée, mais aidera encore la Syrie à prendre, au milieu des pays civilisés la place qu’elle a méritée par ses efforts héroïques durant la guerre. » 

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On comprend que l’émir souhaite s’entendre avec la France et Henri Gouraud en rappelant d’une part le passé glorieux du général, mais aussi les accords et les ententes. La France, pays civilisé et modèle, doit permettre à son jeune État de se constituer et de trouver son indépendance. L’émir défend ainsi un royaume arabe dualiste : d’une part la Syrie et la Palestine sous tutelle française et d’autre part, la Mésopotamie sous tutelle britannique. En somme, Fayçal ne fait que suivre les frontières dessinées par l’accord Sykes-Picot. 

Robert de Caix, diplomate français et futur secrétaire général du Haut-Commissariat d’Henri Gouraud, hostile aux Chérifiens, s’inquiète des conséquences et décrit la réaction des Libanais dans une lettre à Philippe Berthelot, diplomate français du Quai d’Orsay : « La déclaration de Damas a eu au Liban un très grand retentissement, grâce surtout à la faiblesse de Cousse et de Toulat, qui ont solennellement assisté à la déclaration de Faysal. Tout le monde a cru en Syrie que nous étions « de mèche » avec l’Émir, et que nous abandonnions le Liban. Le Conseil administratif, c’est-à-dire le semblant de Parlement libanais, a voulu protester. Puis, lorsqu’il a vu que la protestation pouvait mettre en mouvement des éléments qui lui sont hostiles, […]. Nous lui avons alors signifié qu’après avoir annoncé des manifestations, il fallait les faire, sous peine de décourager l’opinion libanaise, et de paraître s’incliner devant les déclarations de Damas fort équivoques en ce qui concerne le Liban. Hier, cette manifestation a eu lieu à Baabda, capitale du Liban et bien préparée, conduite avec une certaine autorité, elle a abouti exactement à l’ordre du jour que nous voulions, et a choisi comme drapeau du Liban, le tricolore, avec le cèdre ». Alors que la tension est forte afin de revoir les conclusions du Congrès et permettre aux Européens de reprendre la main sur la région. Dans ce contexte, la Grande-Bretagne s’inquiète également des conséquences du Congrès. George Curzon, Secrétaire d’ État aux Affaires étrangères britanniques, propose donc de régulariser la situation de Fayçal lors de la prochaine réunion de la Conférence de la Paix. Elle se déroule le 19 avril à San Remo, en Italie. La France et la Grande-Bretagne sont prêtes à reconnaître Fayçal s’il vient à la Conférence de la Paix et accepte plusieurs conditions : la validation de son élection par une procédure constitutionnelle où l’ensemble des Syriens serait représenté, acceptation de négociations séparées avec le gouvernement français en Syrie et au Liban et avec le gouvernement britannique en Mésopotamie et en Palestine. En attendant son voyage en Europe, les subsides franco-britanniques sont suspendus. 

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Malgré les événements, Antoine Toulat garde confiance dans l’émir. Il indique que ce dernier souhaite partir en Europe le plus rapidement possible, mais son entourage a peur qu’il soit gardé contre son gré. Ainsi, Fayçal demande à être reconnu souverain de Syrie afin de pouvoir partir. Le 2 avril 1920, il écrit une déclaration aux gouvernements français et britannique : « Je vous certifie que les Arabes, en Syrie et en Mésopotamie, sans distinction de religion, sont d’accord pour demander l’indépendance et l’unité de leur pays […]. D’autre part, répondant à l’invitation du gouvernement anglais de venir en Europe pour y être présent lors de la discussion du traité de paix avec la Turquie, je désire m’y rendre aussitôt que j’aurai reçu de la part des gouvernements anglais et français des déclarations, officielles, du moins personnelles, annonçant la reconnaissance de notre indépendance ». Fayçal pose ainsi un dilemme : si les Européens souhaitent conserver la paix en Orient, il est impératif de passer par lui. D’autant plus qu’il serait soutenu par toutes les confessions. Sans quoi, non seulement les Arabes pourraient se retourner contre leurs anciens alliés, mais les Turcs pourraient aussi se rapprocher des Arabes. 

La Conférence de San Remo commence le 19 avril 1920. Elle ne concerne pas seulement l’Orient, mais elle permet d’officialiser les mandats français et britanniques. Pourtant, elle est particulièrement critiquée par les figures du nationalisme arabe comme Michel Loutfallah, président de l’Union syrien qui indique le 26 avril 1920 : « La Conférence de San Remo conduit à un démembrement de la Syrie dans son intégrité politique, géographie, ethnique ». De même, la délégation du Hedjaz proteste contre les décisions de San Remo, le 30 avril 1920, indiquant que les Européens ne suivent pas les promesses de « self determination » faites aux populations anciennement gouvernées par les Ottomans. Edmund Allenby est alors chargé par les gouvernements de communiquer les conclusions de la conférence à Fayçal. Il demande à l’émir de se rendre fin mai en Europe afin d’indiquer les volontés du peuple arabe lors de la prochaine réunion de la Conférence de la Paix. Fayçal qui après le couronnement, avait réussi à reprendre la main sur les événements se retrouve fragilisé par les conclusions de San Remo. Isolé des Européens et soutenu par une frange hachémite extrémiste, il envisage la guerre comme seule issue.  

 

  • Comment la France règle-t-elle la question hachémite ?

  •  Bataille franco-chérifienne : la chute de l’illusion hachémite

 

À la fin du printemps 1920, les tensions sont vives. La conférence de San Remo, à la suite du Congrès syrien, a conduit à des tensions de part et d’autre. Deux options peuvent permettre une sortie de crise : le voyage de Fayçal en Europe ou un affrontement franco-hachémite. L’émir indique à Henri Gouraud sa volonté de venir en Europe, mais rappelle à la France qu’elle doit suivre les conditions de l’accord du 6 janvier. Pourtant, le Haut-Commissaire refuse de le laisser partir, car il est conscient que les hostilités reprendront contre les troupes françaises dès qu’il montera dans le bateau. L’émir doit alors promettre l’arrêt des bandes armées et permettre à la France d’utiliser le chemin de fer vers Alep et la Cilicie. Cette demande est récurrente : les Hachémites bloquent les voies ferrées permettant aux troupes françaises de rejoindre plus rapidement la Cilicie où ils combattent les Kémalistes. Robert de Caix souhaite que la France agisse militairement contre l’émir afin de reprendre la Syrie par la force. Alexandre Millerand est d’accord avec Robert de Caix, devenu le secrétaire général du Haut-Commissariat puisqu’il promet d’abord à Henri Gouraud davantage d’hommes et cherche dans le même temps à trouver un accord de cessez-le-feu avec Mustafa Kemal. De plus, le 27 mai, il demande à Henri Gouraud de préparer une action nécessaire à la défense des intérêts français et de lui indiquer quels sont les besoins du Haut-Commissariat. On comprend alors que la France prépare l’offensive contre l’émir. L’attaque est imminente, le cessez-le-feu n’étant que temporaire.  

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Fayçal est conscient que ses heures sont comptées en tant que roi de Syrie. Il écrit le 8 juin 1920 à Lloyd George, Premier ministre britannique, indiquant que les Français sont actuellement en train d’armer les chrétiens dans la zone ouest contre les musulmans. Il appelle alors les Britanniques à aider ses sujets musulmans et explique ne pas pouvoir se rendre en Europe avant un retour au calme dans la région. Concrètement, il rejette la responsabilité sur les Français : ce sont eux les instigateurs des violences dans la région. Il s’affiche aussi comme l’acteur de l’unité religieuse tandis que la France divise et défend surtout les chrétiens. Fayçal organise aussi une action de grande ampleur contre la France. Le 10 juillet, huit des douze membres du Conseil administratif libanais, pro-Hachémite, sont arrêtés. Ils ont été financés par les Chérifiens afin de prêter allégeance à Fayçal puis se rendre à la Conférence de la Paix où ils auraient indiqué la volonté du Liban de faire partie de la Grande-Syrie hachémite. Parmi les membres achetés, on retrouve plusieurs membres de la famille du patriarche maronite. Ce dernier s’offusque, indirectement, immédiatement « Profondément indigné de l’acte inqualifiable de quelques-uns des membres du Conseil administratif du Liban, je viens, au nom du Patriarche maronite actuellement dans la Montagne, protester auprès de Votre Excellence de la fidélité de tout le peuple et du clergé maronite à la France et de leur indignation contre un acte de folie qu’ils renient et flétrissent unanimement. » Les Hachémites s’indignent de cet événement, mais afin de critiquer l’excès d’autorité française. Le Chérif Hussein écrit au secrétaire général de la Société des Nations, Éric Drumond « l’arrestation par autorités françaises des membres du CA libanais élus légalement par le peuple ainsi que leur emprisonnement et leur renvoi devant un conseil de guerre est une injure à toute justice et au droit des gens. » 

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Cet acte provoque la fureur du Haut-Commissariat qui décide d’envoyer un ultimatum le 13 juillet à Fayçal. S’il souhaite partir en Europe, il doit accepter l’ensemble des conditions. Sans réponse de sa part le 18 juillet, Henri Gouraud donnera l’ordre de marche à ses troupes. Les conditions sont les suivantes : disposition de la voie ferrée Rayak-Alep, abolition de la conscription, acceptation du mandat français, acceptation de la monnaie syrienne, châtiment des coupables. Le 20 juillet, Henri Gouraud ne reçoit aucune réponse et ordonne alors aux colonnes dirigées par le général Goybet d’avancer. Fayçal accepte immédiatement les conditions, mais le Haut-Commissariat demande désormais le désarmement des nationalistes. L’émir ne peut accepter de nouvelles conditions et fuit vers le sud. Le 21 juillet, un avion de reconnaissance français est abattu par les Hachémites. La bataille de Khan Mayssaloun débute. Le 24 juillet, Henri Gouraud informe le ministère des Affaires étrangères de l’issue des combats : face aux troupes chérifiennes et bédouines armées de mitrailleuses et de canons, le Haut-Commissariat a mobilisé la 415e de ligne, le 2e tirailleur algérien, le 10e et 11e tirailleur sénégalais ainsi qu’un régiment de spahis marocains et de l’artillerie. Les combats ont alors duré huit heures avant d’être remportés par les Français. Les pertes françaises se chiffrent entre 50 et 150 hommes contre. Le 26 juillet, l’émir Fayçal est déchu de son titre de roi et un nouveau gouvernement syrien est nommé. La Grande-Syrie n’est désormais plus qu’une illusion. 

 

  •  Que faire de la Syrie ?

 

Henri Gouraud entre à Damas le 7 août 1920. Il ne reçoit pas un accueil enthousiaste comme c’est le cas à Zahlé. Pourtant, il décrit aux Affaires étrangères une impression favorable. La victoire française satisfait essentiellement les communautés chrétiennes comme à Alep. La communauté musulmane se manifeste peu, bien que certains musulmans étaient lassés des Chérifiens et des nombreux emprunts. Le Haut-Commissariat doit désormais rassurer les populations syriennes qui ont entendu depuis presque deux ans de fausses informations sur l’occupation française. Il écrit ainsi une longue proclamation où il indique la volonté du mandataire : « On vous a dit que la France voulait vous coloniser, vous asservir. Mensonge ! […] Elle a le désir et le devoir de remplir ce mandat, mais fidèle à son passé général, elle voit dans l’accomplissement du mandat, l’intérêt, la prospérité du pays, sous la garantie de l’Indépendance des populations syriennes, déjà reconnue, solennellement. Elle veut donner l’aide de ses techniciens pour mieux organiser les Services généraux et de ses capitaux pour faire fructifier les richesses locales. Respectueuse de toutes les libertés et en particulier de la liberté de conscience, la France la garantira à tous sans exception, mais ne permettra pas qu’une confession empiète sur les droits des autres. Elle entend laisser les autorités locales exercer leurs pouvoirs, mais à la condition que ce pouvoir ne s’exerce pas contre elle au mépris des engagements contractés ». Henri Gouraud doit donc convaincre que la France ne cherche pas à coloniser, mais à faire prospérer la Syrie. Il nomme ainsi rapidement un gouvernement syrien puis quelques mois plus tard après le colonel Georges Catroux est envoyé à Damas. L’objectif est de permettre l’existence d’une administration directe et de réduire le rôle des conseillers français. 

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Pourtant, dès septembre 1920, les Syriens se sentent délaissés au profit des Libanais. En effet, le 1er septembre 1920, le Haut-Commissariat proclame l’indépendance du Grand-Liban. Ce nouvel État ajoute au Mont-Liban de nombreux territoires syriens : la vallée de la Bekaa, la région de Tripoli ou de Saïda. A contrario, la Syrie est morcelée en plusieurs petits États : le territoire des Alaouites, le Djebel Druze, l’État de Damas et l’État d’Alep. Ce projet a été pensé par Robert de Caix dès le 17 juillet 1920. Il explique vouloir détruire le dessein chérifien en divisant la Syrie en plusieurs régions où les sunnites seraient minoritaires. Les minorités religieuses de Syrie deviendraient alors majoritaires au sein de chacun de ses territoires : c’est le cas des Alaouites ou des Druzes, mais surtout des Maronites au Grand-Liban. L’historienne Julie d’Andurain décrit alors parfaitement la défaite chérifienne à Khan Mayssaloun. Fayçal en perdant face à Henri Gouraud prend des allures de héros romantique. A contrario, Henri Gouraud donne l’image d’un colonisateur du XIXe siècle, un Goliath sans scrupule, un croisé. Cette image reste attachée au Haut-Commissaire dans les milieux nationalistes arabes jusqu’à son départ en 1923. 

Conclusion 

La France n’a pas souhaité s’opposer au dessein hachémite. Il serait faux de penser qu’Henri Gouraud a seulement agi comme un colonisateur. Longtemps, la diplomatie a cherché à s’entendre avec Fayçal. C’est ce qui a conduit à l’accord du 6 janvier. Or cet accord provisoire ne pouvait être accepté par les extrémistes chérifiens qui ont pris le pouvoir en Syrie. Fayçal se retrouve donc entre deux partis qui ne peuvent s’entendre. Que faire ? Imposer l’accord et donc ne plus suivre la volonté du peuple qu’il gouverne ou ne pas suivre l’accord et donc entrer en conflit avec la France ? L’émir a choisi la seconde solution. 

De son côté, la France ne pouvait pas ne pas agir. Les intérêts de la France au Levant étaient supposés être supérieurs à l’entente avec les Chérifiens. Négliger la région pouvait conduire à une suprématie britannique et donc à une perte de son influence. Par le Levant, la France a cherché à conserver sa puissance coloniale. Souvent, on peut lire dans les textes des partis coloniaux que sans le Levant, d’autres colonies françaises pourraient ensuite tomber dans le nationalisme arabe. Henri Gouraud, officier colonial, comprenait l’importance d’établir un pré carré français dans la région. Par le sang, il a donc imposé la puissance française. 

À propos de l’auteur
Pierre Czertow

Pierre Czertow

Pierre Czertow est doctorant en troisième année en Histoire contemporaine à l’Université de Lorraine et en cotutelle avec l’USEK au Liban. IL travaille sur la question des relations entre le Haut-Commissariat français au Liban et les Maronites entre 1919 et 1925.
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